Des employeurs qui donnent des primes aux salariés qui dorment sept heures par nuit. D’autres qui financent la recherche pour trouver le moyen de réduire le sommeil tout en préservant la productivité… Aujourd’hui, le big business négocie même avec le marchand de sable.
De prime abord, rien que de très classique : un tourniquet à l’entrée, des bureaux organisés en open space, une machine à café, des gens en costume et tailleur qui discutent dans l’ascenseur, l’ordinateur calé sous le bras… Nous sommes chez Renault, sur le site du Plessis-Robinson, où travaillent 2 000 personnes, essentiellement des commerciaux du constructeur automobile. Mais, au détour d’un couloir, derrière une porte qu’on aurait pu facilement manquer, une expérience bien plus originale attend le visiteur. Philippe Brismontier, directeur des établissements Renault en Ile-de-France, nous avertit : « A partir de maintenant, il ne faut plus faire de bruit. » La vue met quelques secondes à s’adapter à la pénombre. Dans la faible lumière qui alterne entre le violet et le rouge, on distingue sept cabines. L’épais rideau de l’une d’entre elles étant entrouvert, on y aperçoit un fauteuil, très design, incliné à l’horizontale. On hésite : des tables d’esthéticienne, pour se faire épiler entre deux « conference calls » dans une ambiance «lounge» ? Une réplique du sulfureux «quartier Rouge» d’Amsterdam ? Non, une salle de sieste.
S’ils sont bien, ils travailleront bienFin 2014, Renault a investi – environ 100 000 € tout de même – dans l’installation de cette «calm zone» ultrasophistiquée, où les collaborateurs peuvent à loisir, et sans vergogne, s’adonner à un roupillon de vingt minutes. Au-dessus de chaque cabine, un ingénieux système de loupiotes permet de savoir à quel stade de sa sieste se trouve le dormeur qui vous précède. « Une lampe s’éteint toutes les cinq minutes, chuchote notre guide. S’il n’en reste plus que deux allumées, vous savez que la cabine va se libérer dans dix minutes. » Un quadragénaire sort d’un pas alangui, les yeux ensuqués. Comme lui, 40 salariés en moyenne s’interrompent chaque jour dans leurs e-mails ou présentations PowerPoint pour venir s’allonger dans cette drôle d’ambiance tamisée. Pas encore l’émeute, mais le chiffre est stable. Les siesteurs ne courent pourtant aucun risque d’être pointés du doigt par leurs chefs ou collègues, le système ayant été pensé pour fonctionner en autogestion, de manière absolument anonyme. « Nous ne connaissons pas le profil des personnes qui l’utilisent, mais nous avons beaucoup de salariés qui partent en voyage d’affaires, au Japon et aux Etats-Unis, et qui peuvent être fatigués et décalés, explique Philippe Brismontier, de retour en zone éveillée. Nous n’avons pas cherché à mesurer les conséquences sur la qualité du travail des collaborateurs, nous avions envie qu’ils se sentent mieux, avec le postulat que, s’ils sont bien, ils travailleront bien. » Depuis environ deux ans, la sieste fait l’objet d’une étonnante vague de propagande. A Paris, Marseille, Lyon ou Belfort, des bars à sieste proposent de vous mettre au lit un quart d’heure, pour peu que vous acceptiez de vous délester d’une vingtaine d’euros. Des dizaines de communiqués de presse inondent les messageries des journalistes pour vanter les mérites du roupillon, chiffres à l’appui. Un «designer de matelas» affirme par exemple que 26 % des actifs le pratiquent déjà et lance une pétition « pour favoriser le bien-être par la sieste au travail ».
Pour crédibiliser la pratique, on insiste sur le fait qu’Einstein, Churchill et Napoléon en étaient de fervents adeptes. Le blog mode-sieste.com, tout entier consacré à sa mission évangélisatrice, recense pour sa part éléments scientifiques et interviews d’experts afin de faire avancer « la cause ». Une cause qui, doucement mais sûrement, gagne du terrain. A l’image de Renault, le cabinet d’audit PriceWaterhouseCoopers ou encore Danone ont installé des zones de sieste. A Novius, agence lyonnaise de création de sites Web, on ne peut pas s’isoler des regards dans une cabine individuelle comme chez Renault ; on dort sur un gros pouf, à côté du patron, qui pique lui aussi un somme. A Google, on peut s’enfermer dans une sorte de grosse bulle d’où seules les jambes dépassent. Cent trente-six ans après que Paul Lafargue a revendiqué le Droit à la paresse, glandouille et flemme temporaire seraient-elles en passe d’être acceptées par la société ? Car, enfin, faut-il que ces entreprises soient philanthropes pour veiller sur nous jusque dans les bras de Morphée ! A moins que… A moins que ce ne soit tout l’inverse.
La sieste améliore de 30 % la « productivité » bien observer le champ lexical des études qui accompagnent les messages prosieste, il est bien peu question de douce oisiveté, mais plutôt d' »améliorer son efficacité« . La Nasa elle-même aurait calculé que la sieste améliore de 30 % la «productivité» des individus qui la pratiquent. Voilà donc la révélation qui pousse les entreprises aux idées « progressistes » ! Insulte à la modernité, grossier rappel aux lois de la nature : pour être bon à quelque chose, cette andouille d’être humain a besoin de dormir. Ce qu’il fait de moins en moins. Le temps de sommeil des Français se limite en effet à sept heures cinq minutes quotidiennes, soit une heure de moins qu’il y a vingt ans. Et, lorsque enfin nous consentons à dormir, nous ne récupérons même pas. Soixante-deux pour cent d’entre nous déclarons subir au moins un trouble du sommeil (1) – difficulté à s’endormir, réveil au cours de la nuit ou trop tôt le matin, insomnie chronique (16 %). Entre somnolence et coups de barre assassins après la blanquette de veau, une moitié des Français se disent « peu ou pas efficaces » au travail pendant une partie de la journée (2). Conclusion, il fallait bien trouver un moyen de remettre ce tas de zombies au boulot.
Mais, pour le Dr Eric Mullens, médecin du sommeil, l’instauration de la sieste au travail ne règle en rien le fond de la question. « Ça peut constituer un remède temporaire au manque de sommeil, estime-t-il. Mais le vrai problème, c’est qu’on impose aux salariés des rythmes de travail hallucinants, qui sont hors de propos avec nos rythmes biologiques ! » Et le médecin d’évoquer, pêle-mêle, les horaires décalés ou qui changent tous les jours au nom de la flexibilité, les nuits d’astreinte, ou encore les routiers à qui l’on demande de rester en alerte pendant qu’ils dorment, des fois qu’on essaierait de leur piquer du gazole. On pourrait également citer les mails professionnels qui arrivent en flux continu, y compris la nuit et le week-end, ou encore les charges de travail qui incitent bon nombre de personnes à faire de leur repos une variable d’ajustement. Et tout cela a des conséquences avérées sur la santé, le manque de sommeil augmentant le risque de maladies cardiovasculaires, d’obésité et de dépression. Un coussin par-ci, une sieste éclair par-là : les entreprises bricolent, donc, pour que les employés ne leur claquent pas entre les doigts, événement fâcheux qui a tendance à se produire de plus en plus souvent. En 2015, l’Institut de veille sanitaire estimait que 30 000 personnes sont touchées par le burn-out, soit 7 % des 480 000 salariés en état de « souffrance psychologique ». « Prétendant soulager les individus de leur angoisse, se soucier de leur bien-être, répondre à leurs questionnements existentiels, le management mobilise leurs ressorts les plus intimes, les moindres recoins de leur psyché, au service d’un objectif qui, quoi qu’il puisse (se) raconter, ne varie pas : les presser comme des citrons », observe l’essayiste Mona Chollet dans son livre Chez soi (3). Très en vogue, la notion de « bien-être au travail » est donc, au moins en partie, plébiscitée comme une occasion d’améliorer le rendement de la boîte. Rien de très surprenant jusque-là.
Façonner leur être pour la compétitionMais, aux Etats-Unis, certains ont poussé le concept un cran plus loin. Une compagnie d’assurances offre une prime de 25 dollars par nuit à ses salariés s’ils enchaînent vingt nuits de sept heures au minimum. La seule bonne foi ne suffisant pas à prouver qu’ils ont passé une bonne nuit, merci bien, les volontaires doivent s’équiper d’un bracelet électronique qui se charge de les surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le PDG assure avoir gagné « soixante-neuf minutes de plus par mois de productivité » par salarié. Un gestionnaire de fonds spéculatifs – secteur pas franchement réputé pour ses préoccupations humanistes – a également mis au point un programme qui analyse les habitudes de sommeil et d’alimentation de ses traders, pour les mettre en lien avec leurs performances. Ceux qui ne donnent pas satisfaction auront droit à des séances de rééducation illico, avec un coach spécialisé en hygiène de vie. « Cela fait des années que les sportifs utilisent cette technique pour devenir plus compétitifs. Il m’a donc semblé pertinent de l’appliquer au monde du travail », se justifie le promoteur de cette idée renversante.
Autant d’exemples qui ont conduit les deux chercheurs Carl Cederström et André Spicer à épingler ce qu’ils appellent le « syndrome du bien-être » (4). Les victimes de cette maladie qui se répand dangereusement « ne cherchent pas tant à se défaire de leurs mauvaises habitudes qu’à façonner leur être pour la compétition ». Etre bien n’a de sens que si cela permet d’être plus performant. Et faire la sieste ne revient nullement à s’accorder plus de sommeil, mais, au contraire, à optimiser la recharge des batteries… Pour, au final, dormir le moins possible. Bruno Comby, auteur d’un Eloge de la sieste préfacé par Jacques Chirac en personne (5), n’y va pas par quatre chemins : « On me dit souvent : mais comment voulez-vous que je fasse une sieste à la mi-journée alors que je cours tout le temps ? Ces gens font un mauvais calcul. Faire la sieste nous fait gagner du temps sur notre nuit de sommeil à venir. En moyenne, pour trente minutes de sieste, vous gagnerez un cycle de sommeil, qui correspond environ à une heure et demie. Faire la sieste doit être vu comme un investissement. » La messe est dite. Dormir, s’abandonner au rêve, prendre un temps qui n’appartient qu’à soi, tout cela n’a évidemment aucun intérêt. Il s’agit au contraire d’«investir» dans un petit somme, afin d’«optimiser» ses heures de repos.
L’Américain Hal Elrod est pour sa part convaincu qu’on peut se contenter de quatre heures de sommeil : il suffit de se répéter que c’est tout ce dont notre corps a besoin. Une variante de la bonne vieille méthode Coué, en somme. Conférencier en «développement personnel», Hal Elrod a vendu 80 000 exemplaires de son Miracle Morning, livre dans lequel il raconte par le menu comment il a changé de vie en réglant son réveil à 5 h 30 (6). Selon lui, tout ambitieux qui se respecte doit impérativement se tirer du lit avant le chant du coq, pour méditer, faire du sport, lire et écrire. Et ce, tous les matins, « même et surtout quand on n’a pas envie ». On salue au passage l’exploit d’avoir fait de la méditation et de la tenue d’un journal intime une discipline quasi militaire. L’auteur conseille également de ne plus tellement fréquenter vos amis s’ils ont des difficultés financières ; cela pourrait être contagieux. Car Elrod ne fait aucun mystère de ce qui l’a poussé à se lever de bonne heure : « En fait, j’ai cherché à savoir comment les gens les plus riches avaient fait pour atteindre un tel niveau d’épanouissement et de succès. » Dans un bel exemple de prophétie autoréalisatrice, le bouquin a effectivement rendu son auteur riche et célèbre.
Pour ceux qui n’auraient pas le courage de se tirer du lit, mais qui seraient tout aussi obsédés par l’idée de maximiser leurs performances, il reste encore le Modafinil. Inventé pour traiter l’hypersomnie – besoin pathologique de dormir -, et financé par l’armée française pour permettre aux soldats de rester alertes sans dormir, le Modafinil serait de plus en plus prisé des étudiants soucieux de réussir leur concours (7). Comme il est interdit à la vente en France, c’est dans les méandres d’Internet qu’il faut fouiller pour s’en procurer. Dans les forums, le médicament est décrit comme une «drogue intelligente» qui augmente la capacité de concentration et décuple la force de travail. Certains utilisateurs font tout de même état d’une «descente», quand les effets du produit s’atténuent, qui mènerait aux confins de la dépression, mais on n’a rien sans rien. Dans son livre 24/7, Le capitalisme à l’assaut du sommeil (8), Jonathan Crary prophétise un temps, pas si éloigné, où « les produits antisommeil, promus agressivement par les firmes pharmaceutiques, commenceraient à être présentés comme une simple option de mode de vie, avant de devenir, in fine, pour beaucoup, une nécessité ». L’essayiste fait du sommeil, seul moment où nous ne sommes ni productifs ni consommateurs, le dernier rempart contre le capitalisme total.
Le problème, c’est qu’il n’est même pas certain que le temps «gagné» en investissant dans une sieste, en dormant moins ou en avalant des pilules nous conduise à profiter davantage de la vie. Qu’on y songe. Le temps de travail s’est réduit au fur et à mesure des victoires sociales successives, dégageant plus de «temps libre» que jamais. Pourtant, tout le monde se plaint d’en manquer. Cité par Mona Chollet (9), le sociologue allemand Hartmut Rosa explique cet état de «famine temporelle» par trois formes d’accélération combinées : l’accélération technique (Internet, TGV, four à micro-ondes), accélération sociale (remplacement des objets, des conjoints, des boulots) et accélération du rythme de vie. Dans les grandes métropoles, les frontières entre le jour et la nuit tendent à se brouiller, donnant le sentiment d’un mouvement perpétuel, frénétique, qui ne connaît jamais le repos. Dans son rapport sur le sommeil (1), la fondation Terra Nova relève les diverses stratégies politiques visant à faire de Paris une ville active vingt-quatre heures sur vingt-quatre, entre événements culturels nocturnes et massification de l’éclairage urbain.
Le rapport relève aussi qu' »autoriser les commerces à ouvrir de plus en plus tard afin de s’aligner sur les plus noctambules des clients et « tenir son rang » dans la compétition entre villes (nationales ou mondiales) » suppose « l’assouplissement du temps de travail et la banalisation du travail de nuit ». Or, à vivre dans une ville qui ne dort jamais, on peut vite avoir le sentiment de ne jamais être là où il faut, ou de toujours manquer quelque chose de bien plus intéressant qu’un tête-à-tête avec l’oreiller. Dans son article consacré à la «bataille du temps», Mona Chollet constate que, « paradoxalement, cette course folle s’accompagne d’un sentiment d’inertie et de fatalisme« . Ce qui pourrait signifier que les chantres de la modernité qui rognent sur leurs heures de sommeil pour «vivre plus» se trompent complètement de combat.
Reprendre possession de son propre rythmePour le philosophe Thierry Paquot, il s’agit de la logique du «toujours plus» qui s’oppose à la logique du «toujours mieux» : « Personne ne peut dire ce qui est mieux pour un individu, cela échappe à toute réglementation. » Précurseur, Thierry Paquot a publié dès 1998 un livre intitulé l’Art de la sieste. Déjà, il mettait en garde contre un éventuel «patron astucieux» qui encouragerait son employé à faire la sieste : « Gare à la manipulation ! Gare à la confiscation vicieuse, à l’aliénation perverse !» Aujourd’hui, il se dit «favorable à ce que l’on conserve ce moment comme un temps intime, à part, sans l’intégrer ni aux chartes d’entreprise, ni à la méchante loi du travail de Mme El Khomri ». Mais, surtout, il appelle à reprendre possession de son propre rythme : « Ce qui ne signifie pas du tout ne rien faire, bien au contraire ! Selon moi, c’est l’emploi du temps, avec ses heures homogènes, qu’il faut casser. Nous avons été élevés dans une culture de la culpabilité ; si on ne travaille pas, on transgresse les règles de la vie sociale. On invente alors une excuse de ne pas avoir été joignable, sans oser avouer qu’on lisait un livre passionnant qui nous rendait heureux »… Ou en train de piquer du nez. Non pas pour gagner un cycle de sommeil sur la nuit suivante, mais simplement parce que c’était le moment.
(1) Source : rapport Terra Nova «Retrouver le sommeil, une affaire publique», avril 2016.
(2) Etude «Dette de sommeil annuelle française : 16 milliards d’heures», Occurrence, septembre 2015.
(3) La Découverte, 2015.
(4) Le Syndrome du bien-être, L’Echappée, 2016.
(5) J’ai lu, 2005.
(6) First, 2016.
(7) Voir l’enquête sur «la folie Modafinil» de Franck Berteau et Basile Lemaire, les Inrocks, 10 novembre 2015.
(8) Zones, 2014.
(9) «Sourde bataille pour le temps», de Mona Chollet, le Monde diplomatique, décembre 2012.
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