À propos des "petites nations"

S’il y a un élément à retenir de cet Euro de foot 2016, qui fut souvent un voyage au bout de l’ennui, c’est bien la présence têtue et pêchue, aujourd’hui, dans toutes les compétitions sportives internationales de ce que l’on nomme les « petites nations ».

Islande, Pays de Galles, Eire, Irlande du Nord et même Portugal. S’il y a un élément à retenir de cet Euro de foot 2016, qui fut souvent un voyage au bout de l’ennui, c’est bien la présence têtue et pêchue, aujourd’hui, dans toutes les compétitions sportives internationales de ce que l’on nomme les « petites nations ». Je m’empresse aussitôt de souligner que la formule est de Milan Kundera qui, dans les Testaments trahis, un essai écrit sous la sagesse du roman, disait ceci : « Les petites nations. Ce concept n’est pas quantitatif ; il désigne une situation, un destin : les petites nations ne connaissent pas la sensation heureuse d’être là depuis toujours et à jamais ; elles sont toutes passées, à tel ou tel moment de leur histoire, par l’antichambre de la mort ; toujours confrontées à l’arrogante ignorance des grands, elles voient leur existence perpétuellement menacée ou mise en question ; car leur existence est question. » Il va de soi mais il va mieux en l’écrivant que l’on peut être une petite nation et un grand peuple.

Il va de soi mais il va mieux en l’écrivant que l’on peut être une petite nation et un grand peupleSoyons honnêtes : les petites nations nous plaisent bien davantage quand elles ne nous coiffent pas au poteau et quand il s’agit de chanter les mérites du chardon écossais ou de s’époumoner « Vive le Québec libre ! ». Elles nous font rêver quand nous lisons & de Leonard Wibberley et que nous nous amusons des aventures de l’imaginaire duché du Grand Fenwick, lové entre la France et la Suisse, et de sa ligue des Petites Nations. Elles nous séduisent beaucoup moins quand elles revêtent l’uniforme des nationalismes vert-de-gris de l’Europe de l’Est relevant d’antiques bannières pleines de croix fléchées ou de bêtes héraldiques ou quand elles renouent avec un identitarisme artificiel et magnifié. Au passage, on notera qu’en juin dernier, dans la plus grande indifférence politique, les conseillers régionaux issus de la fusion territoriale entre Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées ont baptisé la nouvelle entité régionale « Occitanie ». Quelle belle boîte de Pandore vient d’être ouverte là !

Oui, on peut être une petite nation et un grand peuple. En dépit des multiples vicissitudes qu’il a su traverser, le Portugal nous en administre l’exemple depuis quelques siècles (très précisément depuis que ce balcon sur l’océan, ce Finistère de l’Europe, a donné un monde au monde). Et il ne s’agit pas seulement ici de conquêtes territoriales puisque sa littérature est une des plus riches de notre continent. Au passage, il faudra, un jour, écrire un parallèle entre la littérature lusitanienne et celle de la Serbie, qui semblent avoir reçu comme lettre de mission et en commun héritage d’élargir les frontières de l’esprit en échappant au provincialisme exaspérant de nos capitales.

Evidemment, le pendant de cette constatation est que l’on peut être aussi une grande nation et un peuple endormi par les marchands de sable politiques, fatigué des autres et las de soi-même, ballotté par la certitude trompeuse que l’on comptera toujours alors que les autres passent à côté de nous en chuchotant et en marchant sur la pointe des pieds comme s’il s’agissait de ne surtout pas indisposer le malade migraineux que nous sommes devenus. De petits renoncements en petits renoncements, une grande nation peut finir par devenir une auberge espagnole où chacun s’enferme dans sa chambre en poussant la musique à fond pour couvrir celle du voisin.

On peut être aussi une grande nation et un peuple endormi par les marchands de sable politiques C’est un écrivain tchèque, sensible lui aussi à cette thématique des petites nations, Bohumil Hrabal, qui a écrit « Vends maison où je ne veux plus vivre », un recueil de nouvelles et presque un manuel pour échapper aux injustices de l’Histoire. On a vu à la défaveur du Brexit l’Ecosse se précipiter vers la porte de sortie pour quitter cette maison – le Royaume-Uni – où les descendants de William Wallace et de Bonnie Prince Charlie ne veulent plus vivre.

Ces dix dernières années, on a assisté à une désacralisation de l’idée nationale quand il s’agissait… des grandes nations. Ces dernières étaient ainsi sommées de se convertir au modèle multiculturel et de laisser le champ libre à toutes les identités qu’elles avaient contenues jusqu’alors avec plus ou moins de bonheur. J’ai écrit souvent ici qu’autant la défense de l’identité catalane était une ardente obligation, autant le nationalisme catalan appliqué de manière coercitive à tous les actes du quotidien était un cauchemar. La pluralité est une bonne chose. La multiplicité finit toujours par laisser la place à une autre entité qui refera l’unité perdue.

La grande nation ou l’empire, il faut choisir. Il n’y a malheureusement pas d’autres alternatives. Soit camper dans un ensemble qui affirme un destin commun afin d’y exercer une influence politique, culturelle, sociale, soit être une des (trop) nombreuses composantes d’un empire. Ce dernier aime tant les petites nations qu’il pourrait les multiplier à l’infini pour mieux les dresser les unes contre les autres dans une surenchère perpétuelle les dépouillant des derniers lambeaux de leur souveraineté. L’empire, ce n’est pas l’empire américain, l’Empire ottoman ou l’empire allemand. Ce n’est pas non plus l’empire de la technique que prophétisait Ernst Jünger. Non, c’est cette globalisation qui se moque autant des nations, grandes ou petites, que des peuples. Force est de constater que pour tenter de limiter son influence dévorante, on n’a pas encore trouvé de meilleure réponse que l’action concertée des grandes nations. Encore faut-il que celles-ci aient à leur tête des hommes d’Etat conscients, pour reprendre Kundera, que l’existence de leur pays est question.

 

>>> Retrouvez cet éditorial dans le numéro de Marianne en kiosques.

Il est également disponible au format numérique via  et Android app on Google Play

 

 


Powered by WPeMatico

This Post Has 0 Comments

Leave A Reply