La gauche ne sait plus penser le progrès

Le rédacteur en chef de la revue « le Débat » vient de signer « Comprendre le malheur français » (Stock). Il s’interroge sur notre difficulté collective – et singulièrement celle des progressistes – à penser le progrès.

Marianne : Que reste-t-il de l’idée de progrès dans la vie politique française aujourd’hui ?

Marcel Gauchet : Il suffit de regarder ce qui se dessine à l’approche du début de la campagne présidentielle : l’offre politique se répartit entre plusieurs discours qui ont un point commun – leur adhésion enthousiaste à la même utopie technologique. Ils vont tous, peu ou prou, nous vanter la magie de l’économie numérique et les promesses de l’ubérisation. Sans parler des bienfaits des nouvelles technologies pour régler le problème scolaire.

Et c’est mal ?

Non, pas du tout, mais c’est à côté des attentes des citoyens. Le plaidoyer hypertechnologique ne peut pas constituer un horizon mobilisateur pour un pays qui a le plus grand mal à s’adapter à la mondialisation et recherche un projet qui fasse sens par rapport à ce qu’il est. Les avancées biotechnologiques et médicales, par exemple, sont inouïes et admirables. Mais le progrès n’est pas la somme de tous les progrès. Le progrès, c’est autre chose : nous héritons de la deuxième moitié du siècle des Lumières (et notamment d’un auteur comme Condorcet) une idée exigeante et complète du progrès, comme amélioration matérielle et morale du genre humain. Or, ces deux améliorations ne sont pas entièrement superposables.

Que voulez-vous dire ?

Qu’elles suivent un cours différent et obéissent à deux temporalités distinctes. Le progrès continu des sciences et des techniques n’implique pas un progrès humain symétrique – et même, parfois, c’est l’inverse qui se produit. L’extrapolation des progrès incessants sur le plan matériel au progrès comme amélioration du sort du genre humain se révèle abusive. Dans nos sociétés, le secteur économico-scientifico-technique a pris toute la place, mais il ne répond pas, malgré toute son efficience, à la question du sens de l’existence humaine comme à celle de la gouvernabilité des sociétés. Il y a, dans nos sociétés, un progrès indéniable : le niveau moyen d’information des citoyens français est beaucoup plus élevé qu’il y a cinquante ans ; peut-on en revanche assurer que la démocratie a progressé dans le même temps à proportion de la maturité des citoyens ? Sans doute pas. Ce décalage explique une large part du malaise civique actuel. Et on trouve sans doute moins de démocratie vivante qu’il y a quelques décennies…

L’ambition de penser un progrès global n’a pas totalement déserté la scène politique, et la gauche, malgré ses insuffisances, essaie de le faire avec la notion d’égalité. C’est déjà pas mal ?

Oui, mais cette interrogation idéologique n’est pas solidaire d’une vision globale de l’humain. Pareil pour le dosage à pourcentage variable de liberté et d’identité qui tient lieu de plate-forme programmatique à la droite. La satisfaction des revendications d’égalité, de liberté et d’identité ne dit rien de la société que l’on projette de construire. Le progrès s’est ainsi éclairci au centre, et complètement dilué à la périphérie. Après le moment Condorcet (la mise en commun des savoirs moralise, civilise l’humanité), nous avons connu le moment Marx (pas de vrai progrès sans abolition de la propriété privée des moyens de production). Nous voici entrés dans un troisième paradigme, où les affirmations et les certitudes ont été remplacées par un immense point d’interrogation.

La gauche célèbre a minima le quatre-vingtième anniversaire du Front populaire. Est-ce un indice de cette perplexité ?

Evidemment ! Léon Blum et les principales mesures de son Conseil s’inscrivaient (encore) dans une vision globale de l’amélioration collective. Nous bénéficions encore des avancées de 1936. Si l’on écoutait la CGT, on pourrait croire que, pour se rebrancher sur cette dynamique progressiste, il suffirait d’arracher une semaine supplémentaire de congés payés ou, comme le préconisent certains, d’abaisser à 32 heures la durée du temps de travail… Mais non… Quand bien même nous ferions tout cela, cela ne représenterait plus un progrès indubitable, et ne donnerait pas un visage cohérent et déchiffrable à ce que serait une bonne vie humaine.

Emmanuel Macron incarne une des variantes de l’utopie technologique. Il a semblé un temps séduire et intéresser François Hollande. Pourquoi, d’après vous ?

D’abord parce que la gauche est, par essence, technophile. Elle pense qu’il faut être résolument moderne. Par ailleurs, depuis le Front populaire, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts progressistes. Et le camp du mouvement est devenu celui de l’extension des droits individuels – désintermédiation oblige. Le mythe ultime, c’est l’économie collaborative comme réconciliation de l’altruisme et de l’efficacité. Ajoutez à cela la conviction un peu naïve que la gauche doit s’adapter à ce qu’il y a de plus irrépressible dans le mouvement libéral, et vous obtenez une idée assez approchante de ce qu’est le macronisme.

En l’absence de vision globale et cohérente du progrès, quelle place faites-vous à la matrice républicaine ?

Je ne crois pas, même si elle est légitime et essentielle, que l’idée de république constitue une réponse suffisante à toutes les questions qui nous assaillent. Par définition, la république, c’est le cadre commun. Une république de gauche ou une république de droite, cela n’a pas vraiment de sens. La république, c’est ce que la droite et la gauche acceptent ensemble, ce qui les réunit. Mais il peut être utile de redonner un contenu vivant à l’idée républicaine, car elle constitue un remède à bon nombre des pathologies politiques dont nous souffrons. Un remède, par exemple, à une pratique politique en France abusivement oligarchique. En outre, l‘idée républicaine suppose un pari sur la justice et l’instruction, qui devrait être au fondement des futurs principaux projets présidentiels. Mais la gauche ne peut pas reconstruire l’intégralité de son logiciel à partir de l’idée républicaine. En s’emparant du républicanisme, Manuel Valls ne répond qu’à une partie du défi. Le défi, pour la gauche, c’est de savoir comment redéfinir les conditions de possibilité d’une république sociale, et ça, dans le contexte actuel, c’est une autre affaire.

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