Les sociétés démocratiques avancées poussent les hommes politiques à mentir à des fins électorales. Un rapport à la vérité qui diffère néanmoins selon les gouvernants, selon le psychanalyste Jean-Pierre Winter.
Psychanalyste, élève de Jacques Lacan, écrivain et enseignant, Jean-Pierre Winter analyse le mensonge en politique. Selon lui, celui-ci nous rapproche d’un régime totalitaire.
Marianne : Le mensonge est-il devenu un code culturel de nos sociétés ?
Jean-Pierre Winter : Il est assez malaisé de trancher de manière trop définitive ce sujet. La vérité, c’est que, plus nos sociétés se veulent transparentes, plus le mensonge y gagne du terrain. Il n’est pas vrai que nous n’ayons rien à cacher. Quand on nous y oblige, nous inventons des stratégies de résistance. Comme l’enfant convaincu qu’il est devenu transparent pour ses parents et qui reconstitue une part d’opacité en recourant au mensonge.
Est-il possible de réussir dans une société hypercompétitive sans recourir aux boniments ?
Nos sociétés n’ont pas des particularités si inédites. Le mensonge est un invariant de la condition politique qu’Aristote avait déjà pointé. Là où ce phénomène est intéressant, c’est qu’il permet de revisiter l’opposition entre les régimes totalitaires – fondés sur une opacité absolue et soumettant leurs administrés à une clarté inquisitrice – et les régimes démocratiques, censés respecter à la fois la vérité et la part d’intimité de chacun. Le fait est que, plus un régime démocratique recourt au mensonge, plus il se rapproche d’un régime totalitaire. C’est le cas, à l’évidence, des démocraties avancées.
Y a-t-il un lien entre le court-termisme et le mensonge ?
« Les gouvernants pensent être exemptés de la vérité »Le mensonge est souvent une façon de court-circuiter le temps de la vérité. Comme le disait Freud, la vérité est toujours longue à se faire entendre. Le mensonge serait dans cet horizon une manière de court-circuiter la jouissance qu’on éprouve à dire la vérité. Heidegger l’écrivait : l’accès à la vérité est souvent porteur de détresse. En clinique analytique, j’ai observé qu’un patient sait qu’il énonce la vérité en éprouvant une jouissance quasi physique. Souvent, les hommes politiques pensent que le peuple doit dire la vérité et que les gouvernants en sont, pour leur part, exemptés.
Les communicants sont-ils des professionnels du mensonge ?
La communication au sens où l’entendent les communicants actuels consiste, sans mauvais jeu de mots lacanien, à niquer le commun des mortels. Il y a une organisation linguistique et anthropologique du mensonge, qui ne doit rien selon moi à l’individualisme démocratique, et dont les communicants détiennent le secret. Les communicants font du mensonge une arme de conquête du pouvoir, ce qui a comme conséquence de faire disparaître l’adresse du message.
Faut-il soupçonner les hommes politiques qui pratiquent le parler-vrai d’être les plus habiles des menteurs ?
« L’important n’est pas de mentir, mais de ne pas se faire prendre »Pas forcément. Dans le cas de Nicolas Sarkozy, le parler-vrai est incontestablement un bien-mentir. Il a d’ailleurs théorisé sa pratique, en expliquant que l’important n’était pas de mentir, mais de ne pas se faire prendre. Manuel Valls me semble relever d’une autre configuration. Il n’est pas la proie de procédures judiciaires. En ce qui concerne le rapport à la vérité, il me semble se situer, lui, plutôt dans le sillage de Mendès-France ou de Rocard.
Y a-t-il une psychologie spécifique du menteur ?
Non. Tous les menteurs ne sont pas des pervers, mais tous les pervers sont menteurs. En politique, le mensonge est souvent électoral, c’est une distorsion de la vérité pratiquée pour séduire, mais sans malignité perverse. Le mensonge pervers est plus sciemment malveillant, plus destiné à abuser consciemment autrui ; il est fondé sur le double langage (« Je sais que la différence des sexes existe, mais je fais comme si elle n’existait pas »). Quand il promet en campagne de combattre la finance, François Hollande pratique un mensonge de séduction, mais sans perversité. Lorsque, en revanche, l’un des leaders britanniques du Brexit, Boris Johnson, promet qu’il va récupérer l’argent de l’Europe pour l’affecter au fonctionnement de la sécurité sociale britannique, il pratique un mensonge pervers, cynique, destiné à rouler ses électeurs. Historiquement, les accusateurs du capitaine Dreyfus ont été des virtuoses du mensonge pervers. Et, à chaque fois, on le constate : la tolérance d’une société au mensonge s’arrête quand le mensonge risque de déchirer le lien social.
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