La binationalité est une double richesse, mais aussi un double devoir

Avec l’Euro de football, les obsédés de l’identité et autres nationalistes déclinistes viennent de subir un mois de cauchemar. Mais si nos Bleus sont peut-être trop foncés pour l’extrême droite, ils sont bleu-blanc-rouge, et rien d’autre, pour les vrais patriotes.

Un million d’étrangers ont déferlé sur notre beau pays pendant un mois. Ils ont occupé nos rues, nos bars, nos terrasses. Fréquenté nos stades, dîné dans nos restaurants, croisé nos enfants. Pis encore, parmi eux, des milliers de binationaux ont poussé la provocation jusqu’à célébrer, bruyamment, la victoire du Portugal sur les Champs-Elysées, et ailleurs, au point de perturber le sommeil d’un dirigeant du Front national outré par cette « indécente démonstration de joie »De nombreux témoins ont raconté d’incroyables scènes de fraternisation entre des peuples que les démagogues et xénophobes de tout poil nous présentaient comme viscéralement hostiles.

Songez qu’il y avait même des musulmans dans ces foules bigarrées, notamment parmi les supporteurs turcs… Et compatissez maintenant un instant, un instant seulement, au mois de cauchemar que viennent de subir les obsédés de l’identité et autres nationalistes déclinistes. Un mois durant, leur siècle, leur géographie, bref, le réel les a rattrapés. Instructive leçon de choses…

Attention, le football n’invente rien. Ce n’est qu’un jeu, et même un jeu d’enfants. Il ne crée pas, ne produit rien, ni haine, ni amour, et encore moins politique ou lien social. Tout juste sert-il de réceptacle éphémère des passions humaines. Il ne faut pas politiser son impact, mais son écho planétaire, sans égal, en fait le thermomètre, le reflet de notre époque. Le foot ne pense pas, il réfléchit, tel un miroir, l’air du temps de sociétés contemporaines. Quand l’argent, la triche ou le dopage gangrènent notre monde capitaliste livré aux vents mauvais du néolibéralisme, ils polluent aussi le monde du football. Rien d’étonnant.

Le foot ne pense pas, il réfléchit, tel un miroirC’est en ce sens que l’Euro de football qui vient de s’achever doit être lu. Il nous permet simplement de regarder en face la réalité de la France – et de l’Europe – de 2016. Il ne s’agit pas de verser dans une quelconque naïveté, de céder aux outrances d’une bien-pensance déplacée ou de nier les tensions et conflits qui continueront d’opposer demain des nations ou des communautés.

Mais si nos Bleus sont peut-être trop foncés pour l’extrême droite, ils sont bleu-blanc-rouge, et rien d’autre, pour les vrais patriotes. L’Histoire a fait de notre pays une terre de métissage. C’est un fait que tout supporter de l’équipe de France de football connaît de longue date. A observer la composition des sélections de la Belgique, de l’Allemagne, ou de la Suisse, mais aussi, peu à peu, des pays nordiques, et demain de la Russie et de l’est de l’Europe, on prend conscience que, au-delà de l’Hexagone, c’est l’ensemble de notre continent qui est devenu une terre de passage et de mélange. Cette réalité-là, et la symphonie des drapeaux entremêlés qui l’accompagne, est forte d’un autre enseignement. On pouvait être, dimanche 10 juillet, parfaitement français et parfaitement portugais à la fois, soutenir l’une et l’autre des équipes finalistes, et frémir simultanément à la blessure de Ronaldo comme à l’occasion manquée de Griezmann.

La binationalité n’est pas une double allégeance qui ferait peser le soupçon de la trahison sur celui qui en est pourvu. C’est une double richesse, mais aussi un double devoir puisqu’il impose d’aimer deux fois plus, et même deux fois mieux. Cette leçon-là s’impose aux plus hautes autorités de l’Etat pour tenter de guérir les plaies provoqués à gauche, et ailleurs, par la déchirure de la polémique sur la déchéance de nationalité des binationaux condamnés pour terrorisme.

Au matin du match France-Allemagne, Eric Zemmour crachait sa « honte » des joueurs de l’équipe de France et de leur « ignorance abyssale de l’Histoire de leur pays ». Il s’indignait des ravages d’un « football métissé » qui fait disparaître les « patronymes germaniques » jusqu’au cœur de la Mannschaft. En 2014, le même prophétisait la défaite d’une équipe allemande coupable de ne plus être composée exclusivement de « dolicéchophales blonds ». Quelques heures plus tard, la bande à Ozil et Boateng offrait à l’équipe allemande l’un des plus beaux succès de sa glorieuse histoire en atomisant le Brésil sept buts à un.

Le réel, c’est le cercueil des prêcheurs. Et l’antidote à la « zemmourisation » des esprits. En se heurtant à la réalité, les élucubrations d’un polémiste, qui ne s’y connaît pas davantage en football qu’en patriotisme, dispersent façon puzzle l’obsédante hystérie identitaire qui menace parfois le débat démocratique. « L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes, écrivait Ernest Renan. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. » Deschamps n’est pas Renan. Mais, avec un short et des crampons, il a fait de cette « agrégation » une équipe de foot, et même une équipe nationale.

 

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