Son métier : reconnaître les œuvres de grands peintres à l'œil nu

Philippe Costamagna, directeur du palais Fesh d’Ajaccio, est aussi détective. Dans un essai, ce spécialiste de la peinture italienne du XVIe siècle confie son don : reconnaître les œuvres grâce aux techniques des peintres.

C’est l’histoire d’un homme, d’un métier et d’une obsession moderne : la vérité en peinture. Conservateur et spécialiste de la peinture florentine de la Renaissance, directeur du palais Fesch-musée des Beaux-Arts d’Ajaccio, Philippe Costamagna se veut plus qu’un historien de l’art : il est ce qu’on appelle un «œil», un détective capable du regard, et sans le recours à un laboratoire d’expertise, de situer un tableau dans une école ou une période historique, d’en attribuer la paternité, à la surprise de tous, mais aussi d’en contester l’originalité voire d’en dénoncer la fausseté. 

Ainsi de ce Christ en croix du Bronzino, mentionné avec éloges par Vasari, mais disparu pour les historiens de l’art et reconnu à partir de ses pieds à la faveur d’un rayon de soleil, au bout d’un couloir du musée des Beaux-Arts de Nice. Ce tableau trône désormais au centre du musée, après avoir été le joyau d’une exposition sur Le Bronzino… à Florence. «Ce qu’il y a de beau, dans ce métier, c’est que je vois la lumière derrière le noirâtre. Je suis un œil pour les autres regards…» Loin d’être un talent tombé du ciel, l’œil moderne est l’héritier d’une longue tradition de collectionneurs doués du connoisseurship, c’est-à-dire d’une intuition combinée à une immense mémoire visuelle, auxquels Histoires d’œils* rend hommage : Giovanni Morelli, qui entreprit à la fin du XIXe siècle de classer les différentes manières des peintres de dessiner des mains et des pieds, suscitant l’ironie de ses collègues ; Bernard Berenson, dont les collections de plus de 300.000 photographies annotées et le système de classement font encore autorité ; Roberto Longhi, écrivain autant que collectionneur ; ou son élève Federico Zeri, «il Professore», excentrique amateur de canulars, réfugié dans sa «maison musée» de Mentana, tous personnages dont Philippe Costamagna trace d’attachants portraits. 

Sherlock Holmes

Lorsqu’il se porta, sans succès, candidat, contre l’institution des conservateurs et des historiens académiques, à la direction du musée du Louvre, le conservateur d’Ajaccio fut qualifié par le monde de l’art de «chevau-léger» : contre l’histoire intellectuelle à la française, l’œil est un franc-tireur toujours un peu marginal, prompt à dénoncer un faux d’un coup d’œil ou à reclasser un chef-d’œuvre à sa place. A l’heure des inventaires numériques gigantesques et des outils scientifiques capables de dater des pigments ou de révéler des repentirs à l’aide de la réflectographie infrarouge, son regard et ses méthodes à l’ancienne restent indispensables. Car, comme nous le rappelle le Sherlock Holmes du palais Fesch, il n’existe pas de méthode de datation ou d’attribution scientifique irréfutable : les tableaux peuvent avoir été copiés, coupés, rentoilés, réparés, retouchés de diverses manières – et seule l’expérience approfondie permet de faire des hypothèses tangibles sur leur origine et leur filiation.

Comme bien d’autres historiens d’art dont son maître, Federico Zeri, Philippe Costamagna ne cache pas sa fascination pour les faussaires, dont les imitations sont marquées par l’empreinte qu’une époque se fait de l’art d’un peintre. Notre œil confie sans honte qu’il a, par exemple, «une certaine admiration» pour un faussaire auteur d’un prétendu Salviati et d’un prétendu Pontormo, qui se «sert [de leurs] dessins pour pasticher les grands peintres», et sur lequel il mène une véritable enquête.

Toutes ces réflexions ne seraient que d’ennuyeuses réflexions théoriques si le narrateur d’Histoires d’œils n’en faisait pas un récit d’aventures personnelles autant qu’intellectuelles : c’est le délice de ce livre de faire vivre «le jeu de détective» au lecteur, qui accompagne le conservateur dans sa formation intellectuelle, ses voyages, ses conversations, ses doutes voire ses erreurs et ses révélations, faites de petites surprises («Il n’est pas rare de trouver une feuille de dessins italiens dans une boîte dédiée au dessin français, ou un dessin du XVIIe mêlé à une série de feuilles de primitifs») et d’épiphanies érudites («Sortir un nom que personne ou presque ne connaît est toujours un acte formidable»). «Au-delà de l’histoire de l’art, je crois que nous avons tous un œil», nous dit Philippe Costamagna. Mais, pour nous, lecteurs, le miracle, c’est que si bel œil ait aussi une si belle plume.

*Histoires d’œils, de Philippe Costamagna, Grasset, 272 p., 20 €.

 

 
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