Une école pour les migrants

Des cours, des professeurs et un diplôme à la clé. « Thot » est une association montée avec des dons privés afin d’aider des migrants à maîtriser le français. Une nouvelle initiative citoyenne, en l’absence d’action de l’Etat.

La rentrée des classes en juin… Et, ce jour-là, on ne sait pas lesquels, des profs ou des élèves, sont les plus stressés. Dans la salle de cette entreprise de coworking du XIXe arrondissement de Paris, Judith Aquien, présidente et initiatrice du projet Thot, présente le programme qu’une quarantaine de migrants primo-arrivants vont suivre durant seize semaines. Cent soixante heures de cours intensifs de français, qui leur permettront de se présenter au diplôme d’études en langue française (Delf) (l’équivalent du Toefl en langue anglaise). Mais, pour avoir la possibilité d’être inscrit à l’examen, il faut s’accrocher : « Cela ne se fera que si l’équipe pédagogique juge le niveau suffisant, prévient Judith. Il faudra être présent à tous les cours, travailler, être ponctuel. » Chacune de ses interventions est traduite par un des enseignants, en arabe ou en persan. Toutes ont étés saluées par une salve d’applaudissements.

« Pour eux, c’est un enjeu énorme » »L’attente est très forte et, en même temps, ils sont très inquiets, explique-t-elle, pour eux, c’est un enjeu énorme. » Une des premières questions vient d’un jeune Afghan, casquette sur la tête et pansement sur le nez : « Comment ferons-nous si les rendez-vous tombent au moment de nos rendez-vous administratifs ? » Un autre évoque la distance entre les différents organismes où ils doivent faire leurs démarches. On sent que l’essentiel de leur vie tourne autour des tracasseries administratives. Un des formateurs leur explique que les emplois du temps ont justement été conçus pour éviter ce genre de désagrément et que les cours ont lieu en dehors des heures d’ouverture des administrations.

Les 42 élèves présents, dont le benjamin a 20 ans et le doyen, 55, n’ont jamais terminé le lycée. « Il y a un mythe du ‘médecin et de l’ingénieur syrien’, du réfugié bardé de diplômes, explique la présidente de Thot. Tous ne le sont pas, évidemment, mais ce ne sont pas de ‘moins bons réfugiés’ pour autant. Il y a des cours organisés par l’ENS (Ecole normale supérieure) pour des étudiants réfugiés, l’université fait cela aussi, mais on a oublié que beaucoup n’avaient pas le niveau bac et, pour eux, il n’y a rien. Les cours de la mairie de Paris et les associations sont complètement débordés, ils ne peuvent pas assurer le suivi et la continuité dans l’apprentissage. »

Réseau et débrouillardise

Les problématiques des réfugiés, Judith les connaît bien. A l’été 2015, elle faisait partie des bénévoles venus en aide aux occupants de l’ancien lycée Jean-Quarré, à proximité de la place des Fêtes, dans le XIXe arrondissement de Paris : « Déjà, à l’époque, il s’agissait d’initiatives spontanées, de gens qui se rencontraient et s’organisaient sur Facebook. Je m’occupais de logistique et, un jour, j’ai accompagné un garçon de 25 ans pour faire sa demande de Cada (Centre d’accueil pour demandeurs d’asile). Il voulait être ingénieur automobile et m’a confié que son plus grand rêve était d’apprendre le français. »

Elle le présente à Frédéric Bardeau, directeur de l’école Simplon, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), un établissement dont la vocation est la réinsertion par l’apprentissage dans le domaine numérique. Le constat est implacable : il subsiste un vrai manque pour l’apprentissage de la langue. Commence alors, au mois de septembre, une aventure faite d’imagination, de solidarité, de persévérance et d’une organisation rigoureuse.

« Il fallait un projet où l’on puisse se projeter, même les bénévoles » La polyvalence et la débrouillardise font partie des habitudes de Judith Aquien, puisque, après des études de lettres et un passage à New York dans l’édition, elle a suivi une formation au Celsa en numérique et travaille désormais comme web designer indépendante. Elle met en action son réseau, des amis travaillant dans des maisons d’associations, contacte sur Facebook des personnes désireuses de se lancer dans l’aventure avec elle, trouve des professeurs sur LinkedIn. Héloïse Nio, ingénieur radio rencontrée alors qu’elle organisait les cours de français à Jean-Quarré, monte le business plan. Elle est désormais vice-présidente de l’association.
« Il fallait un projet où l’on puisse se projeter, même pour nous, bénévoles, poursuit Judith, C’est pourquoi nous voulions une formation diplômante. C’est bien joli d’apprendre le français, mais il faut que cela se transforme en quelque chose de concret et de valorisant. Le problème, c’est que nous étions deux, et que nous n’avions pas de compétences dans l’enseignement du français à des étrangers. Nous avons contacté RFI, qui a une équipe spécialisée là-dedans. Ils nous ont reçues à bras ouverts, c’était incroyable, en nous disant qu’ils avaient le matériau pédagogique, mais qu’ils ne savaient pas comment l’utiliser. Il ne nous restait plus qu’à recruter notre équipe.« 

C’est sur LinkedIn qu’elles vont trouver l’oiseau rare, Imaad Ali, 28 ans, ancien élève d’Henri-IV et de l’ENS-Lyon en arabe. Professeur de français langue étrangère en école de commerce et coordinateur pédagogique dans un programme d’échanges avec une université américaine, il parle mahorais, une langue de l’île de Mayotte, dont il est originaire, un dialecte malgache, turc, hébreu et persan : « Nos élèves sont tous locuteurs de deux langues, explique-t-il, le farsi et le pachtoune, l’arabe et l’anglais.«  Il amène avec lui Mariame Camara, titulaire de deux masters, en littérature française et en dialectique, et recrute une équipe de professeurs de haut niveau, les meilleurs dans leur discipline : « Nous avons constitué les classes par niveau et par langue. Deux classes pour débutants, l’une d’arabophones et l’autre de persanophones et de pachtounes, et une de niveau plus élevé, mélangée, puisque les élèves disposent d’un tronc commun avec une maîtrise minimum du français. »

Lever des fonds

75.000 € à trouver sans l’aide de l’Etat Problème de taille, il faut de l’argent. Et sans le moindre soutien de l’Etat. Avec l’aide de Jennifer Leblond, spécialiste de l’économie sociale et solidaire, et des sites de crowfunding comme Ulule, elle lance une campagne pour lever des fonds : 75.000 € sont nécessaires afin de payer cinq professeurs pour une première session de seize semaines. Grâce à Pierre Siankowski, journaliste au Mouv et directeur de la rédaction des Inrockuptibles, elle obtient le parrainage du rappeur Abd al Malik : « Le jour où nous avons ouvert la page Facebook de Thot, 1.000 personnes ont liké et, en quelques jours, grâce à 1.153 contributeurs en France et à l’étranger, nous avons recueilli 66.000 €.«  Dès la mise en ligne du formulaire d’inscription, les candidatures se bousculent, et les entretiens d’évaluation peuvent débuter.

L’originalité du projet réside également dans sa pluridisciplinarité. Outre l’enseignement de la langue, des conseillers issus de Pôle emploi se chargent de l’orientation et de la formation professionnelle, et une psychologue suit les élèves, dont beaucoup, traumatisés par l’expérience de la guerre et de l’exil, peuvent ressentir des freins et même des blocages dans leur apprentissage : « Ils vivent dans un sentiment d’arrachement et d’abandon, explique Hanae el Bakkali, la solitude qu’ils éprouvent, l’ennui, sont renforcés car ils idéalisaient complètement la France. Beaucoup sont dans une grande anxiété, avec une hypervigilance et des crises de panique, font des cauchemars et ne dorment pratiquement pas. C’est pourquoi il est très important qu’ils puissent trouver ici une stabilité, qu’ils puisent se poser et nommer ce qu’ils ressentent. »

Pour que le nom de cet école soit connu et compréhensible par tous, il fallait, plus qu’un acronyme obscur, un symbole aussi fort que simple : « Thot est le dieu égyptien qui a inventé la langue pour diffuser le savoir », conclut Judith Aquien. Cela signifie aussi : « Transmettre un horizon à tous. »

 


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