Du jeune inspecteur des finances contestataire à l’homme d’Etat social-démocrate, la carrière de Michel Rocard a été une évolution plutôt qu’une continuité. Mais elle montre aussi une constance dans la personnalité morale.
Ceux qui voient dans la carrière politique de Michel Rocard une continuité parfaite ont bien de la chance. Une amitié de soixante ans – j’ai fait sa connaissance en 1956 – m’amène à la conclusion inverse : je suis frappé de son évolution. Il y a bien loin en effet du jeune inspecteur des finances des années 60, qui défile le poing levé et l’œil allumé à la tête des maigres cortèges du PSU, en proférant des slogans révolutionnaires, au vieil homme d’Etat, la paupière tombante et le visage marqué par la maladie, qui médite avec une lucidité aiguisée par l’expérience sur l’incompatibilité entre le devoir de vérité et les outrances de la démocratie d’opinion.
Oui, si continuité il y a, elle relève de ce que Pierre Bourdieu appelait l’illusion biographique. C’est bien du même homme qu’il s’agit, mais qu’est-ce que l’identité d’un homme ? En apparence au moins, une convention intellectuelle fondée sur une continuité biologique.
Rocard commence sa carrière en contestataire, il la termine en social-démocrate classique.
Rocard commence sa carrière en contestataire, en minoritaire, et même en rebelle. Son mot d’ordre est celui d’autogestion, venu de la CFDT, qu’il oppose au socialisme bureaucratique et autoritaire. Il la termine en social-démocrate classique, admirateur de la démocratie sociale des pays scandinaves et de l’Allemagne rhénane. Ce politique longtemps inclassable, mélange introuvable de technocratie saint-simonienne et de libertarisme proudhonien, termine sa carrière dans la cour des Invalides, entouré du respect sincère de la nation et des hommages hypocrites de la classe politique, plus pressée de louer son parler-vrai que de le reprendre à son compte. Il y a dans ce parcours quelque chose qui évoque irrésistiblement un grand homme d’Etat oublié de la IIIe République, Aristide Briand. L’avocat nantais a commencé sa carrière avec son ami Fernand Pelloutier comme propagandiste de la grève générale révolutionnaire, il la termine en symbole de la négociation sociale et de la laïcité tolérante ; européen convaincu, apôtre de la paix et fondateur moral de la Société des nations.
Dans les deux cas, évolution plutôt que continuité ; mais aussi, car il faut faire sa part à l’individu, constance dans la personnalité morale.
Depuis la mort de Michel Rocard, on parle beaucoup de ce parler-vrai qui fut sa marque de fabrique. Sait-on que l’expression n’est ni de Rocard, ni de ses amis, mais de Péguy ? Rocard n’était guère lecteur de Péguy, mais cette rencontre terminologique est un puissant symbole : dans le grand oratorio péguyste qui oppose la mystique à la politique, le parler-vrai est du côté de la mystique. C’est même à cela qu’on la reconnaît…
Faut-il que la politique soit si profondément le domaine du mensonge pour que le parler-vrai suffise à désigner la particularité d’un homme, pour ne pas dire sa bizarrerie. Oh ! tous les hommes politiques possèdent leurs vérités : les vérités qui les distinguent et même qui les opposent ; les vérités socialistes, les vérités libérales ; les vérités de gauche et de droite. Mais non la vérité tout court, celle qui n’appartient à personne, et qui ce faisant interpelle tout le monde. Pilate lui-même interroge Jésus : «Qu’est-ce que la vérité ?»
Ils sont quatre ; en tout cas j’en vois quatre, qui ont eu le courage de préférer la vérité tout court à leur vérité particulière. Quatre qui ont pensé que la démocratie ne consiste pas à affirmer que le peuple a toujours raison, mais qu’il suffit de ne pas prétendre avoir raison contre le peuple. Et qu’il est parfois nécessaire, au lieu de lui faire la cour, de le placer devant ses responsabilités, parfois même ses contradictions. Ce sont de Gaulle, naturellement, et Raymond Barre à droite ; Pierre Mendès France et Michel Rocard à gauche. Ce n’est pas pour rien qu’aucun d’entre eux n’a jamais été reconnu par la classe politique comme l’un de ses membres à part entière ; tous quatre ont été accusés d’ourdir un lien direct avec le peuple par-dessus les partis. Rocard appartient à ces hommes qui forment une passerelle entre la démocratie gouvernée du passé (Georges Burdeau) et la démocratie gouvernante du futur.
Rocard était convaincu que le laxisme faisait pour premières victimes les plus démunis.
Rocard, comme avant lui Mendès, est l’adepte d’une idée qui a mauvaise presse à gauche : la rigueur. Et particulièrement la rigueur économique. Celle-là est-elle l’arme de la droite, la forme économiquement correcte de l’injustice ? Ou la contrepartie nécessaire de la lutte contre les inégalités ? Rocard était convaincu que le laxisme faisait pour premières victimes les plus démunis. Je n’ai pas besoin de dire que ce parti pris suffisait à faire de lui un minoritaire à gauche.
Historiquement, la deuxième gauche est une sensibilité politique nouvelle au sein de la gauche, née de la guerre d’Algérie. Le clivage qui a alors opposé le molletisme entendu comme le colonialisme de gauche aux adversaires de la guerre d’Algérie et de la torture est infiniment plus fort que celui qui oppose aujourd’hui les hollandistes et les frondeurs sur le code du travail. La guerre d’Algérie, vécue du côté des intellectuels et des milieux politiques, est une affaire Dreyfus à l’échelle non d’un individu, mais de tout un peuple. Il serait trop simple d’opposer schématiquement les milieux laïques, sensibles avec beaucoup de prescience aux risques de l’islamisme naissant, aux milieux religieux, catholiques, protestants, juifs, révoltés par l’identification de la France à une puissance coloniale oppressive et massacreuse. Il y a pourtant dans toute cette affaire l’expression d’une sensibilité politique à fondement religieux, dont Michel Rocard, protestant d’origine, se fait le porte-parole quand il rédige, en tant que fonctionnaire à sa sortie de l’ENA, un rapport qui allait faire date sur les camps de regroupement en Algérie.
La critique de l’hypocrisie de gauche est une composante essentielle du rocardisme.
Cette connotation morale, qui a fait longtemps du courant rocardien le principal bénéficiaire des voix chrétiennes au sein du PS, restera un des critères essentiels de la deuxième gauche. La gauche moderne a d’abord été une gauche morale, il ne faut pas l’oublier à un moment où c’est la gauche radicale qui tend à se parer des plumes de la moralité. Avec toutefois une différence essentielle, car il y a deux morales : le moralisme, qui consiste à faire la leçon à l’adversaire, et la véritable éthique politique, celle qui sans cesse exige de chacun qu’il s’interroge sur lui-même. La critique de l’hypocrisie de gauche est une composante essentielle du rocardisme.
Quand, en 1985, Michel Rocard démissionne du gouvernement Fabius pour protester contre l’instauration de la proportionnelle – moyen déguisé de jeter le Front national dans les jambes de la droite modérée -, c’est un acte plus moral que politique qu’il pose. Le socialisme, disait Péguy, sera moral ou ne sera pas. Et Rocard, socialiste modéré, n’était pas modérément socialiste.
Naïveté ? Idéalisme adolescent ? Je ne le crois pas, quand je vois en France comme dans le reste du monde le socialisme déstabilisé, moins par le capitalisme libéral que par les accusations d’opportunisme et de corruption proférées par sa propre clientèle.
Décoloniser les peuples de l’ancien empire, dominés par la puissance coloniale ; décoloniser la province, écrasée par le centralisme parisien ; décoloniser la société civile, asphyxiée par une société politique autiste et coupée du peuple : tel fut le programme du rocardisme, et pas seulement de Michel Rocard.
Faut-il rappeler que la Deuxième Gauche, le livre fondateur d’Hervé Hamon et de Patrick Rotman, est tout entière consacrée à la CFDT, et que c’est par extension qu’on a ensuite étendu l’expression au rocardisme ? Faut-il rappeler que le mot d’ordre d’autogestion, porté par les rocardiens, est l’importation au sein du PS d’une grande idée régulatrice formulée par la même CFDT dans le contexte de Mai 68 ?
C’est pourquoi, en demandant qu’Edmond Maire, l’ancien secrétaire général de la CFDT, prenne la parole à côté du président de la République lors de la cérémonie des Invalides en son honneur, Michel Rocard a eu raison d’honorer la dette de reconnaissance qu’à travers lui la gauche tout entière a contractée à l’égard du syndicalisme autogestionnaire et décentralisateur. Certes, nous sommes aujourd’hui loin de Mai 68, et Rocard avait depuis longtemps abandonné certaines illusions, ou plutôt certaines impatiences du rocardisme, mais cette trajectoire est exemplaire jusque dans ses renoncements. Et, pour l’essentiel, elle n’a pas dévié de sa direction originelle, qui était de réaliser l’idéal démocratique par excellence : celui de faire de la société un acteur politique.
Tout cela mis bout à bout compose un personnage atypique et un peu baroque ; mais c’est cette excentricité politique qui fait sa fécondité pour l’avenir. Pas si loin au fond de l’idéal socialiste à la française, celui de Saint-Simon, prophète de l’organisation, mais aussi de Proudhon, prophète de l’association. Cette auto-organisation des travailleurs libres, qui a porté le mouvement ouvrier français depuis près de deux siècles, est aujourd’hui, après la chute du Mur et des illusions marxistes, plus vivante que jamais. Marx nous a fait perdre un siècle, mais la dureté du capitalisme mondialisé est en train de nous aider à rattraper le temps perdu.
Il avait compris que l’ère de l’hégémonie du politique sur la société était en train de s’achever.
Tout cela est bel et bon, direz-vous, mais Michel Rocard a échoué puisqu’il n’a jamais réussi à se faire élire président de la République ! Un jour que j’étais allé le voir à Matignon et que je lui reprochais de ne pas faire assez dans divers domaines, il me répondit : «Tu as raison, mais ces reproches, tu me les feras quand je serai au pouvoir !» Voilà qui en dit plus long que tous les discours sur «l’enfer de Matignon» – l’expression est de lui -, quand les deux premiers personnages de l’Etat ne s’entendent pas. Mais faudrait-il donc être président pour réussir sa vie, à commencer par sa vie politique ? A ce compte, Gambetta, regardé comme le fondateur de la République, a échoué puisqu’il n’a exercé le pouvoir que soixante-treize jours ! Echec aussi de Mendès France qui n’a été président du Conseil qu’un peu plus de sept mois ! Et que dire de Jean Jaurès, l’homme-légende de la gauche et du socialisme, qui n’a jamais exercé le pouvoir ! Ont-ils manqué leur vie ? Ont-ils été moins influents sur le destin de la France que le maréchal Soult, le recordman de la durée à la tête de l’exécutif depuis la Révolution française et le prête-nom de Guizot sous la monarchie de Juillet ?
C’est pourquoi l’héritage de Rocard, c’est moins peut-être ses réalisations gouvernementales, depuis la paix en Nouvelle-Calédonie jusqu’à la CSG, qu’une tentative de réponse à la question majeure : à quelles conditions la démocratie est-elle possible au siècle de l’individualisme et de la consommation qu’avait annoncé Tocqueville ? En ce sens, il a été un moment de notre conscience politique. Il serait abusif de faire de Rocard et du rocardisme l’inspirateur direct de tous les mouvements qui travaillent aujourd’hui la société dans ses profondeurs. Mais il avait compris que l’ère de l’hégémonie du politique sur la société était en train de s’achever : pour que la politique devienne quelque chose pour tous, il faut qu’elle cesse d’être tout pour quelques-uns.
>>> Retrouvez cet éditorial dans le numéro de Marianne en kiosques.
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