Depuis sa disparition samedi à l’âge de 87 ans, les hommages ont afflué en mémoire d’Elie Wiesel. Ce mardi 5 juillet, la chaîne Arte a programmé à 22h30 son film documentaire « Messager de la mémoire ». A son tour, « Marianne » lui rend ici hommage.
Une gentillesse. Vraie, pas surjouée. Une bonté, même, qui se trahissait à cette voix posée, à ce murmure qui semblait en appeler à autrui, et qui résonnera indéfiniment dans nos mémoires.
Dire, ici, dans Marianne, qu’Elie Wiesel laisse un vide immense ? Souligner qu’avec lui, c’est l’une de ces étincelles de sainteté chères aux maîtres du hassidisme qui vacille et s’éteint ?
Un constant, par un poignant souci du monde
C’est la moindre des choses, et les témoignages de condoléances qui affluent depuis le samedi 2 juillet des quatre coins du monde vers Manhattan où résident sa femme Marion et son fils Elisha expriment assez bien la douleur de la perte et le sentiment de irréparable. A 87 ans, Elie Wiesel, survivant d’Auschwitz et prix Nobel de la paix, vient d’achever une existence marquée par un constant, par un poignant souci du monde.
Nous avions, dans ce journal, connu des divergences avec lui. Des divergences parfois intenses, notamment sur l’équipée anglo-américaine en Irak. La rectitude de son amour pour Israël fut remarquable, et il compte parmi ceux qui, au climax de la vocifération antisioniste, n’ont ni désarmé ni dételé – mais l’on eût aimé qu’il sache s’effrayer, aussi, de l’autisme annexionniste d’une certaine droite qui soutient aujourd’hui la coalition Netanyahou-Lieberman.
Une sommité demeurée accessible malgré le prestige
Elie Wiesel l’admet d’ailleurs volontiers dans ses Mémoires : sa compréhension de la politique n’est pas d’abord politique ; elle est tributaire d’une autre dimension de l’expérience, d’ordre éthique. Elle recueille le souffle, le rouah, de voix venues de l’autre rive. Politique placée sous la surveillance de la prophétie. Est-ce à cela que songeait Barack Obama lorsqu’il déclara, ému par la disparition d’un de ses interlocuteurs les plus fidèles : « Après que nous avons marché ensemble parmi les fils de fer barbelés et les miradors de Buchenwald, Elie m’a dit des mots que je n’ai jamais oubliés : La mémoire est devenue un devoir sacré pour tous les hommes de bonne volonté » ? C’est cela, aussi, que l’auteur de ces lignes a aimé chez cette sommité demeurée accessible malgré le prestige, malgré les honneurs.
Souvenirs d’une interview pour un quotidien national – ce devait être en 2005, peut-être 2006 – où me frappe, déjà, le courage intellectuel mais aussi l’évidente humanité de l’écrivain connu jusqu’ici par moi de ses seuls livres. Entre le très jeune journaliste et l’immense Nobel, cet affrèrement spontané, et ce sentiment, jamais dissipé, d’évoluer avec quelques amis communs, au premier rang desquels Bernard-Henri Lévy, sur la même fréquence mentale – bref, cette certitude d’une communauté de réflexes.
Certitude, d’abord, que l’« Holocauste », selon le terme qu’il privilégiait, est un événement épochal. Une rupture du monde, une nuit, qui forcent à penser, surtout à agir, autrement.
En ces jours où la personnalité révérée éclipse l’écrivain merveilleux, c’est le sens, au fond, que délivre la Nuit. François Mauriac, lorsque lui parvinrent ces 200 pages transies de l’âme des disparus, ne s’y est pas trompé et leur a offert une préface.
« Jamais je n’oublierai cette nuit…»
Commotion de ce récit où Wiesel donne une arche de papier à ses parents et à sa sœur suppliciés par l’hitlérisme, et dont on aurait tort de négliger la sombre beauté. « Jamais, écrit-il, je n’oublierai cette nuit, la première nuit de camp qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée. Jamais je n’oublierai cette fumée. Jamais je n’oublierai les petits visages des enfants dont j’avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet. Jamais je n’oublierai ces flammes qui consumèrent pour toujours ma foi. » Et parce qu’il s’était fait le serment de ne jamais oublier tout cela, l’enfant de Sighet avait fait un vœu, dès avant l’éclosion de sa célébrité littéraire : « Que toujours, partout où un être humain serait persécuté, [il] ne demeurerai[t] pas silencieux ».
C’est ce serment, bien sûr, qui recèle le secret de sa trajectoire de lumière, aux confins du messianisme, dans le monde né du souvenir de l’horreur nazie. Face aux sceptiques, face aux relativistes, face aux culturalistes et aux pervers, Wiesel est de ceux qui, comme l’a rappelé François Hollande, n’ont pas cédé sur la défense des droits de l’homme. Jamais. Deuxième certitude : ces droits sont imprescriptibles, et ils valent qu’on se batte pour eux – partout, jusqu’au Darfour… Grandeur, donc, d’un universalisme qui postule que le judaïsme n’existe pas pour judaïser le monde, mais pour l’humaniser.
Un autre souvenir, pour finir. C’est un matin gris d’automne – 2011, sans doute. Elie Wiesel est venu à Paris, malgré la fatigue et, déjà, la maladie. Il vient de publier Cœur ouvert. Dans le petit cénacle que j’anime, nous l’avons réquisitionné pour une grande heure de conversation filmée. Il s’est laissé faire. Il se tient, frêle et pourtant fort, entre Laurent-David Samama et moi, sous la lumière des projecteurs. Nous avons surpréparé, il répond avec spontanéité. Toujours la même voix douce, qui le dispute aux silences. Et puis, soudain, cet aveu, que nous n’avions pas vu venir : « Ma vraie passion, vous savez, c’est l’étude, l’étude partagée avec les jeunes… » C’est pour cela que nous l’aimons.
>> Retrouvez cet hommage ainsi que le texte de Michaël de Saint-Cheron, « Adieu, mon maître, mon plus qu’ami », dans Marianne en kiosques ce vendredi 8 juillet.
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