Irlande : le spectre d'un nouveau mur

Dans l’île gaëlique, toujours fragile après des années d’un conflit intérieur sanglant, l’opinion se divise sur les conséquences du Brexit.

«La frontière avec l’UE serait là !» Casque blanc sur la tête, veste jaune fluo, George Osborne, le chancelier de l’Echiquier, en visite lundi 6 juin à Warrenpoint, désigne les vertes collines de l’autre côté de la rivière, en République d’Irlande : «Si le Brexit l’emporte, nous ne sommes sûrs de rien, si ce n’est que nous aurons une frontière en dur avec l’UE.» Et d’énumérer les conséquences désastreuses, à son sens, qui déferleront sur l’Irlande du Nord, une économie encore fragile, largement dépendante des subsides européens (8,4 % du PIB), à la fois dotée d’un important secteur public (28 % des emplois, soit 10 % de plus qu’en Angleterre), et largement agricole (6 % des emplois, un secteur censé recevoir 2,5 milliards d’euros au titre de la PAC entre 2014 et 2020).

«Quarante-cinq pour cent du commerce se fait avec la République d’Irlande. Le retour aux frontières serait une catastrophe», confirme Kieran Grant, directeur financier du deuxième port de fret d’Irlande du Nord, pointant le flux de camions chargés d’acier, de bois et d’alimentation animale, en provenance de l’UE. «Warrenpoint est le cinquième port britannique en termes de croissance. Il emploie 65 personnes, 200 journaliers et génère 1 400 emplois dans la région. Nos camions font jusqu’à quatre rotations par jour, ce qui serait impossible si on fermait la frontière», poursuit le quadragénaire, inquiet de perdre une part d’activité au profit de Cork ou Dublin, au sud.

«Tous ceux qui ont plus de 35 ans se souviennent très concrètement de cette frontière», soupire Conor Patterson, président de la Newry & Mourne Enterprise Agency, une coopérative-pépinière d’entreprises basée à Newry, à 10 km de Warrenpoint. Démontés voici quinze ans, 16 postes de l’armée britannique et le plus grand héliport d’Europe surveillaient la frontière, survolée en permanence par des hélicoptères. Attente et fouilles étaient le lot des familles vivant des deux côtés. «En remontant cette rue, un jour, ado, je me souviens d’avoir été contrôlé – et humilié – par trois patrouilles militaires successives, ajoute ce père de quatre enfants, en pointant l’artère qui longe le canal au centre de Newry. Plus jamais ça !»

Né voici cinquante-trois ans d’un père chômeur de Newry et d’une mère native de Dundalk, à 10 km, côté irlandais, Conor Patterson incarne l’histoire récente de l’île, et les bienfaits du processus de paix. «En 1972, au début de la période des Troubles [le conflit nord-irlandais qui a duré de 1969 à 1998 et coûté la vie à 3 500 personnes], le taux de chômage était de 29 %. Aujourd’hui, il est à 6 %. Et la plupart des emplois sont dans le secteur privé», se félicite ce titulaire d’un master en économie à l’université de Dublin, expatrié faute d’emploi en Ecosse avant de rentrer à Newry, en 1995. Grâce à la levée des contrôles douaniers initiée par l’UE, «de la périphérie, nous nous sommes retrouvés au centre, stratégiquement situés à mi-chemin entre Dublin et Belfast. Toutes les grandes enseignes se sont implantées ici. Quand le Tigre celtique a été frappé par la crise, il y avait des kilomètres de queue devant nos centres commerciaux», rappelle-t-il.

« Quarante-cinq pour cent de notre commerce se fait avec la République d’Irlande. Le retour aux frontières serait une catastrophe. » Kieran Grant 

A 65 km plus au nord, Belfast offre un tout autre visage. Là, la division intercommunautaire est palpable, incarnée par un «mur de la paix» séparant catholiques et protestants, et les célèbres peintures murales aux motifs vengeurs et guerriers. Planté en plein centre d’un quartier divisé, à Antrim, le centre social et sportif Girdwood Community Hub accueillait ce10 juin le Shankill Women’s Centre – centre de femmes d’une rue déshéritée à dominante protestante, hérissée de drapeaux unionistes, d’églises et de mémoriaux aux victimes d’attentats de l’IRA. A deux pas du musée de l’ex-prison de Crumlin Road, où près de la moitié des dirigeants nord-irlandais actuels ont séjourné, le bâtiment a été construit grâce au fonds européen Peace III.

Une cinquantaine de femmes assistent à une présentation didactique puis contradictoire du Brexit, suivie de votes interactifs. Marian O’Neill, pimpante grand-mère de 62 ans, se dit plutôt hostile à l’UE : «Je n’aime pas la façon dont ce pays a changé. On ne voit plus de fermiers dans les champs, ni de chiens, ni de meules de foin. Et je n’aime pas non plus Angela Merkel», nous confie-t-elle. «Nous ne prenons pas parti. L’idée est de stimuler le débat sur l’UE, encore inexistant voici six mois ici, via ces femmes, qui passeront ensuite le témoin», rétorque le jeune Conor Houston, de l’ONG Center For Democracy And Peace Building, active dans la gestion du passé et l’héritage du conflit. Il se flatte ainsi d’avoir amené les Shankill Road Defenders, un groupe loyaliste de musique traditionnelle, à jouer le jour de la saint Patrick pour le gouvernement irlandais. «L’accord politique du vendredi saint a organisé la division du pouvoir entre les deux communautés. Mais, sur le terrain, la division existe encore. Il faut se concentrer sur la réconciliation», estime-t-il.

Une société encore divisée

Décorée par la reine en 2011, Betty Carlisle, la directrice du centre de femmes de Shankill Road, se dit «toujours indécise». Mais elle verrait d’un mauvais œil se tarir les fonds alloués à ses projets, comme la construction d’un grand centre pour les femmes des deux communautés. «Au temps du conflit, beaucoup d’hommes ont fait de la prison, et leurs épouses ont dû les remplacer. Cela a brisé de nombreuses familles, et laissé beaucoup de gens sans qualifications. Aujourd’hui, les paramilitaires sont toujours là, ainsi que les problèmes de drogue, d’alcool, de dépression et d’emploi», énumère la quinquagénaire, cadette d’une fratrie de neuf, partie travailler en usine à la fin de ses études secondaires.

Fils d’un syndicaliste dans le textile le jour, membre de services de sécurité le soir, Lee Reynolds, 41 ans, conduit la campagne du très conservateur Democratic Unionist Party (DUP), le seul parti local pro-Brexit. L’ex-travailleur social dégaine un flot de chiffres attestant combien le royaume se saigne pour l’UE et croulera sous l’argent une fois libéré de ce fardeau. Concernant l’Irlande du Nord, il assure que «notre départ n’aura aucune conséquence. L’UE était une bonne idée dans les années 70, plus aujourd’hui. Et il n’y aura pas de troisième guerre mondiale en Europe».

«L’Histoire a montré que dès qu’il y a eu vide il y a eu violence», s’inquiète au contraire John Barry, élu local vert et professeur de politologie à la Queen’s University de Belfast. «Sous la surface, notre société est toujours divisée, violente et traumatisée. Beaucoup souffrent de troubles physiques et mentaux. Quatre-vingt-quinze pour cent de nos écoles sont toujours communautaires. Qui d’autre que l’UE nous donnera les fonds pour désintoxiquer les esprits et poursuivre le processus de paix ?» conclut le politologue.

 

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