Débat entre Bernard Thibault et Pierre Moscovici : "L'Europe sera sociale ou ne sera plus"

A l’heure où L’Elysée, Matignon, le Medef, la CFDT, Force ouvrière et la CGT se déchirent sur la loi Travail, et alors que le Royaume-Uni vient de voter la sortie de l’Union européenne, « Marianne » remet ces joutes en perspective, dans une Europe ravagée par le dumping social et menacée dans son existence même par la montée de populisme. En demandant à Pierre Moscovici, commissaire européen à l’Economie et aux Finances, et à Bernard Thibault, ancien secrétaire général de la CGT, et membre du conseil d’administration de l’Organisation internationale du travail (OIT) de confronter leurs points de vue. Extraits.

>> Ce débat a été publié dans le numéro de Marianne du 3 juin 2016, avant les résultats du Brexit.

 

Marianne : Pierre Moscovici, vous présentez la flexisécurité, la nécessité de réformer le marché du travail, comme «une évidence». Pourquoi une évidence ?

Pierre Moscovici : Je suis heureux de débattre avec Bernard Thibault. Nous partageons le souhait d’une Europe plus forte économiquement et plus cohérente sur le plan social. Si nous réfléchissons ensemble à cet objectif, en partant aussi du prisme français, une chose est claire, du point de vue européen : l’ampleur du chômage en France, 21e taux le plus élevé dans l’Union, est inacceptable. Or, empiriquement, nous avons constaté que les pays qui ont réformé avec succès leur marché du travail, à moyen terme – car ces réformes ne créent pas de l’emploi de façon immédiate -, réduisent plus significativement leur chômage en permettant à de nouveaux entrants de trouver un travail. C’est la raison pour laquelle la Commission plaide pour la flexisécurité.

N’étant plus aujourd’hui ni ministre ni parlementaire, je n’ai pas à me prononcer sur les débats qui ont cours en France, je ne peux faire que quelques remarques générales. On sait qu’une réforme a plus de chances de convaincre si elle a été concertée en amont, et débattue démocratiquement. Le Premier ministre, Manuel Valls, a reconnu certains aléas. Et elle est plus forte si elle est équilibrée. Le marché du travail doit être plus souple, mais il faut aussi plus de sécurité pour les travailleurs, je souligne bien, les travailleurs. C’est aussi pourquoi la Commission européenne met l’accent sur l’éducation initiale et sur la formation tout au long de la vie.

 

Marianne : Bernard Thibault, avec Force ouvrière, la FSU et Solidaires, la CGT ne cesse pas la bataille contre le projet de loi El Khomri. Pourquoi ?

« Va-t-on avoir en Europe les conflits parmi les plus brutaux de tous les continents ? »Bernard Thibault : Je ne suis plus membre de la direction de la CGT et je siège au conseil d’administration de l’Organisation internationale du travail (OIT). Militant engagé, je m’oppose au prétendu bien-fondé de cette refonte du code du travail. Je déplore d’abord la méthode, des plus brutales, le gouvernement ayant produit 130 pages de modifications du code du travail sans réunir les syndicats, avant d’agiter la menace du 49-3 à l’intention des récalcitrants. Sur le fond, ensuite, je m’oppose à ce texte car il n’existe pas d’exemple où la fragilisation des règles du travail crée de l’emploi. Au contraire, décentraliser les droits sociaux au niveau des entreprises est un marché de dupes. Car ces dernières seront en concurrence quand nous aurions besoin qu’elles financent solidairement la sécurisation des parcours professionnels. Ainsi la photographe sociale du monde que je livre dans La troisième guerre sociale est mondiale* révèle qu’un travailleur sur deux dans le monde n’a pas de contrat de travail, 73 % n’ont pas de protection sociale, la moitié d’entre eux, pas de retraite. Le Sénégal, l’Inde, ou les Etats du Golfe ne possèdent quasiment aucune réglementation. Ils devraient donc nager dans le plein-emploi ! Eh bien, c’est tout le contraire : précarité et misère y dominent.

C’est pourquoi l’OIT et nombre d’experts alertent sur le risque d’une nouvelle conflagration économique mondiale en exhortant les Etats à ne pas diminuer les sécurités dont bénéficient les travailleurs. On pourrait donc attendre de la Commission européenne qu’elle porte aussi ce message. Mais non, hélas… Au contraire, les réformes du code du travail prônées par Bruxelles en Italie en Espagne ou au Portugal, où le nombre des travailleurs couverts par les conventions collectives a fondu de 2 millions à 300 000 salariés, introduisent des fragilités sociales sans favoriser l’emploi. Je rappelle que, en 1944, l’OIT a promu le concept selon lequel le travail n’est pas une marchandise. Que, en 1945, la nécessité de concevoir un espace politique européen permettant de régir nos différences, voire de constituer un continent où la paix perdure, faisait l’unanimité. Or, sur un plan politique, cette Europe promeut désormais des mouvements nationalistes et racistes. Va-t-on avoir en Europe les conflits parmi les plus brutaux de tous les continents ?

 

Pierre Moscovici, partagez-vous cette analyse selon laquelle, lorsqu’on ne répond pas aux attentes sociales, les citoyens plébiscitent les extrêmes, au point de menacer l’Europe ?

P.M : La France est, avec l’Autriche, le pays européen où l’extrême droite est la plus forte : le populisme menace en effet l’Europe et notre pays. Nous approchons même d’un moment dangereux – le climat politique est de plus en plus évocateur des périodes sombres de notre histoire. Dans un contexte sans doute moins dramatique, une même tentation est à l’œuvre que dans les années 30, où le malaise social a débouché sur le nationalisme. Je garde d’ailleurs en mémoire la phrase de François Mitterrand devant le Parlement européen : « Le nationalisme, c’est la guerre. » Tous ceux qui souhaitent au contraire que l’Europe grandisse et ont à cœur un certain internationalisme sont invités à lutter frontalement contre les populismes – en France, contre le Front national.

« La gauche doit continuer à parler à l’électorat FN »Quand j’ai commencé ma trajectoire politique il y a vingt ans, j’avais une conception un peu naïve de ce qu’était son électorat, et j’inclinais à le diaboliser. Elu d’un territoire industriel en souffrance économique et sociale, j’ai eu ensuite l’occasion de rencontrer des électeurs de ce parti – qui d’ailleurs étaient aussi souvent les miens. C’était pour beaucoup des ouvriers déstabilisés par la mondialisation et qu’inquiétait la perspective du déclassement. Je suis convaincu qu’aujourd’hui la gauche doit continuer à leur parler, à les convaincre. Même sur la réforme du marché du travail.

Le travail n’est pas une marchandise, vous avez raison, mais – c’est là que je me sépare de vous – je persiste à penser que les réformes réussies des marchés du travail créent des emplois. D’où mon conseil d’être à la fois défensif et offensif, et toujours plus inventif que conservateur. Ainsi, il y a vingt ans, le site de Sochaux comptait 14 000 emplois de production et nous voulions conserver cette base industrielle, tout en sachant que nous ne pourrions pas sauver tous ces postes. Aujourd’hui il n’y en a plus que 10 000. Quand j’étais président de l’agglomération du pays de Montbéliard, je me suis donc battu pour les emplois dans l’automobile, mais j’ai aussi encouragé la création d’entreprises de diversification dans d’autres secteurs industriels, dans l’innovation ou dans les services.

B.T : J’admets que Pierre Moscovici est sincère quand il déclare vouloir lutter avec intransigeance contre les populismes. Mais cette assertion est contradictoire avec certaines pratiques de l’UE. A propos du Brexit, par exemple : la négociation avec la Grande-Bretagne a autorisé ce pays à ne plus verser la totalité des prestations sociales britanniques aux migrants. De fait, cela génère un message qui valide dans nos institutions la discrimination entre travailleurs… et nous met en contradiction avec la convention 143 de l’OIT. 

« L’Europe sera sociale ou ne sera plus »

Par ailleurs, si l’Union européenne produit du droit, on ne peut déposer ni plaintes ni réclamations à son encontre. Incapables de dessiner une Europe séduisante sur le plan social, nos gouvernants n’incitent pas les Etats membres à ratifier le même nombre de conventions internationales de l’OIT, hors les huit fondamentales. De fait, Pierre Moscovici, l’UE entretient donc un espace de mise en concurrence des travailleurs qui attise le racisme ! Vécue comme une arme de dumping social, la directive sur le détachement des travailleurs doit absolument être révisée. Comme je l’explique dans mon livre, je milite plutôt pour une élévation des droits sociaux de l’ensemble des travailleurs, quelles que soient leur nationalité, leur origine et leur confession religieuse. Si les divisions que j’évoque devaient s’agrandir, il ne nous resterait plus qu’à constater l’avis de décès de l’Europe.

P.M. : Il y a une attente élevée d’Europe sociale. Je la partage. J’irai même plus loin, l’Europe sera sociale ou ne sera plus. Il faut en finir avec le dumping, et avec une situation où, à travail égal, le salaire n’est pas égal. Cependant, ne tirons pas sur le pianiste bruxellois. Ou, plus exactement : n’exigeons pas trop de lui…

 

Que voulez-vous dire ?

P.M. : Que l’Europe n’est pas un super Etat doté de superpouvoirs. Historiquement faible dans le domaine social, elle ne peut imposer des réformes qui ne sont pas de sa compétence, ou compliquées du fait de la règle de l’unanimité. Surtout, la responsabilité se situe largement au niveau des Etats membres. La commission Juncker propose donc d’ériger un socle européen de droits sociaux afin d’évaluer les réformes des Etats avec trois dimensions : 1) égalité des chances et de l’accès au marché du travail ; 2) conditions de travail justes et équilibre des droits et des obligations des travailleurs et employeurs ; 3) accès à des services essentiels de qualité. En mars, elle a lancé la révision de la directive sur le travail détaché. Le but visé est que toutes les règles relatives à la rémunération du pays d’accueil, et non plus d’origine, s’appliquent enfin à ces recrues. Car nous ne voulons ni de concurrence déloyale ni de convergence sociale par le bas. A Bernard Thibault, à toutes les forces sociales et politiques progressistes, voici ce que je propose : plutôt que de taper sur l’Europe, sortons du cercle vicieux qui alimente un nationalisme destructeur. Face aux populismes, nous avons un défi à relever ensemble.

 

Bernard Thibault, vous êtes tenté par l’appel que vous lance Pierre Moscovici ?

B.T. : Je ne nie pas l’hypocrisie de nombre de chefs d’Etat ou de gouvernement qui se défaussent de leurs responsabilités sur les institutions bruxelloises. Pour autant, l’UE possède sa marge de manœuvre propre. En juillet 2015, lorsque la Commission envoie à la France une série de recommandations pour réformer son marché du travail, elle ne pipe pas mot sur la sécurité des travailleurs. Et elle préconise même de favoriser, tant au niveau des entreprises que des branches, les dérogations au droit…

P.M. : Je réfute cette simplification. Une recommandation n’est pas une réquisition, mais une analyse suivie d’une suggestion. Si la France fait sa réforme du travail, je peux vous assurer que ce n’est pas le résultat d’un oukase de Bruxelles ! Nos recommandations insistent sur la nécessité d’éduquer tout au long de la vie. Je veux aller plus loin et dire ce que je crois. Nous avons vécu des années de crise qui ont donné lieu à des réformes dites structurelles – réformes des retraites, du marché du travail, par exemple – qui ont touché des acquis et donné la sensation que la réforme, c’est un recul. Mon ambition est de rendre à la réforme le sens progressiste. Cela suppose aussi de modifier l’équilibre des priorités : continuer, bien sûr, à réduire les déficits parce qu’une dette coûteuse et improductive nous empêche d’investir dans nos services publics ; mais aussi, embrayer sur des réformes structurelles de deuxième génération qui relancent le progrès social.

« Si, au sein de l’Union, les Etats sombrent dans ce maelström du moins-disant social, les travailleurs du monde n’auront plus de référent »

Justement, vous parlez de réformes structurelles. Une internationalisation plus solidaire et progressiste est-elle envisageable ?

P.M. : Oui. Ne nous interrogeons plus seulement sur la quantité, mais aussi sur la qualité de la dépense publique. Les investissements préparent l’avenir en défendant la cohésion sociale. Je souhaite que tous ceux qui sont attachés à l’Europe sociale cessent de s’ériger contre ce que fait la Commission, mais se mobilisent plutôt pour lui donner plus de compétences.

 

Bernard Thibault, comment relancer le progrès social ?

B.T. : Il faut promouvoir la justice sociale, c’est là la meilleure façon de garantir la paix, selon les principes qui prévalaient en 1945, et dont nous nous sommes éloignés. Quand 95 % des travailleurs sont couverts par les conventions collectives en France, c’est une référence internationale. En effet, si, au sein de l’Union, les Etats sombrent dans ce maelström du moins-disant social, les travailleurs du monde n’auront plus de référent. Un accord se mène dans la plus grande opacité entre l’UE et les Etats-Unis. J’aimerais que, dans le cadre de ces discussions, l’UE se montre beaucoup plus exigeante sur les paramètres sociaux.

P.M. : Contrairement à sa réputation, la Commission européenne ne promeut pas les petits boulots ou les contrats zéro droit. Non, Bernard Thibault, c’est l’inverse : elle souhaite que le CDI soit la base du droit du travail de demain ! Mais je veux marquer un point d’accord final avec vous. Représentant la Commission européenne au G20, je souhaite que ces réunions acquièrent une dimension sociale. Nous avons fait, dans le cadre du G20, des progrès considérables contre la fraude fiscale, avec par exemple l’échange automatique d’informations, le reporting des données comptables et fiscales pays par pays, afin que les multinationales paient enfin leurs impôts là où elles créent des richesses et engrangent des profits. Pourquoi ne pas envisager un G20 social pour adopter une démarche comparable en matière de droit du travail ? Le G20 n’est pas par définition voué à la régression sociale. Quand il y a du vent dans les voiles, une pression positive de l’opinion publique, c’est un levier efficace de changement.

B.T. : Il faudra au préalable former un peu les chefs d’Etat, cela fait si longtemps qu’ils n’ont pas travaillé cette matière… Avant ce G20 social, nous aurons une occasion majeure de poser ces questions lors du centenaire de l’OIT. Il est grand temps, selon moi, de lui redonner un rôle aussi important que celui du FMI ou de l’OMC.

 

*Combats, de Pierre Moscovici, Flammarion, 220 p., 19 €.
*La troisième guerre mondiale est sociale, de Bernard Thibault, Editions de l’Atelier, 144 p., 15 €.

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