Au bout de l'individualisme : la violence

Face à ce climat de violence qui s’est installé en France, il nous faut, plutôt que de se lancer dans des analogies bancales, se pencher sur sa nature. Emotion contre raison, profondément individualiste et assurément anti-démocratique.

A la base du sombre malaise qui s’est emparé des Français depuis un an et demi, il y a le sentiment d’être guettés comme des proies sans défense par une violence multiforme, imprévisible, irrationnelle. Au plus haut degré dans l’échelle de Richter de cette violence, il y a bien sûr les attentats organisés ou « franchisés » par l’Etat islamique : Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher, le Bataclan, un chef d’entreprise décapité, les policiers de Magnanville sauvagement assassinés chez eux. Avec le sentiment que l’islam, s’il n’est pas toujours coupable, n’est pas à la hauteur de la réplique.

Bien plus bas dans l’échelle de la violence, mais non de l’ignominie, des casseurs qui s’en prennent à un hôpital pour enfants malades en marge d’une manif syndicale. Avec le sentiment que ni la police ni la CGT n’ont été à la hauteur de la réplique.

Encore plus bas, les bagarres de supporteurs alcooliques, qui contribuent à faire de notre saint foot, avec son fric et sa triche, sa drogue et ses chantages, son chauvinisme et sa vantardise, une sorte d’encéphalogramme plat de la dignité humaine. Avec le sentiment que les autorités sportives ne sont jamais à la hauteur de la réplique, quand elles ne sont pas complices.

Et, de grâce, que l’on ne vienne pas nous ressortir, comme on le fait rituellement, que les routes et les rues du Moyen Age n’étaient pas sûres du tout, que la guerre de 14-18 fut un immense carnage et le colonialisme, une cascade de crimes racistes. Ce qui importe, au lieu de se livrer à des analogies bancales, c’est de tâcher de comprendre la nature propre de la violence d’aujourd’hui, pour tenter d’y porter remède.

1. La violence est le primat de l’émotionnel sur le rationnel. Toute notre société est faite pour annihiler les efforts séculaires que la civilisation a déployés afin de permettre à l’esprit humain de dominer ses émotions et d’accéder à l’universel grâce à la raison. D’où la tyrannie de l’image, qui proclame le bien-fondé de toutes les émotions, à commencer par les plus basses : l’envie, la peur, la haine ; qui applique son miroir déformant à toute réalité, et laisse l’individu seul, en proie à ses passions primaires. C’est au bout du compte l’extinction des Lumières, la défaite du XVIIIe siècle et une régression sans précédent dans la marche en avant de l’esprit humain. Tout notre siècle proclame, à travers ses images, sa philosophie, ses institutions, le droit absolu de l’individu à se laisser aller à ses passions tristes, à commencer par la violence. C’est l’individualisme qui a fondé la société moderne ; c’est lui qui la détruira.

2. Du coup, c’est toute l’anthropologie de la gauche qui se trouve remise en cause. Héritée du XVIIIe siècle, avec toute son ambition émancipatrice, mais aussi toute sa naïveté, elle reprend sans la corriger l’hypothèse de l’innocence originelle de la nature et son prolongement le plus fou, celui du socialiste Charles Fourier, qui proclame la compatibilité de toutes les passions humaines dans une harmonie universelle. C’est la rédemption chrétienne sans l’hypothèse du péché originel, ou l’émancipation freudienne de l’Eros sans la présence de Thanatos. Dans ce contexte, la violence n’est rien d’autre que la réaction légitime à l’oppression et, depuis Marx, cette oppression ne saurait être qu’économique et sociale. Or ce n’est pas celle-ci qui explique la folie meurtrière des sectateurs de Daech, pas plus que ce n’est le projet de loi Travail qui explique le déchaînement de violence des casseurs, et encore moins leur propre condition qui explique l’envie d’en découdre des bandes abruties de supporteurs dans le football. Face à toute cette tératologie surgie des entrailles de l’être humain, la gauche n’a rien à dire. Il faudra plus qu’une motion de congrès ou l’organisation d’une primaire pour la réconcilier avec l’anthropologie de Pascal, de Proudhon, de Simone Weil.

3. La violence est un déni de démocratie ; ou, plus précisément, elle se situe au point exact où le libre arbitre de l’individu qui se sent mesure de toute chose se sépare de l’idéal universaliste. Sade avait demandé aux individus « encore un effort pour être républicains », et cet effort, c’était, tenons-nous bien, le déchaînement sans règle de toutes les passions. Il s’est trouvé de beaux esprits pour adhérer, ou feindre d’adhérer, à ce dérèglement de tous les sens.

Nous en sommes arrivés au point où l’individualisme totalitaire, celui de l’individu seul, mais plus encore celui des communautés, ne supporte plus la règle démocratique, qui n’est rien d’autre que la reconnaissance chez autrui des mêmes droits que l’on adjuge à soi-même. Ce qui soulève tous les sectateurs de la violence, c’est le sentiment que la règle majoritaire est une intolérable oppression des droits des minorités, et des exigences de leur bon plaisir.

De sorte qu’au fond du creuset ne subsiste que la haine, cette haine qui aujourd’hui suppure de toutes les plaies de la société, exsude de tous les fanatismes sectaires. L’individualisme a étouffé tous les sentiments qui fédèrent une société, l’honneur aristocratique, la charité chrétienne, la solidarité prolétarienne, la fraternité républicaine. La réponse ne relève pas de la politique ordinaire, mais d’une réforme intellectuelle et morale qui finit un jour par surgir du fond même de la misère humaine.

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