La préfecture de police de Paris a expliqué ce mercredi 22 juin, en toute candeur, qu’elle était trop occupée à réprimer les migrants et que faute de moyen pour nous réprimer, nous, elle ne peut nous laisser manifester demain. Aucun d’entre nous ne peut plus échapper à la question : quel est notre seuil de résistance ?
Rien n’est plus profondément enraciné en l’homme, peut-être, que le désir de l’ordre. Un monde stable, un monde cohérent, aux règles claires, arbitré par des arbitres impartiaux. C’est de ce désir que naissent les sociétés. Mais c’est aussi ce désir qui nous aveugle à l’injustice, tant il est douloureux de s’avouer que non, nous ne vivons plus dans un état de droit ; nous ne vivons plus en démocratie ; il n’y a aucune relation quelle qu’elle soit entre mérite et richesse ni savoir et pouvoir. Comment prendre conscience de cela quand, Européen, Français, on a grandi avec l’heureuse conviction d’être né dans le seul coin du monde qui ait su sortir de la barbarie ? Aussi nous faisons tout pour de ne pas voir, et traitons de fous ceux qui voient. Nous tirons sur le messager que nous accusons d’aimer le chaos qu’il dénonce.
Mais aujourd’hui il n’est plus temps. Il n’est plus temps de nous raconter que les jeunes gens qui luttent pour la préservation de la planète ne sont qu’une bande d’anarchistes qui se rebellent pour le plaisir afin de fermer complaisamment les yeux sur la mort de Rémi Fraisse et l’assignation à résidence de militants écologistes. Il n’est plus temps de nous convaincre que les personnels soignants, les cheminots, les psychiatres et psychanalystes, les intermittents du spectacle, ne sont que des feignants qui refusent obstinément de se plier aux nécessités économiques.
Il est temps d’aller manifesterIl est temps d’aller manifester, pour voir de ses propres yeux. Voir que les cortèges de manifestants ne sont pas formés d’une plèbe avide de sang mais de femmes et d’hommes dont la fatigue se peint sur les visages ; ouvriers humiliés d’être sans cesse présentés comme des coûts par ceux dont ils font les profits ; fonctionnaires méprisés par une population dont ils instruisent les enfants et soignent les vieillards ; artistes qui osent croire que sans beauté, il n’est plus d’humanité. Voir ces visages, parler avec ces femmes et ces hommes, et se défaire du mépris qui les peint comme ignorants et irresponsables ; puis reporter ses regards sur ceux qui les méprisent, les infantilisent, les matraquent, les interdisent, et prendre conscience que ce sont eux, les faces de pierre, les têtes de chiffre, qui sont hors du monde, hors l’humanité parce que ces faiseurs de nécessité ne croient plus à la liberté. A l’ère de l’anthropocène, il n’est pas de nécessité. C’est l’homme qui fait l’homme, qui l’opprime ou l’émancipe. La soumission aux lois de l’économie n’est que la validation des désirs des oppresseurs, le ralliement à une anthropologie toute négative qui ne connaît que désir de puissance et pulsion de mort.
Tout le monde connaît l’apologue du pasteur Niemöller :
Quand ils sont venus chercher les socialistes, je n’ai rien dit
Parce que je n’étais pas socialiste
Alors ils sont venus chercher les syndicalistes, et je n’ai rien dit
Parce que je n’étais pas syndicaliste
Puis ils sont venus chercher les Juifs, et je n’ai rien dit
Parce que je n’étais pas Juif
Enfin ils sont venus me chercher, et il ne restait plus
Personne pour me défendre
Il est temps de regarder en face la dérive autoritaire d’un continent
Rien n’est plus facile que de transposer ces mots à notre époque. En Chine, Apple, créature du vénéré Steve Jobs, enferme ses ouvriers dans des usines et quand ils se jettent par les fenêtres, met des filets sous ces fenêtres pour les repêcher. Un racisme insidieux nous convainc que cela n’arrive qu’aux autres, et pourtant, aux Etats-Unis des employés sur les chaînes alimentaires travaillent en couche-culotte parce qu’ils n’ont pas droit aux pauses-pipi, en Europe la jeunesse est décérébrée dans les call-center, en Grèce la misère, faut-il continuer ? Nous savons tous, pour peu que nous voulions le savoir, que le scandale est total et l’oppression s’étend. Elle nous menace tous, sinon en notre personne, du moins en nos enfants.
Il est temps de regarder en face la dérive autoritaire d’un continent. En Espagne, filmer la police est interdit ; en Grèce, les gouvernements élus sont mis sous tutelle ; au sein des instances européennes, l’Agence de Défence Européenne conçoit, placidement, l’écrasement militaire des troubles sociaux causés par l’aggravation de la crise économique. Aucun d’entre nous ne peut plus échapper à la question : quel est notre seuil de résistance ? La préfecture de police de Paris expliquait ce matin, en toute candeur, qu’elle est trop occupée à réprimer les migrants et que faute de moyen pour nous réprimer, nous, elle ne peut nous laisser manifester demain. Demain devrait être le jour où nous disons non à l’oppression, oui à la liberté. Sinon demain, Mardi prochain ; sinon Mardi, quand ? Avant qu’il soit trop tard.
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