Interdire une manifestation syndicale: du jamais-vu depuis la guerre d'Algérie

Depuis les débordements de la manifestation anti-loi Travail de mardi dernier à Paris, le spectre a surgi d’une interdiction pure et simple du défilé de la CGT prévu ce jeudi 23 juin. Une menace agitée par François Hollande et Manuel Valls en personne. Sauf que les derniers exemples en date d’une telle décision, en France comme chez nos voisins proches, renvoient à des références auxquelles le pouvoir socialiste ne voudrait sans doute pas être associé…

Interdire une manifestation syndicale. L’idée paraît incroyable, en France en 2016, mais c’est pourtant bien la menace clairement brandie par le gouvernement socialiste face aux opposants à sa loi Travail depuis les débordements qui ont émaillé leur défilé parisien mardi dernier. « Je demande à la CGT de ne plus organiser ce type de manifestations sur Paris. Au cas par cas, car on ne peut pas prononcer une interdiction générale, nous prendrons nos responsabilités« , a lancé Manuel Valls dès le lendemain sur France Inter. Dans la foulée, François Hollande a confirmé l’éventualité d’une interdiction au Conseil des ministres, a rapporté le porte-parole du gouvernement Stéphane Le Foll : « A un moment où la France accueille l’Euro, où elle fait face au terrorisme, il ne pourra plus y avoir d’autorisation de manifester si les conditions de la préservation des biens et des personnes et des biens publics ne sont pas garanties« .

Sur l’air fameux du « il est interdit d’interdire », le syndicats ont bondi pour dénoncer un assaut contre la démocratie. Eux ont prévu de défiler une nouvelle fois dans les rues de Paris ce jeudi 23 juin. Et refusent tout net le « compromis » proposé par le gouvernement : un rassemblement statique. « Le préfet a insisté pour que l’action de jeudi soit contrainte à un rassemblement place de la Nation ou sur une autre place parisienne. Les organisations syndicales d’Ile-de-France ont catégoriquement refusé cette proposition« , écrivent ce mardi 21 juin dans un communiqué commun la CGT, FO, FSU, Solidaires, Unef, UNL et Fidl, qui promettent de faire dans l’après-midi « des propositions alternatives de manifestations itinérantes » auprès de la préfecture.

De Michel Debré à Margaret Thatcher

Quelles que soient ces nouvelles propositions, la menace plane donc clairement : d’ici à jeudi, la préfecture de police peut interdire à tout moment la manifestation. Un tel choix ferait date : pour retrouver trace, dans l’histoire de la Ve République, de l’interdiction d’une manifestation organisée par les syndicats, il faut en effet remonter à… la guerre d’Algérie ! « Le pouvoir avait alors interdit plusieurs manifestations organisées à l’appel de la CGT« , nous confirme Danielle Tartakowsky, présidente de l’université Paris VIII et spécialiste des mouvements sociaux. Manuel Valls, premier chef du gouvernement à interdire une manifestation syndicale depuis Michel Debré, la référence a de quoi faire trembler au PS. D’autant qu’en 1961-1962, le préfet de police responsable de la mise en oeuvre de l’interdiction n’était autre qu’un certain… Maurice Papon.

Quant à l’interdiction d’une manifestation organisée par des syndicats en opposition à une loi sociale, « c’est totalement inédit« , selon Danielle Tartakowsky, qui alerte par ailleurs sur les conséquences potentiellement explosives d’une telle décision : « Du point de vue de la défense des biens et des personnes, interdire un rassemblement est très dangereux car les forces de l’ordre ne peuvent prévoir les déplacements des manifestants« . Lesquels, piqués au vif par ce qu’ils verront comme une violence du pouvoir, ne manqueront pas de se faire entendre dans la rue mlagré tout. L’affaire du métro Charonne, le 8 février 1962, constitue un exemple historique sanglant de ce risque. Ce jour-là, malgré l’interdiction de la préfecture, plusieurs milliers de manifestants se réunissent à Paris à l’appel du Parti communiste et de la CGT, pour protester contre la guerre d’Algérie et les attentats de l’OAS. Très vite, les rebelles sont refoulés par la police aux abords du métro Charonne, puis chargés. S’ensuit une bousculade dans la bouche du métro, qui fait 9 morts dont 8 militants de la CGT.

Depuis la guerre d’Algérie, les gouvernements successifs se sont bien gardé de recourir à l’interdiction d’une manifestation syndicale. Et chez nos voisins, les exemples ne sont guère plus valorisants pour le trio Hollande-Valls-Cazeneuve… « Cela pourrait rappeler le bras de fer entre Margaret Thatcher et les mineurs britanniques« , souligne Danielle Tartakowsky. Nous sommes alors en 1984-1985 et la « Dame de fer » refuse de plier devant les mineurs grévistes qui protestent contre la fermeture d’une vingtaine de mines de charbon. Les manifestations sont interdites et les contrevenants sévèrement réprimés par la police. Le conflit, qui durera un an, fera trois morts et plus de 20.000 blessés.

Si Manuel Valls veut éteindre le conflit rapidement, il serait bien inspiré de jeter un coup d’oeil dans le rétro de l’Histoire avant de prendre une décision…


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