A deux mois et demi du lancement programmé de la chaîne d’information du service public, qui devrait prendre le nom de France Info, le projet est plus enlisé que jamais. La faute à la sourde rivalité entre France Télévisions et Radio France, priés de collaborer pour bâtir ce nouveau média… en dépit d’une profonde défiance réciproque.
>> Cet article a été publié une première fois le 14 juin 2016.
Au téléphone, une journaliste de France Télévisions nous fait écouter le bruit derrière elle. « Vous entendez la perceuse ? » Effectivement, des travaux sont en cours non loin. Dans l’atrium du siège parisien de France Télévisions, on monte le plateau de la nouvelle chaîne d’information que le service public doit lancer le 1er septembre. Un projet mené en accéléré depuis que Delphine Ernotte a été nommée aux commandes de France Télé l’an dernier. Il y a quinze jours, la patronne du groupe était auditionnée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) en compagnie des autres dirigeants de l’audiovisuel public impliqués dans le projet, dont son homologue de Radio France, Mathieu Gallet. Selon nos informations, il a été acté au cours de la conversation que la future chaîne occuperait bien le canal 27 de la TNT, préempté par l’Etat. Officiellement, donc, tout va bien : le projet est sur les rails et une « offre d’information continue » du service public, bâtie conjointement par les rédactions de France Télé et France Info, apparaîtra à la rentrée sur les ondes et le web.
Sauf qu’en fait, à part ça, rien ne va… A France Télévisions, c’est malaise à tous les étages tant le flou est immense. Pressée de questions par les équipes, la direction reste mutique et se contente de poster fièrement sur Twitter des photos du futur plateau. D’où l’inquiétude des rédactions, qui s’est propagée à Radio France. Au point que le 8 juin, les sociétés des journalistes (SDJ) de France Info, France 2, France 3 et du site Francetvinfo ont pour la première fois dénoncé ensemble un projet « pas viable en l’état ». Une apparente unité qui cache en réalité le cœur du problème : la sourde rivalité entre les équipes de France Télévisions et celles de Radio France, deux groupes aux cultures différentes qui se méfient l’un de l’autre comme de la peste.
Pourtant, tout n’avait pas si mal commencé, pour un projet miné dès le départ par les arrière-pensées politiques. La volonté de lancer une chaîne d’info publique émanerait en effet directement de l’Elysée, où l’on s’agace de la puissance de BFMTV. Visiblement décidés à satisfaire leur tutelle, Delphine Ernotte et Mathieu Gallet ont plusieurs fois affiché leur bonne entente sur le dossier. Une dizaine de groupes de travail mêlant des représentants des deux groupes planchent depuis plusieurs mois sur le projet, sous la houlette de Germain Dagognet, ex de TF1 et LCI propulsé l’été dernier directeur délégué à l’information de France Télévisions. Mais c’est en entrant dans le dur – c’est à dire le concret – que les problèmes sont apparus.
La polémique sur le nom symbolise à elle seule l’étendue des tensions. Les dirigeants du service public veulent que le futur média s’appelle France Info. Un casus belli pour les journalistes de France Télévisions, d’autant que leur groupe a lancé en 2011 sa propre marque unique d’information, Francetvinfo, qui s’est hissé dans le peloton de tête des sites d’actualité. « L’hypothèse d’un troisième nom n’a jamais été sérieusement évaluée », déplore Ilan Caro, le président de la SDJ de Francetvinfo. « Il vaudrait pourtant le coup de mettre quelques milliers d’euros pour trouver un nom novateur, qui ne corresponde pas à une marque préexistante. » Mission quasiment impossible en moins de trois mois. « Rien n’est signé là-dessus. Pour l’instant, les projets de maquettes prennent en compte plusieurs marques possibles. Ça peut encore s’appeler France 1 », tempère un acteur du dossier, sans trop y croire.
« Si on a des infos contradictoires, qui décidera ? »
L’autre inquiétude porte sur l’harmonisation des informations, qui remonteront de plusieurs rédactions… au risque de ne pas être les mêmes ! « Si on a des infos contradictoires, on ne sait pas comment ça va se passer : qui décidera ? », s’inquiète Ilan Caro. Un problème qui se pose avec encore plus d’acuité sur le numérique : en cas de breaking news, quelle information le site et l’application du futur média devront-ils donner ?
Au-delà de ces désaccords, la mouture de la future chaîne info, qui sera alimentée par les différentes antennes du service public, donne une furieuse impression de bricolage. France Info doit ainsi fournir des rappels de titres, une interview politique, une émission sportive et un « talk » autour de l’actualité ; France 2 et France 3 se chargeront des reportages, tandis que France 24 a été appelée à la rescousse pour remplir les cases restantes. Pour donner un peu de cohérence à ce joyeux fouillis, une équipe de 168 personnes, chargées d’habiller infos et images, est en cours de « recrutement ». Le mot est exagéré, puisque la plupart d’entre elles seront en réalité détachées par France Télé et Radio France. « Ce truc est totalement délirant ! On n’a plus un rond, on rame pour faire nos JT et on va demander à chaque service de donner un journaliste », explose un cadre de France 2, qui s’alarme : « On est en train de se faire totalement enfler par France Info ! »
De fait, dans cette affaire, la station publique apparaît comme la grande gagnante. Ce projet lui permet d’assouvir ses ambitions sur la vidéo et le numérique, tout en donnant un nouveau souffle à sa marque, menacée d’être ringardisée par BFMTV. C’est pourquoi, à la Maison de la Radio, la chaîne info est plutôt bien accueillie. « Il y a des difficultés de construction, mais tout n’allait pas se faire du jour au lendemain », plaide Nicolas Teillard, journaliste à France Info et président de la SDJ de Radio France. Qui fait remarquer, au passage, qu’il aurait été incohérent de bâtir un tel projet sans s’appuyer sur le « savoir-faire » de France Info, « la première chaîne qui a fait de l’information en continu en France ».
« Au lieu de bâtir un projet innovant, on en est à éviter de vexer Pierre, Paul ou Jacques. »
Le problème, c’est que les journalistes de France Télévisions se sentent floués. D’autant qu’ils sont loin de faire confiance à leurs petits camarades de l’autre côté de la Seine… « Le fait d’avoir autant impliqué Radio France dans cette démarche est source de plus de problèmes que de solutions. Plutôt que de bâtir un projet éditorial innovant, on en est à éviter de vexer Pierre, Paul ou Jacques », confie un journaliste. L’une de ses collègues est moins policée : « Si la chaîne est trop cheap et qu’un mec de France Info raconte des conneries, ça risque de nuire à notre image globale », s’inquiète-t-elle. Réponse acide glanée du côté de la Maison ronde : « Les gens de France Télé racontent partout que les journalistes de France Info ne recoupent pas leurs infos. Je ne leur fais aucune confiance, vu la manière dont ils nous chient sur la gueule. » Et dire qu’il ne leur reste plus que deux mois et demi pour travailler ensemble…
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