Filière de Strasbourg : la chair à canon de Daech sur le banc des accusés

Revenus de Syrie, ces jeunes gens recrutés à Strasbourg ont été « déçus » par leur djihad… Circonstance aggravante, le frère d’un des prévenus a été filmé alors qu’il égorgeait un prisonnier et finira son parcours parmi les terroristes du Bataclan. Le procès de la filière djihadiste de Strasbourg s’est achevé mardi. Le jugement sera rendu le 6 juillet. Récit.

« Karim, mon aîné, habitait Strasbourg, il était embauché comme caissier dans une station-service, il avait son appartement, sa voiture et il allait se marier. Foued, le plus jeune, habitait à Toulouse et je devais aller demander sa fiancée en mariage. Ils priaient normalement. C’est notre religion, on ne va pas la renier parce que des gens embarquent les gamins là-dedans et leur remplissent la tête d’autres choses. Je n’ai rien vu de suspect, puis ils sont partis en Syrie dans la même semaine. […] Quand je parlais avec lui sur Skype, le grand me disait qu’il allait se sauver. Il allait demander l’autorisation à son émir pour qu’il lui donne ses papiers pour qu’il puisse rentrer. Et puis après j’ai plus eu de nouvelles pendant quatre jours, j’étais en pleurs avec ma sœur au téléphone… et d’un coup ça a sonné en bas à la porte. J’ai ouvert la fenêtre et puis j’ai vu Karim. Je lui ai dit : « Il est où ton frère ? » et j’ai jeté mon téléphone…»

Lorsqu’elle parle de ses fils au téléphone, le 18 novembre 2014, Fatima Hajji, une Marocaine de 47 ans, sait que le plus jeune est resté « là-bas », mais n’imagine pas un instant ce qui va se produire un an plus tard : son retour dans la peau d’un terroriste, kalachnikov à la main et gilet explosif sur les épaules, paré pour perpétrer un carnage, avec deux complices, dans l’enceinte du Bataclan, avant d’y mourir.

Six mois plus tard, Mme Hajji, foulard sur la tête, se glisse avec sa fille sur les bancs de la 16e chambre du tribunal correctionnel, à Paris, où l’on juge son aîné, Karim Mohamed Aggad, né en 1990 à Wissembourg (Rhin), en compagnie de six de ses « collègues », comme il les appelle. Elle ne raterait pas une miette de ce procès où son « gamin » risque une lourde peine pour avoir répondu aux sirènes d’un recruteur charismatique dont les beaux discours l’ont convaincu de tout lâcher pour aller « combattre le régime de Bachar ». Et il le lui rend bien, lui qui arbore fièrement sur son tee-shirt moulant les lettres « AJ », en rouge sur fond noir. Clin d’œil à sa maman ou coquetterie d’un garçon dont sa sœur ne cache pas qu’il est une « fashion victim ».

Ils ont beaucoup parlé au téléphone, Karim et sa maman, au cours de cette année 2014. Lui essayait de la calmer depuis la prison : « On dirait que je suis à Guantanamo ! Je suis dans un hôtel 5 étoiles ! Arrête de te casser la tête pour Foued ! La vie, elle continue. Parce que tu crois que j’allais prendre trente ans ou quoi ? Moi, j’ai rien fait du tout. Lui [Foued], ils ont des preuves contre lui. Là, il a égorgé dans la vidéo. Moi, j’ai fait quoi ? J’ai jamais été au combat. Je suis en prison, j’apprends ma religion, qu’est-ce que tu veux de plus ? Tu veux me voir coucher avec des Beurettes, aller en discothèque, fumer du shit, c’est ça que tu veux ? Ils vont pas me garder trente ans. Je suis primaire. J’ai toujours travaillé. Ils vont m’ouvrir mon cerveau, ils vont me retirer ma partie radicale et ils vont refermer ? T’inquiète pas pour Foued… »

« Faire de l’humanitaire »

« Ben si, je m’inquiète », répondit ce jour-là Mme Hajji, mère intuitive qui durant les trois mois que son fils a passés en Syrie est restée en contact permanent avec les mamans de Redouane Taher, de Banoumou Kadiakhe, d’origine sénégalaise, et de Mokhlès Dahbi, tous les trois nés dans la région strasbourgeoise en 1989, comme elle ne lâchait pas le père d’Ali et de Mohamed Hattay, né en 1990 et 1991, tous dans le box aujourd’hui, tous rescapés de cette équipée dont ils parlent comme s’ils s’étaient laissés embarquer dans un épisode de « Koh-Lanta » qui aurait tourné au cauchemar.

Un voyage qui s’est révélé sans retour pour deux des leurs, abattus à un check-point par ces frères musulmans à qui ils rêvaient de porter secours, tandis que le dixième, Foued, décidait de mourir en martyr, comme il en rêvait. Karim avait avoué un jour à sa mère qu’il voulait « partir en Syrie faire de l’humanitaire », mais elle s’y était opposée car c’était « un pays en guerre ». Du coup, il lui avait fait croire qu’il s’envolait pour Dubaï, où l’attendait un job dans la restauration. Foued lui avait tenu le même discours. C’est le 8 janvier 2014, un peu plus de trois semaines après leur départ pour Antalya, en Turquie, qu’ils l’avaient brièvement appelée pour dire que tout allait bien. Loin de ces voyous qui narguent les magistrats dans les prétoires, ils parlent à voix basse et ne donnent pas de leçons à la Terre entière.

La fois suivante, elle avait entendu des « bombardements » au loin, mais ils avaient encore tenté de la tranquilliser en lui disant qu’ils ne faisaient que « la garde » des villas où ils se trouvaient. Ils ont encore appelé une fois, par Skype, du premier cybercafé où ils ont réussi à se faufiler, fin janvier. Foued s’était laissé pousser la barbe, Karim s’était plaint du fait que la charia s’appliquait aussi pour eux, tous les deux avaient pleuré… Elle a fini par comprendre qu’un certain Mourad Fares (incarcéré en France lui aussi) avait réussi, en trois ou quatre rencontres, à leur incruster dans la tête l’idée qu’il était de leur devoir à eux, sunnites, d’aller défendre leurs « frères et sœurs » persécutés par le clan alaouite au pouvoir en Syrie…

Loin de pleurer sur leur sort, les sept survivants de cette équipée improvisée affichent bonne humeur et décontraction, sauf quand la présidente ne comprend pas leurs réponses, ce qui est fréquent, car même si la magistrate a appris à décrypter les « MDR » et les « LOL » qui ponctuent leurs échanges enregistrés par la police, c’est peu dire qu’ils ne parlent pas la même langue. Un peu comme eux avaient du mal à comprendre ce qui se passait autour d’eux dès lors qu’un passeur les a fait entrer en Syrie, de nuit, à pied : seul l’un des sept comprenait l’arabe qui se parlait « là-bas », les autres étaient complètement perdus, même quand on essayait de leur apprendre le maniement du kalachnikov, cours théorique vu qu’ils manquaient de munitions – ils n’ont tiré qu’une fois, le dernier jour d’une formation militaro-religieuse qui n’aura duré que quinze jours, car dehors la situation s’envenimait entre les différentes factions rivales.

Ben Laden, Messi et Shakira

Pas un mot plus haut que l’autre, Redouane, Mohklès, Banoumou, Karim, Mohamed, Ali et Miloud se présentent comme des jeunes hommes timides, pudiques, courageux mais pas téméraires. Loin de ces voyous qui narguent les magistrats dans les prétoires, ils parlent à voix basse, ne donnent pas de leçons à la Terre entière et peu de fil à retordre aux gendarmes qui les encadrent. Avant le grand départ, ces touristes du djihad ont acheté dix vestes du même modèle et de la même couleur (noire) pour se protéger des froideurs de l’Orient en hiver. La présidente veut y voir une sorte d’uniforme, l’un d’eux lâche la vraie raison de ce choix : les vestes étaient en solde.

Ils s’imaginent à l’abri des foudres de la justice parce que leur « association de malfaiteurs » n’a pas fait de victimes, mais auraient-ils pu semer la mort en France ? S’ils ont une quelconque agressivité au fond d’eux-mêmes, ils la cachent bien. Ils ont effectivement coché la case « combattant » dans ce hangar où ils ont été conduits après leur arrivée en Syrie. Mais avaient-ils le choix ? Argent et vêtements confisqués, sauf deux tenues et leurs vestes, ils ont été passés à la question chacun à leur tour : nom, prénom, groupe sanguin, motivation, question piège : « Voulez-vous être combattants ou martyrs ? » « On ne pouvait pas choisir ambulanciers », remarque l’un d’eux. « J’ai pris la solution la moins pire, répond un autre, faut comprendre où on a atterri. » « Deux jours avant on était au bord de la mer, à partir de là, on est des marionnettes », marmonne un troisième. « Je tiens à ma vie », dit simplement Karim Mohamed Aggad. Le début d’une forme de cauchemar, loin de toutes ces vidéos gobées pendant des mois sur le Net…

On les sent manipulables, corvéables comme les guetteurs d’une équipe de trafiquants de drogue. Ils jouaient au foot, fréquentaient les bars à chicha, faisaient vaguement la prière. L’un d’eux avait les photos de ses trois héros dans son ordinateur : Ben Laden, Shakira (la chanteuse) et Messi (le footballeur). Sans que l’un paraisse prendre le pas sur l’autre. Le seul moment où leur vie a été un peu intense, où il leur a semblé avoir du courage et rompre avec cette image de « bon à rien » qui leur collait parfois à la peau, surtout par rapport aux sœurs qui cumulaient les diplômes, c’est quand ils ont décidé de partir au secours de la population syrienne « opprimée ».

La propagande leur disait qu’ils mangeraient des kebabs à tous les coins de rue, habiteraient de belles villas « que t’as jamais imaginées en France » ; ils se sont retrouvés au pain sec et aux lentilles, vivant dans l’angoisse d’être pris pour des traîtres par ces émirs qui régentaient tout, maigrissant, se lavant peu, ballottés entre Armée syrienne libre et Etat islamique, amis un jour, ennemis le lendemain, laissant les petits Strasbourgeois comme des flammeküeches à Marrakech.

Ils pensaient pouvoir à leur retour reprendre la vie d’avant, jouer au foot, draguer les « coquettes », fumer la chicha, faire le marchand ambulant, monter leur microentreprise en allant de temps en temps à la mosquée, pourquoi pas porter plainte comme tout le monde pour le vol d’une carte bancaire. Sauf que personne ne les croit plus, surtout quand ils justifient leurs selfies avec armes longues à la main et autres rodomontades en se retranchant derrière l’ironie... « On a mis les pieds où est-ce qu’il fallait pas », admet Ali Hattaï. « Quand on est partis de là-bas, on nous a traités d’apostats, quand on est rentrés, on nous a traités de terroristes, proteste Karim Mohamed Aggad. Ça me rappelle quand j’étais petit : on me traitait de sale Arabe dans mon village alsacien et d’immigré en Algérie. Je ne sais pas où me situer. Je ne sais pas où j’ai ma place. »
 

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