Femmes de djihadistes, complices ou simples amoureuses ?

Elles ont aimé, admiré, épousé des islamistes radicaux et parfois leur cause. Izzana, Hayat, Selma, Nahla… sont-elles complices pour autant de leurs amants, qui finissent tous, tôt ou tard, rattrapés par la justice et condamnés à de longues peines pour association de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste ? Le journaliste Matthieu Suc, consacre son dernier livre, « Femmes de djihadistes », à ces amoureuses de l’ombre, et tente d’apporter quelques réponses. Entretien.

Marianne : Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux femmes de djihadistes ?

Matthieu Suc : Au départ, j’avais travaillé pour M Le Monde, en juin 2014, sur les islamo-braqueurs, ces grands bandits qui font des allers-retours avec la religion. A l’époque, je m’étais intéressé à Teddy Valcy, un braqueur qui était apparu en 2010 dans la même affaire que Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly, celle de l’évasion avortée de l’artificier des attentats de 1995 détenu à ce moment-là à la centrale de Clairvaux. En juin 2014, je passe donc un mois sur ce dossier d’instruction et garde des éléments de côté, notamment sur les femmes qui naviguent sur des sites de rencontre halal. Quand arrive l’attentat de Charlie Hebdo, en janvier 2015, je connais donc cet ancien dossier par cœur. Pour les portraits des auteurs des attentats de janvier, les Kouachi et Amedy Coulibaly, je relis toutes les dépositions de l’évasion manquée de 2010, y compris les dépositions des femmes. Je suis alors marqué par la puissance de leurs auditions. Ce sont des lionnes, ce ne sont pas des femmes faibles.

Si Izzana, la femme de Chérif Kouachi, joue sur le côté frontal, Hayat Boumeddiene, épouse Coulibaly, elle, minaude. Dans le livre, je révèle qu’en réalité, pour Izzana, c’est Chérif qui l’a briefée. En face, les flics n’ont pas vraiment l’habitude. Certains avaient travaillé sur les affaires basques, corses… Je continue alors mon enquête sur la galaxie Kouachi et assez vite je me rends compte que les femmes sont un peu l’angle mort de l’histoire. Je publie un article sur leur rôle, dans le Monde, le 28 janvier 2015. Quand Fayard me contacte, je pensais avoir fait le tour de la question, et qu’il n’y avait plus grand chose à gratter, surtout que je suis un mec, un mécréant, catho défroqué, athée, la totale. Puis je me prends au jeu. On n’associe pas la violence à la femme… »J’ai été marqué par la puissance de leurs auditions. C’est des lionnes, ce n’est pas des femmes faibles »

La forme du livre est assez particulière. Les portraits de ces femmes interviennent mêlés au récit des différentes étapes, décrites à la seconde près, des attentats de janvier. Pourquoi ?

Matthieu Suc : D’habitude je sais très facilement ce que je veux, mais là je me suis posé pas mal de questions. Je ne voulais pas faire un bouquin catalogue, je me suis donc limité à la sphère Charlie Hebdo. L’idée du factuel sur les attentats de janvier s’explique pour plusieurs raisons. Ça me permettait de tenir mon histoire, d’avoir un fil conducteur, de réunir et faire intervenir les portraits au moment opportun. Ça me permettait de donner une unité, de temps et de lieu. Et puis je ne savais pas comment intercaler les hommes et les femmes. Il fallait quand même raconter les attentats pour rappeler que les femmes dont il est question ce sont les femmes de ces hommes-là. En même temps, si je les mettais trop collées, ça aurait pu laisser entendre qu’elles sont complices de leurs maris alors que pas forcément… Je me suis alors dit que faire un récit alterné était exactement leur place. Quelque part je respecte un peu le principe de non-mixité sur ma construction de récit. Ça me permet de ne pas trop associer ces femmes aux faits et en même temps qu’on ne les oublie pas non plus.

« Elles sont soumises à Dieu mais pas à leur mari »
Sont-elles justement complices de leurs époux ?

Matthieu Suc : Pour l’instant, la justice considère que non. Le curseur se déplace toutefois en fonction des femmes et même sur une même femme ça peut évoluer dans le temps. Pour moi il n’y a pas une vérité. Par exemple, Izzana [la compagne de Chérif Kouachi, ndlr], en 2010 on voit qu’elle adopte une attitude frontale. Elle ne lâche rien. Elle a été briefée par Chérif Kouachi. Est-ce qu’elle cache des choses ? C’est un peu léger mais on est en droit de se poser la question. Alors qu’en 2015, la même Izzana parle beaucoup dans ses auditions. Tout de suite. Peut être parce qu’elle prend la mesure de ce qu’est Charlie Hebdo, alors qu’en 2010 aucune charge n’avait été retenue contre Chérif Kouachi. Peut-être qu’elle comprend qu’elle ne reverra plus son mari. Elle prend ses distances. Elle se démarque très franchement. Pour autant, ces femmes ne sont pas des victimes. Même si des fois elles ont une vie qui n’est pas très heureuse, ce sont des femmes fortes, qui font des choix. Elles sont soumises à Dieu mais pas à leur mari. A la maison, ce sont elles qui dirigent. Religieusement, ce sont elles qui dirigent aussi. Après une fois qu’on a dit ça, est ce qu’elles sont complices ?

Certaines vous ont-elles marqué ?

« Ces femmes ne sont pas des victimes. Même si des fois elles ont une vie qui n’est pas très heureuse, ce sont des femmes qui font des choix » Matthieu Suc : Un peu toutes. Les écoutes d’Aïcha, la femme de l’artificier des attentats de 1995, sont extraordinaires. Elles sont très tendres, comme s’il s’agissait d’un vieux couple, sauf que non, elle va le voir au parloir, en prison, et lui est condamné à perpet plus perpet. Je trouvais que c’était intéressant de montrer cet aspect-là, il n’est pas question de sous-estimer le fait qu’il est question d’un terroriste, qui fomente quinze projets d’évasion à la seconde, mais je voulais aussi montrer les doutes de ces gens-là, leurs sentiments.

Il y a aussi, dans le livre, l’histoire de Diane, la convertie, issue d’une famille aristo, type vieille noblesse de province. Je trouvais que c’était bien de montrer aux gens que l’islam radical touche tout le monde, pas seulement l’immigration maghrébine venue des cités. Ce que j’aimais bien dans cette galaxie c’est que justement ce sont des femmes, qui ont un vécu, elles ont la trentaine-quarantaine, ont une histoire, un passé, une épaisseur. Ce ne sont pas les petites hystériques de 15-17 ans qui viennent de partir en Syrie. Par ailleurs, ces femmes ne sont pas faites d’un seul bloc, elles sont pétries de contradictions. Je le raconte à la fin du livre avec Selma (épouse de Younès Chanaa, condamné en 2016 à six ans de prison pour sa participation dans une filière de djihadistes à destination de la Syrie, ndlr). Selma c’est à la fois la nana qui va faire la guerre à ses copines pour ne pas qu’elles achètent des produits au supermarché dont le symbole représente une croix, comme la croix des croisés, (type les produits de la marque repère Leclerc, les produits javel Lacroix etc. etc.) et qui en même temps passe ses journées à regarder la série américaine Gossip girl ! Ça part dans tous les sens, y compris chez les hommes. Comme Abdelhamid Abaaoud, (le coordinateur présumé des attentats du 13 novembre, ndlr) qui va faire les attentats en baskets oranges… un produit phare de la société de consommation.

Avez-vous pu les approcher ?

Matthieu Suc : Ces femmes, je les ai contactées par tous les biais, avocats, maris, téléphones portables, fixes, courriels etc. J’ai été frapper à leur porte, on ne m’a jamais ouvert. Ce n’était pas une surprise. J’ai pu quand même parler avec les proches de certaines d’entre elles, dont une mère qui m’a dit qu’elle m’aiderait, parce que ça a été « très dur » pour sa fille, et « qu’il fallait que ça sorte ». La fille en question m’a d’ailleurs appelé quelques jours plus tard. Je cite ses propos dans le livre. Elle m’a expliqué être « pour l’application de la charia » mais être aussi « Française« , et dans la mesure où elle vit en France, « respecter les lois ». Une heure après cette conversation, je recevais le coup de fil d’un homme qui m’annonçait que finalement on ne souhaitait plus me parler. Il faut dire que le jour où ladite jeune femme m’a appelé c’était le 14 novembre. Une autre de ces jeunes femmes, un jour, m’a contacté par courriel. Elle me demandait si je pouvais lui envoyer mes questions par avance. J’ai donc rédigé quelques questions. Je sais la défiance que ces femmes peuvent avoir et parfois à juste titre vis à vis des journalistes. Cette deuxième jeune femme me demande alors : « Pourquoi vous me voulez moi ? » Je lui explique. Et elle ne m’a jamais plus répondu. Elle voulait peut être juste savoir ce que j’avais en magasin…

Qu’est ce qui les attire, selon vous, dans le djihad ?

Matthieu Suc : Il y a quelque chose qui me semble très important, c’est que dans le djihad, pour ces jeunes, tu deviens quelqu’un. Tu mets une photo de ton linge sur Twitter ou sur Facebook, tout le monde s’en fout, mais si la photo est prise à Raqqa, tout de suite t’as 10.000 followers, et 300 journalistes qui vont essayer de te contacter. Je me rappelle ce que m’avait dit un nationaliste corse, une vraie crapule, largement responsable de guerres de territoires sur l’île, mais très intelligent. Selon lui, avant en Corse, quand les factions étaient unies, pour en faire partie, il fallait savoir parler corse, il fallait avoir réfléchi à ça, ça et ça, il fallait avoir passé tant de temps à militer etc. etc. Avant de pouvoir prendre la cagoule, il y avait tout un parcours initiatique. Pour illustrer son propos, le nationaliste corse a pris l’exemple d’un jeune homme, facteur dans un petit village. Un homme de petite taille, gros et moche. Le nationaliste ne l’a pas dit comme ça mais c’est l’idée. Dans son village, le jeune homme n’était personne. Mais si tu lui files la cagoule et un flingue, la jolie nana c’est lui qui va l’avoir, le nouveau restaurant qui vient d’ouvrir à Ajaccio, il n’aura pas besoin de réserver, la meilleure table ce sera pour lui, et puis tu passes tes journées à éviter les flics, et là tu deviens sexy. Et pourtant, officiellement t’es toujours facteur, petit, gros et moche. « Tu mets une photo de ton linge sur Twitter ou sur Facebook, tout le monde s’en fout, mais si la photo est prise à Raqqa, tout de suite t’as 10.000 followers »

Quel est leur périmètre d’action ? Tiennent-elles des réunions, comment utilisent-elles internet et les réseaux sociaux, militent-elles au sein d’association ? Qu’en est-il des converties ?

Matthieu Suc : Les converties sont plutôt dans la surenchère. Elles doivent (se) prouver quelque chose. Diane par exemple, l’aristo, elle est à fond. Elle envoie 15.000 SMS à Hayat Boumeddiene, l’épouse d’Amedy Coulibaly. Hayat Boumeddiene, elle, chapote un cheptel de femmes, lors de soirées Tupperware halal, à visée d’endoctrinement. T’as l’impression qu’elle tient les fils. C’est plutôt des nanas intelligentes, une source me disait qu’il y a dix ans, c’est le genre de femmes qu’on aurait trouvé dans la secte de l’Ordre du Temple solaire. Certaines financent ou participent aux œuvres d’associations humanitaires. Izzana, la femme de Chérif Kouachi, aurait été dans une association à Reims qui n’était peut-être qu’un prétexte islamo.

Pour les moyens de communication, on l’a vu avec les attentats de janvier, quand les maris sont sur écoute, les femmes sont celles qu’on n’écoute pas. On le voit dans le livre avec Imène, épouse Belhoucine (soupçonnée d’être partie en Syrie en compagnie de son mari, Mohamed, et d’Hayat Boumeddiene). Un jour Imène regarde un reportage, diffusé sur TF1 au cours duquel les journalistes annoncent la mort en Syrie d’un mec dont l’identité n’est pas révélée. L’individu en question n’apparait que sous son nom de guerre. Imène appelle aussitôt son mari pour lui donner la nouvelle. Là, t’as un minimum de connaissance des activités de ton mec, et de la clandestinité. Une autre fois, Imène toujours, discute sur un forum. Elle parle djihad. Elle dit à son interloctrice : « Ah mais c’est comme moi avant, je pensais comme toi, mais mon mari m’a expliqué. » Les flics se focalisent sur « c’est mon mari qui m’a expliqué« . N’empêche qu’elle, elle est en train de recruter…

La plupart d’entre elles partagent le quotidien d’un homme condamné à une longue peine pour participation à une association de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste. Quel rôle ou quel impact a la prison sur ces femmes ?

« Après la prison, ils se marient tous. Mais dans le même cercle de fréquentations. Ils bouclent la cellule. » Matthieu Suc : Au sujet de la prison, pour la cellule des Buttes Chaumont, à laquelle appartiennent les frères Kouachi, j’ai remarqué qu’avant leur détention, en 2005, pour les membres de la cellule, les nanas passaient un peu au second plan. Aucun d’entre eux n’est marié. Puis ils font tous de la taule, et quand ils sortent ils sont dans le même schéma. Ils sortent, et dans l’année tous se marient. Des fois c’est au bout de six mois. C’est toujours avec des nanas qui partagent plus ou moins leurs conceptions de l’islam radical et en général dans le même cercle de fréquentations : les cousines, la meilleure amie de la femme de bidule, les belles-sœurs… Pour moi, ce type de schéma permet de fermer le cercle, on radicalise en taule, et après on boucle la cellule, en tous cas on reste entre soi et ça permet de souder le groupe, parce que si les nanas se voient aussi, a priori on va rester ensemble.

Pourtant, malgré la prison, selon Géraldine Casutt, docteure en Sciences des religions, rattachée à l’Université de Fribourg, que vous citez dans le livre, ces femmes restent habitées par une sorte de romantisme, qui ferait des moudjahidines des amants plus fiables ?

Matthieu Suc : Souvent ce sont des femmes qui ont eu des expériences malheureuses dans leur vie sentimentale ou ont eu des histoires familiales compliquées. Et d’un seul coup l’islam radical, qui lave plus blanc que blanc, leur donne une deuxième chance. A elles, et à leurs hommes. Celui qui est prêt à donner sa vie pour Allah, est forcément plus fiable. Ce qui n’est pas vrai. Par ailleurs, ce que me disait un barbu, c’est que ce sont des gens qui – au-delà de leurs convictions religieuses – ne croient plus en notre société, et en particulier en la justice. Certaines de ces femmes ont été victimes de vols, d’agressions, sans que cela n’ait eu de suite. Alors que dans l’islam radical, t’as les frères qui viennent derrière. Par exemple, ton mec te tape. Tu vas aller au commissariat, ils vont prendre ta main courante, puis rien. Ces femmes-là vont penser que ça ne mènera nul part. Il y aura une main courante et basta. A l’inverse, je me souviens que Chérif Kouachi est allé jusqu’à excommunier un membre de leur petite bande, parce que dans un soir de folie, ce dernier avait cogné sa femme. Malgré les idées préconçues, il y a un côté protection dans l’expérience qu’ont ces femmes-là de l’islam radical. « Tout le monde se focalise sur les 72 vierges. Mais pour les femmes c’est aussi le jackpot. Avec un mari mort en martyr, elles montent directement d’un cran, puis c’est l’ascenseur vers le paradis pour elles-aussi »

Au-delà du sentiment amoureux, ont-elles quelque chose à y gagner ?

Matthieu Suc : Tout le monde se focalise pour les mecs sur les 72 vierges du paradis. Ça ramène les djihadistes à un truc trivial. Mais il y a une chose très importante. Pour eux, quand t’es martyr, tu montes directement au paradis, à la droite d’Allah. T’évites le purgatoire. Le paradis s’ouvre donc à toi et à 72 personnes de ton choix. Soixante-douze personnes… Avec ça, tu peux arroser jusqu’à tata Simone. Pour ces mecs qui sont souvent en rupture au sein de leur famille à cause de leur adhésion à l’islam radical ou en rupture à cause de leur passé de délinquant, s’ils viennent déjà d’une famille qui baigne dans l’islam radical, c’est l’occasion de se racheter. Il y a ce côté « maman, pour l’instant tu ne comprends pas, mais grâce à moi tu vas voir on va tous se retrouver direct au paradis ». La dimension sacrificielle, très personnelle, très égoïste, permet d’être valorisé. Or, pour les nanas, surtout pour celles qui sont en Syrie, si t’es veuve d’un martyr, tu montes tout de suite d’un cran. Puis c’est aussi ton ascenseur à toi pour le paradis. Parce que t’es quand même dans les 72 personnes choisies par ton mari pour l’accompagner. L’interview d’une veuve d’un combattant français, parue dans la revue de l’EI, Dabiq, après le 13 novembre était éclairante. La veuve s’adressait aux femmes, et leur rappelait qu’il ne fallait pas détourner les hommes de leur mission, les faire céder aux plaisirs terrestres, et qu’au contraire, les femmes devaient raffermir la haine de leurs hommes envers les mécréants, parce qu’après justement ça serait le jackpot. Ils seraient tous (elles comprises), récompensées.
 

*Femmes de djihadistes, par Matthieu Suc, (éd. Fayard).
 

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