Migrants de Calais : fuir à tout prix

Les passeurs ouvrent des voies toujours plus périlleuses aux réfugiés. Depuis le début de l’année, pour rejoindre le Royaume-Uni, ils les lancent, sur l’A16, à l’assaut des camions. Avec, parfois, la mort au bout de la nuit. Reportage.

A la lisière de la «jungle», des ombres défilent sous la rocade plus vite que ne souffle le vent calaisien. Une quinzaine. Cinq minutes plus tard, une autre. Encore une autre. L’endroit et le moment sont bien choisis : l’asphalte n’est pas éclairé, sinon par la pleine lune. Dans la nuit du mercredi au jeudi, jours d’intenses trafics routiers, les camions défilent dans un flot incessant. A 1 h 30, des coups de Klaxon affolés brisent le silence nocturne. Une cinquantaine de migrants armés de trois troncs d’arbres déboulent sur la route, forçant deux poids lourds, qui roulaient à près de 90 km/h, à piler. Panique à bord de la cabine. «Il va y avoir des morts !» s’exclame le policier Gilles Debove, en planque, face à cette scène de western des temps modernes. Pas cette fois-ci, mais trois réfugiés ont été percutés sur la route depuis le début de l’année. Des passeurs entrouvrent l’arrière du camion en deux temps, trois mouvements, d’autres découpent la bâche du toit. Quelques silhouettes parviennent à s’y glisser avant que les sirènes de la cavalerie ne dispersent les autres.

Exactement au même moment, au niveau de l’intersection du périphérique portuaire et de l’A16, un deuxième groupe embrase du bois mort pour former un barrage flambant. Pas de passager détroussé, mais des chauffeurs routiers traumatisés ; et, pour les assaillants, l’espoir de ne pas se faire pincer une fois cachés. Sur le nombre, combien passeront à l’as de la «décontamination» de la police opérée à l’arrière du camion, quelques centaines de mètres plus loin ? Puis aux contrôles du port ou de l’Eurotunnel ? «Les passeurs se font payer pour les faire monter dans le camion, c’est tout», commente Gilles Debove. Dans le «petit bois» d’à côté, une autre équipe de bûcherons improvisés tronçonne des arbres pour une future attaque façon Far West, à la conquête de l’Angleterre. Car, depuis le début de l’année, cela n’arrête pas. Ces embuscades sont devenues leur plan C.

Le plan A, c’était le port, avant que les grilles ne l’entourent. Puis il y a eu le plan B : le tunnel sous la Manche. Un itinéraire bis périlleux qui leur a été fléché par les gros bras de MyFerryLink, ex-SeaFrance, à l’été 2015. Depuis la fermeture du centre de Sangatte en 2002, les migrants ne favorisaient pas l’option rail, trop éloignée de leur camp, trop dangereuse. Les syndicalistes de la compagnie maritime les ont fait changer d’avis, en leur montrant que, quand ils arrivent en masse, Eurotunnel est bien obligé de couper momentanément l’électricité, ce qui leur permet d’envahir les voies de chemin de fer pour s’engouffrer à pied dans le tunnel sans se faire électrocuter.

De la chair à canon

Les membres de la Scop MyFerryLink, née des cendres de SeaFrance, ancien fleuron français qui assurait les liaisons entre Calais et Douvres pour le compte de la SNCF, voient dans l’utilisation des migrants un moyen d’entretenir leur mouvement. Car ils ne sont plus que 400 sur le carreau depuis la mise en liquidation de MyFerryLink, et ce n’est pas suffisant pour bloquer à la fois le port et l’Eurotunnel, et paralyser le trafic transManche. La reprise de leur Scop par l’ennemi juré, l’armateur danois DFDS, a été annoncée le 7 juin 2015 et la nuit même Didier Capelle est mort d’une attaque, laissant seul au gouvernail Eric Vercoutre, son acolyte du Syndicat maritime nord, fondé après que la CFDT a fini par les virer en 2012, et deux ans après l’ouverture d’une information judiciaire pour «abus de confiance, faux et usage de faux, vol en bande organisée» des deux responsables… Pour les marins, les réfugiés sont de la chair à canon. «Et alors ? Il est où, le mal ? Nous défendions notre pain. Il y avait des endroits non gardés, il suffisait de leur montrer», se défend Eric Vercoutre.

Le plan A, c’était le port. Puis il y eut le plan B, le tunnel sous la manche.Pour les migrants, les attaques façon Far West sont devenues leur plan C

Pour les migrants, peu importe d’être instrumentalisés. Ils se jettent en masse, tête baissée, dans le tunnel, émancipés du business des passeurs : 2 000 intrusions par nuit sont recensées à de multiples reprises l’été dernier. En six mois, Eurotunnel en intercepte 37 000. Venus d’Afghanistan, du Soudan, de Syrie, d’Erythrée et d’autres contrées déchirées. Et, après un si long voyage, beaucoup n’ont plus les moyens de financer l’ultime passage. Après ces mouvements de foule, certains tentent des passages en solo ou en petits groupes, plus discrets. Sauf qu’entre-temps Eurotunnel a rétabli les lignes à haute tension. Les faits divers se succèdent : en trois mois, 13 migrants sont retrouvés morts aux abords du tunnel.

Impossible aujourd’hui d’emprunter les chemins montrés par les marins. Le site est sécurisé. «Eurotunnel peut nous dire merci, nous l’avons bien aidé à obtenir 10 millions d’euros d’aides débloqués en urgence par le gouvernement britannique pour financer la sécurisation», ose Eric Vercoutre. Ironie du sort : le seul espoir de reconversion pour les anciens marins dans la région est de devenir agent cynophile de sécurité… maître chien. Eurotunnel en recrute depuis les déboires de l’été dernier. Et ce, en plus d’avoir clôturé le site de barbelés, et posé des grilles sur les ponts pour éviter que les migrants ne sautent sur les camions. En plus d’avoir creusé des douves et coupé des hectares de pins afin que même les lapins soient à découvert aux abords de Calais-Fréthun.

Les tentatives des sans-papiers ont lieu, maintenant, près de la «jungle», «judicieusement placée à moins de 500 m de la rocade et du port, comme mon entreprise, ironise Jean-Pierre Devigne, patron de RDV Transports, située au cœur de la zone Marcel-Doret. La nuit, je demande à mes conducteurs de faire des détours par d’autres routes pour ne pas risquer de se faire piéger. C’est quand même un comble.» Même le jour, aux yeux de tous, les jeunes étrangers se postent à des endroits stratégiques, entre deux parcs logistiques et un magasin de vin et de bière, en attendant qu’un camion ralentisse pour sauter à l’arrière et tenter de s’infiltrer à l’intérieur. Avec un peu de chance, le poids lourd part directement pour l’embarcadère et «les premiers contrôles obsolètes, côté français, ne les repèrent pas : le scanner de marchandises, le détecteur de CO2 et de battements de cœur. Côté britannique, ils ont les chiens en plus. Et, là, si des migrants sont trouvés, c’est nous qui devons payer», enrage le chef d’entreprise. Jusqu’à 2 500 € par migrant pour l’entreprise. Même tarif pour le chauffeur routier. Alors, les conducteurs aussi sont excédés.

A 29 ans et avec dix ans de route derrière lui, Julien Wysocki, avec qui nous embarquons, n’en peut déjà plus. Par trois fois, des clandestins ont été retrouvés dans sa remorque. Malgré ses regards insistants dans le rétro dès qu’il ralentit ou s’arrête, ne serait-ce que trente secondes, comme pour nous récupérer sur le bord de la chaussée. Malgré les pauses, pipi ou en-cas, à au moins 150 km de Calais pour ne pas les tenter. Malgré les cordons scellés et les cadenas à l’arrière de son 40 t. «Les passeurs brûlent les cordons pour les remettre nickel et ainsi éviter d’attirer l’attention de la sécurité», témoigne Julien Wysocki.

Du sang sur le réservoir

«La troisième fois, le policier frontalier m’a dit : « Encore vous ! » Il devait me soupçonner d’être un passeur et m’a gardé trois heures», se plaint le jeune homme aux fines lunettes et au crâne rasé. «Les clients anglais nous demandent parfois de ramener un frère, un cousin, mais on ne s’y risquerait pas», témoigne son collègue de chez Deroo, Sébastien Merlier. Chacun y va de sa petite histoire, et elles sont toutes plus tragiques les unes que les autres. Comme cette invasion d’Eurotunnel qui a mal tourné. «Il y en avait qui couraient partout. J’ai senti un choc, j’ai rebondi sur mon siège, j’ai cru que c’était un trou, raconte un chauffeur. Arrivé en Angleterre, le client m’a fait remarquer que mon réservoir était plein de sang.»

« Eurotunnel peut nous dire merci, nous l’avons aidé à obtenir 10 millions d’euros d’aides pour financer la sécurité » Eric Vercoutre

Un contrôle. Le temps que les chiens reniflent, tous les chauffeurs descendent en rang d’oignons. La plupart sont originaires des pays de l’Est. Julien Wysocki arbore fièrement un sweat noir à capuche floqué par ses soins d’un grand étendard tricolore avec la mention : «Si ce drapeau te dérange, je t’aiderai à faire ta valise.» Cette fois, aucun réfugié n’est détecté. Pourtant, les deux cars de la police aux frontières sont prêts à les renvoyer à la «jungle»… Jusqu’à la prochaine tentative. «Il n’y a aucune gestion judiciaire, aucune sanction, d’où notre sentiment d’impuissance», confie Ludovic Hochart, secrétaire de l’Unsa-Police Pas-de-Calais. Après une heure de vérifications sans incident et cinquante minutes sous la mer, nous voilà en Angleterre. En ouvrant l’arrière de sa remorque pour le déchargement, à Dartford, aux portes de Londres, Julien Wysocki craint comme toujours de trouver des migrants. C’est arrivé à deux reprises à ses collègues l’été dernier. Les clandestins ont déguerpi aussitôt. Sous le petit matelas installé derrière son siège, un pied-de-biche. «Au cas où les migrants essaient d’entrer dans la cabine. Avant, je klaxonnais quand j’en voyais monter à l’arrière d’un camion pour avertir le collègue. Je me suis fait caillasser et taper le pare-brise à coups de barre de fer, je ne m’y aventure plus», livre-t-il en désignant la tôle froissée.

Les combines pour rejoindre l’Angleterre sont de plus en plus désespérées. Alors que les traversées de la Manche en canot gonflable se faisaient plus rares, car trop risquées, 19 migrants ont été secourus dans la nuit du 28 au 29 mai au large de Dymchurch, un village britannique. Et le nombre de naufragés de Calais, quasiment tous de jeunes hommes, va comme chaque année augmenter avec les beaux jours. Or, depuis que la zone sud a été rasée, il n’y a plus de place pour héberger davantage de réfugiés dans la «jungle». Au risque d’attiser les tensions, dedans comme dehors. Pour preuve, la violente rixe qui y a éclaté le 26 mai et a laissé 33 blessés afghans et soudanais.

Depuis début mars, les sans-papiers seraient passés de 5 000 à 3 500 dans la «jungle», selon Christian Salomé, président de l’Auberge des migrants et qui compte plus de vingt ans d’aide aux réfugiés. «En ce moment, ils parviennent à passer. Les consignes au port et au tunnel doivent être de lever un peu la main sur les contrôles pour libérer de l’espace avant les arrivées de l’été», croit savoir ce volontaire dévoué. Les policiers, eux, sont sceptiques. Les migrants se seraient surtout éparpillés ailleurs : Dunkerque, Saint-Omer, la proche Belgique et même Le Havre, Dieppe et Caen, autres portes de sortie vers le Royaume-Uni. Ce qui ne facilite pas non plus les contrôles. Quoi qu’il en soit, si, avec les nouveaux venus, la «jungle» déborde, l’angoisse de tous est que la colère de certains Calaisiens en fasse tout autant.

 

Hidalgo force le bras de fer

Ce n’est que quelques heures avant l’annonce officielle de l’ouverture d’un camp de migrants à Paris qu’Anne Hidalgo a prévenu l’Elysée et Matignon. «Dire qu’ils ont bien réagi ne serait pas juste, euphémise un membre de l’équipe. Mais on ne pouvait plus attendre, et ce n’était pas faute de les avoir prévenus ! Nous avons 800 personnes dans la boue dans le nord de Paris, c’est ça, la France ?» Depuis plusieurs mois, la maire de Paris demande à l’Etat l’ouverture d’un centre d’accueil des migrants dans la capitale. Faute de réponse, Hidalgo engage alors un bras de fer avec le gouvernement, et choisit l’annonce unilatérale. «Nous avons un devoir d’humanisme. Je ne veux pas être accusée de non-assistance à personne en danger», s’est-elle justifiée devant les journalistes. Une pierre évidemment lancée dans les jardins de l’Elysée et de Matignon, qui fait hurler les élus FN de la capitale, criant à la «folie» et demandant un référendum local. La maire de Paris souhaite s’inspirer de l’exemple du camp de Grande-Synthe, ouvert le 7 mars dernier par le maire EELV de la ville, dont l’Etat a finalement pris le contrôle… en vue d’une fermeture définitive.

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