Le footballeur Zlatan Ibrahimovic a récemment justifié ses 20 millions d’euros d’émoluments annuels par la loi du marché. Dans la foulée, le journal « l’Opinion » crie au génie. Et pourtant leur macroéconomie à la petite semelle n’a rien à voir avec le libéralisme. Où il ne faut pas confondre la main invisible d’Adam Smith avec celle de Thierry Henry.
Quand on demande à Zlatan Ibrahimovic si, à 20 millions d’euros par an, il a le sentiment de gagner beaucoup d’argent, l’attaquant chevelu du Paris Saint-Germain prétend la jouer libéral plutôt que libéro : « Si c’est beaucoup ou pas, ce n’est pas mon problème. Mon souci, c’est de voir ce que dit le marché. Le marché dit ‘ça c’est votre prix. Voici ce que dit le marché’. » Ainsi parle dans Le Monde le Milton Friedman des surfaces de réparation. Bon. N’importe quel économiste sérieux vous le dira : le vrai libéralisme n’a rien à voir avec la sacralisation du marché façon veau d’or. Récemment encore, le prix Nobel de l’économie Jean Tirole – avec qui nous n’avons pourtant pas que des points d’accord – le rappelait assez clairement dans Les Echos et Le Temps : « Je n’ai jamais été partisan du libéralisme économique au sens du laisser-faire. (…) L’économie du bien commun est celle où les acteurs responsabilisés s’entendent sur les bonnes solutions à long terme. »
Bref, on ne peut pas s’en remettre purement et simplement aux marchés, car les marchés sont défaillants : tous les libéraux le savent. Pas Zlatan (mais ça n’est pas très grave). Pas, non plus – et c’est plus embêtant –, le journal l’Opinion, dont le fondateur Nicolas Beytout se fend ce jour d’un éditorial entier pour encenser la théorie macroéconomique du buteur à queue de cheval : « Ce type est un génie. Sa vision de l’argent est d’une franchise provocante, sa notion du marché d’une rigueur réconfortante. Là où la plupart des hommes politiques abordent les questions de salaire sous l’angle de la morale, Zlatan (je crois qu’il faut l’appeler comme ça…) parle marché, valeur, offre-et-demande. » Et l’éditorialiste de poursuivre : « Ce qui vaut pour Zlatan et les footballeurs vaut évidemment pour les grands patrons. (…) Eux aussi ont une valeur sur un terrain de jeu mondial, eux aussi peuvent être mis sur la touche. (…) Eux aussi devraient oser dire ‘Je suis Zlatan’ ».
Pour ce qui concerne la dernière phrase, on fera crédit à l’auteur du second degré – prise ainsi, la formule est franchement drôle, concédons-le. Pour le reste : nous ne sommes d’accord sur rien. Passons sur l’existence mythologique d’un mercato du grand patron (je cherche encore les foultitudes de nos PDG sauvagement débauchés pour aller diriger une multinationale américaine ou allemande ou chinoise). Mais surtout : entre ce fléau que constituent les mandats croisés au sein des conseils d’administration – ils débouchent sur un système de renvois d’ascenseur endémique : « je te vote un gros salaire, tu me votes un gros salaire… » –, le mépris de la démocratie actionnariale (il n’y a qu’à voir récemment l’exemple de Carlos Ghosn), et la perte de tout sens des responsabilités qui semble avoir touché certains de nos grands patrons, on chercherait en vain où se trouve la logique de « cercle vertueux » qui fonde le libéralisme économique…
C’est ainsi : la consanguinité et la connivence qui président aujourd’hui à la fixation des salaires patronaux n’ont rien à voir avec « la main invisible » – celle d’Adam Smith, hein, pas celle de Maradona – censée faire converger les intérêts particuliers vers l’intérêt général dans la théorie libérale. A vrai dire, le capitalisme des parachutes dorés et des retraites chapeau semble fonctionner à l’inverse de ce gagnant-gagnant : il détourne, et maquille les règles du libéralisme – qu’il feint péremptoirement de revendiquer – pour étancher quelques intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général.
Réveille-toi, Adam Smith, ils sont devenus foots ! Voir les leçons d’économie simplistes et prétentieuses de Zlatan ovationnées en première page d’un journal tout à fait sérieux comme l’Opinion, c’est un peu comme si tout à coup, notre ami Jacques Julliard se mettait à citer les aphorismes de cour de récré « j’ai le droit de faire ce que je veux, on est en démocratie », pour définir les principes philosophiques dudit régime politique – rassurez-vous, chers lecteurs, cela n’arrivera jamais.
S’il prête à sourire, l’épisode n’est pour autant pas tout à fait anodin. Car le libéralisme, dont se revendiquent tous les candidats à la primaire des Républicains, promet d’être une notion au centre des débats pendant la prochaine année. Et, là encore, il y a fort à parier que ses principes seront dénaturés par qui prétend s’en revendiquer. Voici l’extrait d’une interview récente. Pour jouer, on vous laisse essayer de deviner qui se cache derrière ces propos – ceux qui savent déjà ne soufflent pas, merci. « Le programme commun de la droite qui se dégage est considéré par les observateurs comme un projet de rupture très libéral. Malheureusement, pour de mauvaises raisons. Parce qu’il fait la part belle aux entreprises (…); parce qu’on annonce la suppression de l’ISF, des 35 heures, la dégressivité des allocations chômage, leur limitation dans le temps, le report de l’âge de la retraite, des coupes sombres dans le nombre des fonctionnaires, voire la suppression de leur statut… Je pense que cette présentation est une caricature du libéralisme, qui apparaît comme une purge patronale. C’est du Robin des bois à l’envers : prendre de l’argent aux pauvres pour le donner aux riches ! » Alors ? Qui a dit cela ? Alain Madelin – oui, Alain Madelin ! – dans Le Point. Bon, vous direz : on ne sait pas ce qu’il vaut au foot, Alain Madelin…
Powered by WPeMatico
This Post Has 0 Comments