Les mobilisations sociales ont été nombreuses en France depuis 1995. Celles qui touchent la France ces dernières semaines font-elles jeu égal avec les mobilisations antérieures, de 1995 ou de 2006 ? A l’évidence, non. Et si, en définitive, le mouvement de 2016 révélait dans toute son acuité ce que l’on appelle la crise du syndicalisme ?
1995, 2003, 2006, 2010, 2016… S’opposant à chaque fois à des réformes diverses – retraites, sécurité sociale, marché du travail –, les mobilisations sociales ont été nombreuses en France depuis 1995. C’est l’un des aspects de la « singularité française » face à d’autres pays – Allemagne, pays scandinaves voire aujourd’hui Italie – où la mise en œuvre de grandes réformes sociales n’a pas donné lieu à des mobilisations de cette ampleur. Voire plus : ne donnant lieu à aucune mobilisation, elles se sont parfois faites en concertation étroite avec les partenaires sociaux.
Pourtant, une question se pose quant aux mobilisations actuelles qui touchent la société française. Ces mobilisations se situent-elles à l’égal des mobilisations antérieures ? À l’évidence, non et ceci quel que soit le type d’action ou de protestation retenu.
Concernant la grève, certains rappels demeurent utiles. Si l’on se réfère au conflit de 1995 contre les projets d’Alain Juppé à propos de la réforme de la sécurité sociale et des régimes spéciaux de retraite (SNCF, RATP), les grèves sont alors massives. Leur ampleur est telle qu’elles contribuent à déboucher sur un constat : le nombre de jours de grèves pour l’année 1995 – de 5 à 6 millions selon les sources – fut de cinq à six fois plus important que celui concernant la période 1982-1994.
Beaucoup se souviennent de l’arrêt total du trafic ferroviaire et en île-de-France de l’arrêt tout aussi total des transports collectifs (métro, bus, RER). Avec les grèves qui touchent la Poste, l’Éducation nationale, EDF, GDF, certaines grandes administrations, etc., c’est rapidement l’image d’une « France à l’arrêt » qui s’impose au regard de la plupart des observateurs. Certes, les grèves concernent surtout le secteur public ou para-public et très peu le secteur privé.
D’où la notion évoquée alors par certains comme Stéphane Rozès (CSA) de « grèves par procuration ». En l’occurrence, les salariés des secteurs publics portaient par leur mouvement les intérêts de tous les salariés et notamment ceux du « privé » pour lesquels le recours à la grève s’avère traditionnellement beaucoup plus difficile.
À l’ampleur des grèves de décembre 1995 s’ajoute celle des manifestations. Six manifestations se déroulent dans la période et mobilisent des nombres impressionnants de salariés. La seule journée du 12 décembre qui aboutira à la mise en sommeil du projet Juppé réunit sur tout le territoire près de 2 millions de manifestants.
Le registre des mobilisations évolue et diffère si l’on considère un autre grand mouvement social – celui de 2006 – qui s’oppose à la loi sur le « Contrat première embauche » (CPE) voulue par Dominique de Villepin, premier ministre. L’essentiel du mouvement de protestation s’incarne alors dans d’importantes manifestations de rue qui s’étendent à toute la France. Au début, les premiers appels sont moyennement suivis. Le 7 février, c’est 200 000 à 400 000 manifestants qui se mobilisent (selon les sources). Mais très vite, le mouvement prend beaucoup plus d’ampleur. Le 28 mars, les manifestations rassemblent entre 1 million et 3 millions de participants (toujours selon les sources).
« Villepin, t’est foutu, la jeunesse est dans la rue ! » (2006). Alternative libertaire/Flickr, CC BY-ND
Surtout, le mouvement de 2006 marque à l’instar de celui de 1968, une convergence entre les salariés et la jeunesse notamment étudiante ou lycéenne. C’est plusieurs dizaines d’universités qui sont fermées, en grève ou occupées (de 40 à 80, selon). Certes, la « France n’est pas à l’arrêt » comme en 1968.
Le mouvement de grève est beaucoup moins fort qu’il ne le fut en 1995. Face aux difficultés de créer un mouvement de grève comparable à certains de ceux du passé, les manifestations apparaissent alors comme un substitut à la grève. Reste que l’importance et la puissance de celles-ci sont telles qu’elles aboutissent au retrait de facto de la loi de Villepin.
Par rapport à ces mobilisations, le mouvement de 2016 s’avère beaucoup plus faible. Dans des secteurs symboliques comme les transports, la grève prend avec beaucoup de difficultés lorsqu’elle ne subit pas d’importants reculs comme c’est le cas à la SNCF où certains syndicats ont appelé depuis mars à des mouvements répétés. Le 9 mars, la grève concernait près de 35 % des agents (selon la direction) ; le 25 mai, 11 % ; le 1er juin, 17 %. À ce jour, l’appel à la grève illimitée n’a donné lieu qu’à 15-17 % de grévistes environ. À la RATP, le trafic est quasiment normal à l’exception de certaines lignes de RER mais qui sont bien moins touchées que lors de beaucoup de mouvements passés.
De la même façon, les manifestations s’en tiennent à de faibles niveaux. Comme pour 2006, elles ont débuté doucement : plus de 300 000 à 1 million de manifestants en mars. Mais contrairement à 2006, les journées de manifestations suivantes ont montré un net recul du nombre de participants : en moyenne de 110 000 à 300 000 (selon les sources). Dès lors deux questions se posent : la grève des services publics prend-elle toujours la forme de « grève par procuration » faite au profit des salariés du « privé » ? Et la manifestation demeure-t-elle toujours comme en 2006 ou 2010, un substitut à la grève devenue plus rare ?
Aux abords de la raffinerie du Feyzin, le 23 mai 2016. Jeff Pachoud/AFP
Certes, le mouvement social actuel reste actif et visible notamment sur le terrain médiatique. Sans recours massif à la grève, sans mouvements de manifestations vraiment imposantes, il a surtout donné lieu (ou donne toujours lieu) à des pratiques de blocages – de sites portuaires, d’autoroutes, de dépôts de carburants, de déchetteries, etc.- qui ont pour particularité d’être animés par des militants très déterminés mais qui agissent en « petit voire en très petit nombre ».
En l’occurrence, le mouvement des blocages rompt avec les pratiques les plus traditionnelles du passé -la grève, la manifestation- ; il renvoie à la figure des minorités agissantes tandis que les secondes renvoient à celle très classique de ce que l’on appelait hier le « syndicalisme de masse ». Certes, le terme est vieillot, il n’en reflète pas moins la réalité d’un syndicalisme qui au-delà des premiers cercles de militants très déterminés réussit à mobiliser ses simples adhérents de base, ses sympathisants voire les salariés non syndiqués comme cela fut souvent, très souvent le cas dans le passé et qui semble aujourd’hui ne plus forcément l’être.
Et si, en définitive, le mouvement de 2016 révélait dans toute son acuité ce que l’on appelle la crise du syndicalisme qui dure depuis les années 1970 et que certains grands mouvements sociaux du passé avaient plus ou moins bien réussi à masquer (en tout ou partie) ?
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