A 82 ans, il appartient au petit cercle des nobélisables. A l’occasion de la parution de trois nouveaux livres, nous avons rencontré le plus grand écrivain néerlandais, qui est aussi un spectateur engagé du siècle.
Marianne : Ce recueil de textes intitulé J’avais bien mille vies et je n’en ai pris qu’une dresse une sorte de portrait de vous. Vous y reconnaissez-vous ?
Cees Nooteboom : C’est une question compliquée, car ces textes, je ne les ai pas choisis. Ils ont été à l’origine réunis par un écrivain et philosophe allemand, Rüdiger Safranski, puis adaptés et complétés par mon traducteur français, Philippe Noble – dont je salue ici le travail extraordinaire -, de sorte que c’est à la fois un livre de moi et pas tout à fait de moi. J’ai même été quelquefois surpris de lire certains passages écrits il y a longtemps, mais sans jamais aller jusqu’à me dire : «Comment as-tu pu écrire de telles bêtises ?» Alors, oui, je me reconnais dans ce portrait.
Vous parlez parfaitement français…
Parfaitement, non, pas tout à fait, mais j’y arrive. Je n’ai jamais vraiment vécu en France, mais j’ai appris le français en faisant de l’auto-stop. C’est, après l’enseignement des moines, la meilleure école. La décision d’apprendre le français, je l’ai prise tout au début de mon séjour en France. J’étais à Paris et l’on m’avait recommandé d’acheter les tickets de métro par carnet de 10 parce que c’était moins cher. Il y avait encore des poinçonneurs à l’époque, et lorsque j’ai tendu mon carnet au préposé, il a tout poinçonné, tout le carnet en même temps. J’ai essayé de protester avec mon français du lycée franciscain et j’ai dit : «Mais monsieur…» Il m’a envoyé paître en me disant : «Fous le camp, petit con.» C’est là que je me suis juré d’apprendre votre langue.
Trente ans plus tard, j’étais à Berlin et je reçois un appel de l’ambassadeur de France à La Haye. Il m’annonce que j’ai obtenu la Légion d’honneur, et j’entends cette voix, disons particulièrement distinguée, qui me dit : «Vous pouvez en faire état, mais vous ne pouvez pas vous en prévaloir.» J’avais l’impression d’entendre du Saint-Simon et j’ai repensé au «Fous le camp, petit con» et au chemin parcouru depuis…
Pourquoi avez-vous recours à des genres aussi différents dans votre œuvre, le roman ne vous suffit-il pas pour vous exprimer ?
Il y a peut-être une raison économique. Pour moi, au centre de tout, il y a la poésie, mais inutile de vous dire que l’on n’en vit pas, et qu’en plus l’inspiration vient quand elle le veut alors que le roman, c’est le fruit de l’imagination et de l’expérience. J’ai commencé avec un recueil de poèmes et un roman qui racontait mon voyage en France, en Provence, avec la découverte de la lumière. J’avais, et j’ai toujours, une grande envie de voyager. Alors j’ai voyagé, et ces voyages sont devenus des romans, des poèmes, et les visites de musées, des articles pour des magazines. Et puis il y avait ce besoin d’écrire et comme on ne peut pas, je ne peux pas en tout cas, écrire tout le temps des romans, j’ai écrit dans des genres différents, notamment des récits de voyage dans des revues, qui sont maintenant devenus des livres. Ce n’étaient pas des essais, pas des reportages, j’espère que c’est de la littérature.
Le fait d’être d’abord poète a-t-il influé sur votre écriture romanesque ?
Je crois que oui. Mais je crois que, comme le disait le poète japonais Basho au XVIIe siècle, il faut refuser les fioritures, la prose poétique. J’espère que je ne m’y suis jamais adonné. Je crois d’ailleurs que la poésie élargit considérablement les possibilités de l’écriture, même dans un roman, même dans un essai. La poésie s’aventure dans la langue comme elle seule peut le faire, et cela vous donne un petit plus, une possibilité de s’exprimer différemment.
On a l’impression à la lecture de ces textes qu’au fil des années le voyage est devenu pour vous une sorte de nécessité spirituelle, une manière de vous régénérer intellectuellement et affectivement…
On peut dire cela. Si l’on voyage seul ; et moi, je voyage seul. Enfin avec ma femme, mais comme elle fait des photos de son côté, c’est comme si j’étais seul. Je vois les choses que je raconte, elle voit les choses qu’elle photographie, ce qui fait que nous voyons les mêmes choses de manière différente. Et d’ailleurs, je ne pourrais pas faire ce qu’elle fait, je ne veux pas avoir quelque chose entre moi et ce que je vois. Cela peut paraître contradictoire pour quelqu’un qui a écrit plusieurs textes sur la photo et dont les romans sont pleins d’images, mais, s’il y a quelque chose entre un paysage et moi, je ne le vois plus.
Vous vous dites amnésique de votre jeunesse et vous semblez considérer que c’est une chance. En quoi est-ce une chance d’avoir tout oublié de son enfance ?
En réalité, je suis jaloux d’écrivains comme Nabokov ou Proust qui avaient toute leur jeunesse comme trésor. Chez moi, tout a apparemment disparu pendant la guerre. Je me souviens seulement du 10 mai 1940. Nous vivions près d’un aéroport militaire et les avions allemands, des Junker et des Heinkel, sont arrivés avec un bruit énorme et ont largué des parachutistes. Mon père – qui fut tué plus tard dans un bombardement – avait installé un fauteuil sur le balcon pour regarder les avions et moi, je tremblais tellement que l’on a dû m’asperger d’eau froide pour que je me calme. A part cela, je n’ai aucun souvenir de mon enfance. Je ne me souviens plus par exemple de mes camarades de classe, de mes instituteurs. C’est au point que, lorsque l’on a fait une exposition sur ma vie et mon œuvre au musée littéraire d’Amsterdam, j’ai découvert, vraiment découvert, que nous avions déménagé sept ou huit fois. Cela dit, ma mère ne s’en souvenait pas non plus.
Mais en quoi est-ce une chance ?
Peut-être pour ne pas avoir de ballast, de poids pesant sur les épaules. Et puis cela m’a donné la possibilité de m’inventer une vie. C’est peut-être aussi la cause de ce nomadisme que l’on me reproche souvent.
Vous évoquez sans tendresse ces écrivains qui se flattent, je vous cite, «en vertu d’une recette aristotélicienne mal comprise» de «tendre un miroir à la société»…
Je vois maintenant énormément de livres que je qualifierais de fabriqués. Les copies de la réalité en littérature ne m’intéressent pas. Pour cela, on a les séries télé, les films réalistes. Il y a des gens qui aiment ça, mais moi, je préfère Bunuel, Fellini ou Bergman.
On a le sentiment en vous lisant que, comme François Mitterrand, vous croyez aux forces de l’esprit. Je fais allusion au passage où vous affirmez que les morts sont capables de nous obliger à penser à eux…
Ce n’est pas une idée très originale. On la trouve développée par exemple dans la nouvelle de Nabokov les Sœurs Vane. Dans mon cas, quand j’ai fait le discours d’adieu à mon ami Hugo Claus, l’auteur du Chagrin des Belges, au bord de sa tombe, j’ai conclu par : «Reviens me hanter.» Eh bien, depuis, je ne cesse de le recroiser à travers des personnes qui l’évoquent. Alors, oui, je crois que les morts peuvent, s’ils en ont envie, nous forcer à penser à eux.
Changement d’univers : vous racontez dans votre livre une visite en 1975 à Qom, la ville sainte d’Iran, au cours de laquelle un mollah vous a craché au visage. Ce souvenir vous attriste-il encore ?
Oui, mais c’était surtout un excité, ce qui explique en partie cette attitude. Je n’en tire en tout cas aucune conclusion, et surtout pas que nous serions condamnés à une sorte de guerre des civilisations. Je crois plutôt le contraire. Quand je vais me promener à Amsterdam, je traverse en bus des quartiers populaires. Eh bien, les seuls jeunes gens qui se lèvent à la vue de mes cheveux blancs pour me céder leurs sièges sont toujours des musulmans. Je crois, en fait, que tout ce qui se passe d’horrible aujourd’hui, ces attentats sanglants, provient d’un défaut de synchronisation entre nos civilisations. Il faut toujours se souvenir du syncrétisme qui régnait à Cordoue aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles où musulmans, chrétiens et juifs vivaient en bonne intelligence, travaillaient ensemble. Il ne faut pas oublier que la Renaissance, par exemple, n’aurait pas eu lieu si les musulmans n’avaient pas traduit les Grecs anciens. Le problème aujourd’hui, c’est que certains, islamistes, ont décidé de revenir à une religion moyenâgeuse, mais avec les armes modernes que nous avons inventées. Des armes du XXIe siècle au service d’une croyance archaïque, de gens qui croient qu’ils iront directement au paradis s’ils tuent d’autres êtres humains. C’est désespérant, mais je crois qu’à la fin ils perdront leur guerre.
Vous avez affirmé à plusieurs reprises que le mélange des cultures entraînait la perte d’une partie de leur substance pour ces cultures. Est-ce à dire que vous êtes plutôt favorable à une cohabitation des cultures, bref au multiculturalisme à l’anglo-saxonne ?
Je ne suis pas un homme politique, je suis un poète, un écrivain, un essayiste, je n’ai pas d’idée définitive sur tous les problèmes. Je vois qu’aux Pays-Bas, pays réputé multiculturaliste, les immigrés s’intègrent peu à peu. D’ailleurs, les seules femmes entièrement voilées que je vois, c’est dans les quartiers huppés, des touristes venues faire des emplettes dans des boutiques de luxe. Je sais aussi que le leader de l’extrême droite néerlandaise Geert Wilders, un ami de Mme Le Pen, est hostile au multiculturalisme, qu’il qualifie de «jeu de l’élite». Ce sont des gens qui instillent, je crois, un certain poison parce qu’ils savent, comme on le voit avec Trump aux Etats-Unis, instrumentaliser les doutes qui traversent la société. Ils jouent sur l’angoisse des gens, mais ils n’ont pas de solutions à proposer. Qu’est-ce qu’ils peuvent faire ? Appliquer la politique de l’Allemagne des années 30, c’est inimaginable. Expulser tous les immigrés ? Impossible aussi. Alors ?
En 1994, vous demandiez : «Où est l’Europe dont nous avons rêvé pendant tant d’années ?» Que pensez-vous de l’Europe, vingt-deux ans plus tard ?
Je viens de publier un livre sur Jérôme Bosch [Un sombre pressentiment. A la rencontre de Hieronymus Bosch] à l’occasion du cinq-centième anniversaire de sa mort, et pendant que j’étais en train de l’écrire est parue cette image d’un soldat turc portant un petit enfant dans ses bras. En même temps, on restaurait à Rotterdam, au musée Boijmans, le tableau représentant saint Christophe portant le Christ dans ses bras. A des siècles de distance, l’attitude des deux hommes est exactement la même. Le saint fait traverser le fleuve à l’enfant alors que le soldat turc n’arrive plus à le porter tellement il pèse lourd. Le poids de la mort est trop grand. L’Europe ne peut pas porter cet enfant jusqu’à l’autre rive parce que l’Europe n’existe pas. Je suis pro-européen, mais je constate aussi que cela ne fonctionne pas, malgré toutes les grandes idées des Pères fondateurs. Cela ne fonctionne pas car, dès le début, on a fait des erreurs. C’est comme cela que l’on a le problème de la Grèce, le problème de l’euro et de 28 pays incapables de se mettre d’accord avec les pays de l’Est qui ont absolument voulu adhérer et qui, au moment où on leur demande quelque chose, ne sont pas là. Je ne suis pas Jésus prêchant dans le temple, je n’ai pas de solution à proposer, mais on ne peut que constater qu’il n’y a aucune volonté commune, ni organisme qui puissent prendre une décision, dire «on va aider les migrants» et être obéis. Résultat, on voit des gens, des enfants, se noyer sur nos côtes. C’est honteux.
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