Derrière leurs enjeux symboliques, les batailles en cours ont une fonction bien réelle : celle d’achever la destruction de la gauche, qui depuis le début du quinquennat, ne tenait plus que par la tapisserie.
Essayons pour un instant de nous détacher de l’atmosphère irréelle dans laquelle nous baignons depuis la fin de l’année dernière. Alors qu’elle devrait se concentrer tout entière sur les tâches urgentes, prioritaires, dont dépend son avenir, et même son salut, la France s’exténue dans des batailles internes dont les résultats pratiques sont nuls et les enjeux, purement symboliques. La première, ce fut la déchéance de nationalité pour les terroristes. Pour ses partisans, c’était une affaire de salut public ; pour ses adversaires, une grave atteinte aux droits de l’homme. Avec le recul, nous voyons bien que ce n’était ni l’un ni l’autre, mais un tournoi symbolique sur le sexe des anges, ou plutôt sur l’essence de la binationalité.
Et maintenant, la loi El Khomri sur le droit du travail. L’exaspération ne cesse de monter de part et d’autre, jusqu’à une menace de paralysie du pays par l’assèchement des pompes à essence. Or, la loi El Khomri a été progressivement dépouillée, les uns diront de toutes ses vertus, les autres diront de tout son venin. Si elle venait à être appliquée, on s’apercevrait vite que, comme la loi Macron dont elle est la fille, elle ne créerait pas d’emplois et n’en supprimerait pas davantage. Le monde entier regarde avec stupeur ce pays qui fut jadis exemplaire et qui n’est plus aujourd’hui qu’aberrant. Un pays tout entier absorbé dans des joutes conceptuelles sans contenu réel ; ce que l’on appelle des psychomachies, comme il en existe dans le Roman de la rose, chef-d’œuvre de la littérature courtoise, dont les personnages sont des allégories qui se nomment Honte, Jalousie, Bel-Accueil ou Doux-Regard… Avec une notable différence : le ton des échanges est aujourd’hui nettement moins «courtois» que chez Guillaume de Lorris et Jean de Meung.
La deuxième caractéristique de nos guerres picrocholines présentes, c’est que ce sont pour l’essentiel des conflits internes à la gauche. Depuis les attentats de novembre, la droite, ravie, se contente de compter les points. A vrai dire, dans les deux cas, elle est du côté du gouvernement, mais sa situation d’opposition l’oblige à murmurer, à disputer, à surenchérir.
Le gouvernement déposerait-il un projet de loi sur les migrations des anguilles dans la mer des Sargasses, l’opposition de gauche s’empresserait de déposer une motion de censure
Car, derrière leurs enjeux symboliques, les batailles en cours ont une fonction bien réelle : celle d’achever la destruction de la gauche, qui depuis le début du quinquennat, ne tenait plus que par la tapisserie. Toute initiative du gouvernement est, au-delà même de son objet, sujet de discorde. Celui-ci déposerait-il un projet de loi sur les migrations des anguilles dans la mer des Sargasses ou sur la conservation des cornichons dans le vinaigre blanc que l’opposition de gauche, avec en tête des frondeurs devenus des dynamiteurs, s’empresserait de déposer une motion de censure au nom des vraies valeurs de la gauche bafouées dans la mer des Sargasses. Je plaisante parce que, lorsqu’on n’a pas le cœur à rire, il faut bien plaisanter un peu. Car, en réalité, ce à quoi nous assistons, c’est à la destruction de l’œuvre historique de Mitterrand, Rocard et Jospin, qui avaient fait de la gauche un grand parti de gouvernement. Et, à l’inverse, ce qui a repris le dessus, c’est l’aversion à l’égard du pouvoir. Ce refus de se salir les mains dans les compromissions gouvernementales a été longtemps dominant dans la mouvance socialiste. Il fut notamment incarné par Jules Guesde, par opposition à Jaurès… Jusqu’au jour où Jules Guesde devint ministre dans un gouvernement de l’Union sacrée.
Ce puritanisme de classe, cette abstinence à l’égard de tout compromis de type Front populaire avait un sens quand la révolution était attendue au bout du tunnel. Mais, quand le Grand Soir est aux abonnés absents, il ne reste au fond du chaudron des luttes que l’anarchisme petit-bourgeois, celui que l’on voit aujourd’hui s’étaler place de la République, sans le moindre relais populaire. Rien à voir avec l’anarchisme utopique du grand Proudhon, qui est authentiquement un projet de refondation sociale. A la place, l’individualisme bobo, devant lequel les médias multiplient les génuflexions, car il ne menace en rien les bases du capitalisme ; privé de tout contenu politique et spirituel, c’est la destruction sans l’utopie, le bordel sans l’espérance.
Messieurs les Frondeurs, ou ce qu’il en restera, vous finirez par regretter Hollande. C’est dire.Avec comme ultime manifestation de faiblesse une trouble complaisance pour la violence. Il faut le redire en ces temps de confusion mentale, la violence est une denrée proprement réactionnaire, incompatible avec la démocratie et la souveraineté du peuple. Un peu partout, des permanences socialistes sont attaquées et saccagées. Je vous laisse imaginer les clameurs antifascistes qui retentiraient si des membres du FN s’attaquaient à des permanences de partis de gauche. Avec son affiche associant la police au sang versé, la CGT joue avec le feu : c’est une grave erreur d’agiter la chemise sanglante tant que le sang n’a pas coulé. Et, à l’horizon, pas un intellectuel digne de ce nom, je veux dire pas un seul donneur de sens. Rien que des aboyeurs de série B. Je ne sais si ces signes de dégénérescence gauchiste sont la cause ou la conséquence de l’état général de la gauche, coupée du peuple et prise au piège de l’individualisme bourgeois. Le résultat, en tout cas, on le connaît : c’est la droite assurée du pouvoir pour dix ans. On me dira que François Hollande porte une responsabilité aussi grande que son opposition de gauche. Mais, dans ce domaine, ce journal a déjà beaucoup donné, y compris moi-même. Messieurs les Frondeurs, ou ce qu’il en restera, vous finirez par regretter Hollande. C’est dire. C’est dire si la gauche qui fut naguère le parti de l’intelligence, et qui n’est plus aujourd’hui que celui de l’hypocrisie morale, a besoin d’un renouvellement en profondeur, fondé sur les valeurs de générosité et d’union qui sont celles du mouvement ouvrier. En attendant, la gauche est comme les autres partis : elle ne se ralliera aux solutions de la raison qu’après avoir essayé toutes les autres.
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