Chroniques du racisme ordinaire

Le racisme, ce n’est pas seulement sur Internet ou dans les spectacles de Dieudonné. Les juges des tribunaux correctionnels voient tous les jours passer devant eux des cas de menaces ou d’injures xénophobes. Voyage dans une France décomplexée.

L’entrée est libre et la foule des grands jours, massée devant les lourdes portes battantes de la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris, s’installe en silence sur les bancs en bois patinés. Si inconfortables qu’on suspecterait presque l’ébéniste de les avoir conçus de cette façon il y a quelques siècles pour que les curieux ne s’attardent pas. Cependant, ce 24 février, la salle restera comble des heures durant. Le public, attentif et droit comme la justice, est venu assister au énième procès de Dieudonné. Mais, avant que l’avocat du polémiste n’entre en scène pour défendre son client abonné aux dérapages antisémites, c’est une autre pièce qui va se jouer. Une «petite» tragédie, pourrait-on dire. Et dont l’écho ne s’échappera pas de cette salle solennelle où sont jugés les VIP de la planète médiatique dont la plume ou la parole a dérapé. Là, l’injure n’a pas été imprimée sur du papier, ni diffusée à la télé ou sur YouTube.

Elle a été lâchée en l’air, quai de la Mégisserie, le 7 août 2013, après que l’aile gauche de la Toyota de Fabrice* a été percutée par le bus de Karim. Les policiers arrivés rapidement sur les lieux de l’accident tombent sur un automobiliste «très énervé» et qui tentera à plusieurs reprises d’agresser le chauffeur du bus, avant de lui jeter : «C’est toujours les Arabes qui foutent la merde ! C’est une sale race…» Lors de l’interrogatoire, Fabrice va d’abord nier, puis il se rétractera, plus tard, et présentera ses excuses, comme le précisera son avocat à l’audience. Il prétend ne pas être raciste puisqu’il a lui-même, dit-il, des «origines très diverses». Sans compter que la mère de son fils est israélienne et son ex-concubine, camerounaise. Des arguments qui n’ont pas convaincu la procureur, laquelle a réclamé une amende de 500 € et une obligation d’effectuer un stage de citoyenneté. «On voit trop fréquemment ce genre de dossier, regrette-t-elle. Il n’y a rien de plus insultant que de ramener quelqu’un à la couleur de sa peau, son origine ou sa religion.» Encore une sale histoire de racisme ordinaire…

L’éternel copain noir

Rompus à la rhétorique raciste et antisémite, les magistrats lèvent parfois les yeux au ciel en signe d’agacement

A la 17e, les magistrats sont rompus à la rhétorique raciste et antisémite. Ils connaissent la chanson par cœur et lèvent parfois les yeux au ciel en signe d’agacement lorsqu’un imbécile croit prouver sa bonne foi en égrenant la liste de ses copains ou voisins noirs, juifs ou arabes. Une défense éculée, qui n’enlève rien à la gravité des faits, ni ne console les victimes. C’est en vacillant que Sylvie s’approche de la cour cet après-midi de décembre 2015. Elle vient de croiser son agresseur, qu’elle n’avait plus revu depuis les faits. Son angoisse est palpable. Ce procès ravive de mauvais souvenirs… La présidente lui demande si elle veut faire une pause, prendre quelques minutes avant de s’exprimer. «Non», répond-elle. Près d’un an et demi a passé depuis ce détestable jour de mai. En fin d’après-midi, Sylvie rejoint son ami Jérémy à la terrasse d’un café parisien. Marc, un collègue de boulot de ce dernier, est attablé, déjà bien éméché. La conversation s’engage, d’abord agréable. Sylvie parle de son prochain mariage, qui doit être célébré dans quelques semaines, un jeudi, auquel elle convie bien gentiment Marc. «Pourquoi pas un samedi comme d’habitude ?» interroge-t-il. Parce qu’il s’agit d’un mariage juif, lui explique Sylvie, qui ne peut pas être célébré le jour du shabbat. La jeune femme précise alors que son père est juif et sa mère, catholique. Brusquement, Marc change de comportement. «Toi, ça va encore, ça se transmet de mère en fille !» lâche-t-il, avant de raconter qu’il a fréquenté un centre juif pour apprentis, rue des Rosiers, et qu’un jour deux juifs lui sont passés devant pour boire au lavabo en lançant à son adresse : «Le goy, il attendra !» Puis, regardant à nouveau Sylvie, il lance : «Hitler n’a pas fait son boulot… Qu’est-ce qu’il t’arrive, sale feuj ?» Il jette violemment les pintes de bière sur la table, attrape un tesson qu’il approche du cou de Sylvie et menace : «Je vais te saigner ! Je vais te gazer !» Jérémy, qui s’interpose, reçoit un coup au thorax. Le serveur intervient, attrape Marc par-derrière, le projette à terre et, aidé par trois autres personnes, le tient en respect jusqu’à ce que les policiers, alertés, l’embarquent. L’individu, consigneront-ils dans leur procès-verbal, tenait «des propos incohérents et répétitifs» et sentait «fortement l’alcool».

«Avez-vous conscience de la gravité des infractions : violence avec menace d’une arme, injure raciale. Vous vous soignez ?» reprend le juge, en rappelant à Marc qu’il a déjà été condamné en 2005 pour des faits similaires, exception faite de l’injure raciale. «Dix ans plus tard, on se retrouve avec un tesson contre la gorge. Ça veut dire que la prochaine personne qui vous énervera va y passer. Si le serveur ne vous avait pas poussé en arrière, poursuit le magistrat, vous ne seriez pas devant ce tribunal correctionnel, mais aux assises.» A la barre, le jeune homme, qui se défend seul, a les jambes qui tremblent. Il risque gros : six mois de prison avec sursis et mise à l’épreuve, avec l’obligation de se soigner pendant deux ans. «Je bois moins, je sors moins», répond-il. Mais il n’est «pas tout à fait d’accord» avec ce qui est raconté au procès. Il avait bu 3 l de bière, ne se souvient pas du tesson, ni d’avoir dit : «Je vais te saigner, je vais te gazer !» Mais, si c’est le cas, il s’en excuse.

L’Arabe, le juif… Manquait le Noir au tableau. Le 4 février 2015, Youssouf dépose plainte au commissariat du XIIIe arrondissement de Paris. La veille, Jean a lâché ses chiens sur ses deux filles, âgées de 13 et 7 ans, qui rentraient de l’école. Les trois clébards les ont mordues. Jean a aussi traité Youssouf de «sale Noir», «sale Noir, cache-toi», «sale con», «singe qui devrait remonter sur un arbre». Et, à 20 heures, il frappait à sa porte avec «un objet non identifié». Le bruit a alerté les voisins qui ont appelé la police. Au procès, le 9 décembre dernier, la victime et le prévenu étaient absents et n’avaient pas d’avocats pour les défendre. Pas d’interrogatoire ni de plaidoiries, l’audience sera courte. La cour, s’appuyant sur un épais dossier, relate l’affaire devant une salle quasiment vide. Un conflit, émaillé d’injures racistes récurrentes, qui remonte à 2011. Depuis cette date, les policiers ont recensé 11 mains courantes contre Jean. Dans l’une d’elles, Youssouf l’accuse d’avoir jeté des bouteilles contre sa porte déjà à moitié défoncée à force de recevoir les coups du harceleur. Elle est sortie de ses gonds et ne ferme plus. Un autre jour, il a vidé le contenu d’un pot de cornichons sur son palier. Interrogé par les policiers, Jean conviendra qu’il a pu traiter son voisin de «sale Noir», mais lui aussi ne s’en souvient pas. Lui aussi avait trop bu. En revanche, pour la procureur, qui requiert une amende de 200 €, il n’y a pas photo sur «la matérialité des faits au vu de la plainte circonstanciée» de Youssouf.

Anicet, lui, risque deux mois de prison ferme. C’est un récidiviste. Cela fait un bail qu’il pourrit la vie des personnels de l’hôpital européen Georges-Pompidou, en les injuriant deux ou trois soirs par semaine. En janvier 2014, c’est l’agression de trop. «C’était la x-ième insulte. Cette fois, on a décidé de ne pas laisser passer», plaide l’avocat de l’AP-HP et des plaignantes, Michèle et Marie-Ange, deux aides-soignantes. A 22 h 45, l’homme se pointe aux urgences. Lorsque Marie-Ange, Antillaise, lui demande de quitter les lieux, il lance à la cantonade : «C’est une pute, elle fait des passes à Pigalle pour 40 €. Tient, voilà la Négresse. Sale Négresse.» Et à Michèle : «La grosse. La grosse pute. Salope.» La semaine précédente, il avait jeté à un agent de sécurité maghrébin : «Sale Arabe. Retourne en Algérie. Vous égorgez les gens !» Il a aussi été repéré à l’hôpital Cochin où il s’en est pris à une assistante sociale, proférant des insultes du même acabit : «Sale Arabe ! Sale pute !»

Lors de son procès, le 9 mars dernier, Anicet ne s’est pas présenté au tribunal. On ne l’a d’ailleurs plus vu dans les parages de Georges-Pompidou depuis cinq mois. Sur lui, on ne sait pas grand-chose. Il habite le VIIe arrondissement, est antillais, se présente comme un ex-avocat, célibataire et sans enfants. Lors de sa garde à vue, il était confus : il prétendait être un ancien esclave vendu pour un sac de sel. Mais aussi un descendant d’esclavagistes qui répète à qui veut l’entendre que les esclaves sont faits pour être vendus. Son casier judiciaire est long comme le bras, avec de multiples condamnations pour outrages, injures publiques envers un particulier, rébellion, exhibition sexuelle. Un homme en grande souffrance sociale et financière, apprend-on à l’audience. Mais qui ne l’exempte de rien. «Les faits sont particulièrement inadmissibles dans un service public», conclut le procureur, en requérant deux mois de prison et 3 000 € d’amende.

Parfois, les faits sont moins éloquents. Comment distinguer l’injure de la phrase équivoque ? Le raciste patenté de l’individu excédé ? Certaines expressions peuvent prêter à confusion. «Arrêtez de faire le singe !» a décoché Bernard à bout de nerfs. A peine a-t-il fini sa phase qu’il se rend compte de sa bévue. Il aurait pu aussi bien dire «arrêtez de faire le pitre», explique-t-il devant la cour. Sauf que ce n’est pas ce qu’il a dit et que ces cinq mots étaient adressés à Kevin, un Antillais.

Certaines expressions peuvent prêter à confusion, comment distinguer le raciste patenté de l’individu excédé ? 

Le 3 novembre 2014, Bernard, marchand d’art dans le civil, vient récupérer un courrier au nom de sa société dans un bureau de poste du VIIe arrondissement. Le guichetier lui réclame un extrait de Kbis pour vérifier, comme le règlement le prévoit, que l’entreprise est bien la sienne. Bernard ne l’a pas sur lui et l’employé refuse de lui remettre la lettre. Il s’énerve, tape du poing sur le guichet, demande à voir le responsable. Alerté, Kevin, un collègue gestionnaire de clientèle, arrive et tente de calmer l’usager. Las… L’homme hausse le ton, traite les employés de «moutons», en leur rappelant qu’ils «sont payés avec [ses] impôts». Puis il lance à l’adresse de Kevin : «Si tu es un homme, on va régler ça dehors.» Le chargé de clientèle, qui a l’habitude des irascibles, feint l’indifférence. Bernard devient fou de rage… Il sort son portable pour filmer Kevin, lequel agite ses mains devant l’appareil pour l’en empêcher. L’injure fuse : «Arrêtez de faire le singe !»

«J’ai immédiatement réagi, raconte Kevin au tribunal, convaincu d’être face à un raciste. Je me suis senti humilié devant les clients et les collègues.» Son avocat rappelle aux juges qu’un an plus tôt Christiane Taubira, alors garde des Sceaux, avait, elle aussi, été comparée à un primate. L’analogie ne serait pas anodine. A la barre, Bernard, très agité, le débit si rapide que la présidente lui demande à plusieurs reprises de parler moins vite, dit «vivre une situation surréaliste». Il n’est pas ce qu’on prétend. Il était à cran parce que son entreprise faisait l’objet d’un contrôle fiscal et qu’il avait impérativement besoin de ce courrier. Kevin serait arrivé vers lui en gesticulant et, après voir pris sa carte d’identité, l’aurait nargué «comme un enfant». Bernard assure qu’il aurait pu faire la même réflexion à ses gosses. Et soutient mordicus qu’il n’est pas raciste. Il est lui-même parrain d’un garçon antillais et n’avait pas fait attention à la couleur de la peau du postier. Vrai ? Faux ? «L’assimilation Noir et singe est connue dans notre juridiction, reprend le procureur. La difficulté, ici, c’est que l’expression est désobligeante, mais qu’elle a été prononcée à chaud dans un bureau de poste.» Pour le ministère public, «le doute subsiste». Kevin est persuadé du contraire : à ses yeux, le mot «singe» était signé. P.C.

* Les prénoms ont été modifiés.

Un fléau sous-estimé

Dans un rapport publié en mars dernier, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance s’étonne du décalage flagrant entre les statistiques des ministères français de l’Intérieur et de la Justice concernant les injures racistes et l’ampleur probable du phénomène. Les «menaces» (propos ou écrits incitant à la haine et à la discrimination) relevées par la police et la gendarmerie étaient au nombre de 1 193 en 2012, 1 010 en 2013 et 1 256 en 2014.

Côté judiciaire, les injures ou diffamations au motif de la race, l’ethnie, la nationalité ou la religion ont donné lieu à 314 condamnations en 2012 et 259 en 2013. Des chiffres modestes qui masqueraient une réalité beaucoup plus préoccupante. Une étude publiée en 2010 par l’Observatoire national de la délinquance et de la réponse pénale (ONDRP) note une importante sous-déclaration des cas de discours de haine. Elle montre que 92 % des injures ne sont pas déclarées. En 2013, l’ONDRP a publié une autre étude indiquant qu’environ 1,5 % des personnes de plus de 14 ans ont été victimes d’injures à caractère raciste, antisémite ou xénophobe. «Rapporté à l’ensemble de la population française, on peut estimer que, chaque année, des centaines de milliers de personnes sont, à l’échelle nationale, victimes d’injures racistes, ce qui contraste de manière saisissante avec les chiffres annoncés par le ministère de l’Intérieur», pointe l’instance européenne.

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