Il s'immole pour toucher sa retraite…

Face à l’incurie de l’administration, un sexagénaire a tenté de mettre fin à ses jours devant sa caisse de retraite, à Marseille. Un drame symptomatique d’un profond malaise ressenti tant par les usagers que par les fonctionnaires.

Pour toucher sa retraite, il ne suffit pas d’y avoir droit. Il faut aussi s’armer de patience, de courage et, parfois, d’une bouteille d’alcool à brûler. Intermittent du spectacle, Patrice Claude avait arrêté de travailler à cause de douleurs très pénibles au bras et aux articulations. Il touchait une allocation de handicap, laquelle devait s’arrêter au moment où commencerait sa retraite, à l’âge de 61 ans. Et, comme pour tant d’autres personnes en France, percevoir son argent en temps voulu était pour lui une question de survie. Echaudé par les expériences de ses amis intermittents, dont certains ont dû contracter des emprunts bancaires en attendant de percevoir leur pension, notre homme a constitué son dossier dès le mois de janvier, soit plus de quatre mois à l’avance. Premier rendez-vous à l’agence de Marseille de la Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) : le dossier n’est pas complet. Deuxième, troisième, quatrième rendez-vous…

Bagarres dans la file d’attente

Il manque toujours quelque chose. Une photocopie, un justificatif, un document à exhumer. Eprouvé par ces allers-retours, le sexagénaire discute avec ceux qui, comme lui, patientent dans les files d’attente – toujours debout. L’ambiance est lourde. A chaque visite, il assiste à des malaises ou à des débuts de bagarre. Quelques jours avant que son allocation de handicap n’arrive à échéance, Patrice Claude pense mettre toutes les chances de son côté en arrivant à la Carsat à l’ouverture des bureaux. C’est alors qu’on lui explique que son dossier est toujours en cours et que la personne qui s’en charge est partie en vacances. Quelques heures plus tard, il s’immole par le feu devant les locaux de la caisse de retraite. Dès le lendemain, sa pension est débloquée. Mais Patrice Claude, dont la vie n’est plus en danger, devra subir des greffes de peau et des soins jusqu’à la fin de ses jours.

«Ce genre d’événement est traité dans la rubrique faits divers, comme si ça ne voulait rien dire, déplore Coraline, comédienne de 24 ans et fille de Patrice Claude. Mon père n’est ni seul, ni dépressif, ni déséquilibré. S’il avait seulement voulu se tuer, il aurait pris des cachets chez lui. Il a voulu donner un signal. C’est quelqu’un de très engagé, un jusqu’au-boutiste.» Professeur de médecine et membre de l’Observatoire national du suicide, Michel Debout décrit en effet l’immolation comme un geste «sacrificiel et protestataire». «L’individu qui a recours à cette forme de suicide le fait non seulement parce qu’il estime que c’est la dernière façon de se faire entendre, mais aussi pour interpeller la société», affirme le médecin. En colère et déterminée, Coraline Claude entend bien donner à ce cri l’écho qu’il mérite. Depuis l’immolation de son père, la jeune femme a créé une boîte mail où elle recueille les témoignages de personnes que la Carsat a poussées au bord de la crise de nerfs.

En deux semaines, elle a reçu une centaine de messages. «Ma mère les a subis pendant vingt ans, et maintenant c’est ma sœur qu’ils font galérer depuis six mois : un jour son dossier est complet et deux jours plus tard il manque un papier», raconte l’un d’eux. Un malaise que les assurés ne sont pas les seuls à connaître, le personnel en charge des dossiers étant lui-même surmené. Dans un long message adressé à Coraline, un employé de la caisse de retraite décrit une situation interne «inhumaine et intolérable», qui l’a, lui-même, conduit au burn-out. «Depuis des années, salariés et assurés sont dans la tourmente, écrit-il. D’un côté, des bénéficiaires plongés dans la précarité à cause de retards de paiement ou de négligences dans le traitement de leur dossier. De l’autre, une poignée d’agents frustrés qui constatent un nombre considérable de dysfonctionnements internes qui les empêchent de travailler dans des conditions optimales.»

Neuroleptiques et somnifères

A bout de souffle, l’administration française finit par accoucher de situations aux frontières du réel. Autre acronyme, même détresse : la Cipav, la Caisse interprofessionnelle de prévoyance et d’assurance vieillesse dédiée aux professions libérales, se spécialise dans l’envoi de courriers sans queue ni tête. Selon l’enquête menée par France Info, un professeur des écoles aurait, par exemple, reçu une lettre lui enjoignant de régler la somme de 200 000 €, alors qu’il n’était même pas affilié à l’organisme. «On a des gens qui prennent des neuroleptiques ou des somnifères, résume Geneviève Decrop, qui gère l’une des trois associations de victimes de la caisse d’assurance vieillesse. La manière dont la Cipav ne répond pas, envoie l’huissier, hors de toute procédure autorisée, avec des lettres de menace… En fait, c’est Kafka !»

En 2014, un rapport de la Cour des comptes fustigeait déjà la gestion «désordonnée» de la Cipav et le caractère «déplorable» de son service aux assurés. Mais, deux ans plus tard, rien n’a changé. Dans une note datant de février 2016, le défenseur des droits, dont l’une des missions est d’améliorer les relations des usagers avec les services publics, estime qu’il est saisi de 200 dossiers la concernant. Erreurs, absence de réactivité, blocage des versements des pensions et impossibilité totale de contacter la caisse : les affiliés ont le sentiment d’être «spoliés», selon les termes de la note. Et le problème n’est pas près de se régler : à son arrivée à la tête de l’organisme, le nouveau directeur a affirmé avoir trouvé 30 000 lettres qui n’avaient été ouvertes par personne.

A la Carsat de Marseille, en revanche, on ne comprend pas ce qui a motivé le geste de Patrice Claude. S’il reconnaît qu’on peut toujours «rêver mieux» en termes de moyens et d’organisation, le directeur général, Vincent Verlhac, estime que sa caisse a encore les moyens d’appliquer «la solidarité nationale et l’humanisme» dont elle est dépositaire. «Nous avons été très choqués, et bien évidemment nous nous sommes interrogés en interne sur le parcours de ce monsieur. Et nous sommes surpris, car c’est un dossier normal qui n’a pas subi de retard», affirme Vincent Verlhac. Les cinq déplacements que Patrice Claude a effectués à la Carsat, les allers-retours qui l’ont rendu «fou», comme il l’a dit à sa fille, n’ont rien d’extraordinaire. On imagine ce que vivent ceux dont les dossiers coincent…

Powered by WPeMatico

This Post Has 0 Comments

Leave A Reply