Doit-on aimer la police ?

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La police est aujourd’hui critiquée pour ses abus, sa défense d’une société injuste, voire pour incarner le principe même de l’ordre social. Aux yeux de ses contempteurs, elle serait au mieux déviante, au pire oppressive et, en tout cas, produit et garantie d’une contre-nature malfaisante. La question serait moins de savoir s’il faut l’aimer que de savoir comment ne pas la détester. Et pourtant, tout le monde la juge nécessaire. 83%, en a même une “bonne image” (Le Parisien, 17 mai 2016). Alors quoi ?

Commençons par la première critique, la plus recevable parce que la plus tangible, filmée sous tous les angles, celle de l’usage excessif de la force, et qui déclenche une indignation universelle, à l’expression plus ou moins radicale (“haine anti-flic” vs. “Black Lives Matter”). On passe en boucle telle ou telle violence, et on vitupère contre la police en général. Or la “bavure”, loin d’être le fait de la police est, par la définition même de l’abus de pouvoir, du ressort de l’individu qui outrepasse les prérogatives de sa fonction. La “police des polices” (IGPN) a ainsi un rôle de contrôle des forces de police, exactement comme la Cour des comptes des dépenses publiques ou, plus généralement, la justice administrative de l’action des fonctionnaires. Personne n’étant parfait, il faut malheureusement accepter que les policiers, eux aussi, commettent des fautes, soit de service (liées à leur mission), soit, plus grave, personnelles (liées à leurs intentions). Certes, on peut regretter la clémence des sanctions engagées ou la faiblesse des dédommagements — en particulier comparé aux montants astronomiques pratiqués aux États-unis. Il reste que les fautes sont sanctionnées (et assumées, soit par l’institution en cas de faute de service, soit par l’individu en cas de faute personnelle), et le sont de plus en plus, notamment sous l’effet des arrêts de la Cour européenne des Droits de l’homme, alors même que la demande de sécurité s’est accrue.

Une critique peut en cacher une autre

Mais ces accusations qui visent indûment une profession toute entière au travers des errances de quelques-uns, sont peut-être la partie émergée d’un ressentiment plus profond, plus complexe. Au-delà même de l’ambivalence de la figure du policier, à la fois sacrée par sa force et son mystère, mais maudite par son contact avec le crime et ses méthodes parfois difficiles à distinguer de lui (pensons à Neyret), certains reprochent à la police la perversité de l’ordre même qu’elle vise à garantir. C’est la critique anarchiste. Le problème de cette critique, c’est qu’elle présuppose ce dont elle réclame l’abolition. Comment préconiser une société plus juste, sans société ? Car sans police, sans la possible cœrcition d’une loi que rien n’oblige sinon à respecter (c’est le sens d’anarchie : an-archè : sans commandement), on risque de tomber dans l’anarchie au mauvais sens du terme, c’est-à-dire non pas dans une nature pacifique, mais dans une “guerre de tous contre tous”. Pour Hobbes en effet, c’est précisément cet état de guerre initial qui, dans la nature, poussa les individus à se promettre de renoncer à la violence, et à souscrire à un contrat social constitué de deux engagements : renoncer à la violence et, en même temps, désigner un Souverain s’assurant de l’obéissance de tous. La société est donc fondée sur une puissance suprême, seule condition pour que la promesse de non-violence n’ait pas l’effet inverse, d’inciter chacun à rompre cette promesse dans la mesure où il aurait l’avantage de s’attaquer à des gens désormais sans défense, ou l’inconvénient de l’être lui-même. Garantie matérielle de la paix, la police est donc non seulement nécessaire, mais aimable, comme tout ce qui nous protège des dommages et augmente, même indirectement, notre bonheur.

Une ou des natures humaines ?

Aussi les anarchistes ont-ils besoin de postuler une nature humaine entièrement bonne pour dénoncer un pouvoir entièrement mauvais. En rejetant par principe la police, ils supposent qu’un retour à la nature serait moins une régression vers une guerre maudite, qu’un retour vers une nature salutaire. C’est une idée qui remonte à Rousseau. Pour lui, la nature est un modèle d’autosuffisance pacifique où règne l’amour de la vie pour elle-même, alors que la société est une dégradation de cet amour de soi en amour propre qui « s’occupe plus de l’obstacle pour l’écarter que de l’objet pour l’atteindre, […] et qui ne cherche plus à se satisfaire par son propre bien, mais seulement par le mal d’autrui » (Rousseau Juge de Jean-Jacques). À la suite de Rousseau, les anarchistes proposent donc moins d’autres moyens de parvenir à une existence heureuse (sans police) qu’une autre définition de la nature humaine (non violente). Et il est incontestable qu’il n’y a, dans la nature, ni casseurs, ni prisons, camps de concentration, banlieues, luxe exceptionnel, misère généralisée. L’humanité serait bonne, et il serait donc dégradant et corrupteur de la contraindre. Penseur du mal social par excellence, Rousseau sait toutefois qu’il est impossible de retourner à la nature. Le bonheur social proviendra moins de la destruction d’un pouvoir absolument néfaste que de la construction d’un pouvoir relativement plus juste. C’est pourquoi son contrat social veut établir une procédure politique où chacun, participant à l’élaboration des lois, formera avec tous les autres une Volonté générale prenant des
décisions à la fois plus justes, puisqu’elles s’appliquent à tous, et plus libres, puisque chacun n’obéit ainsi qu’à lui-même. Aussi l’ordre n’est-il pas bon par lui-même, puisque nous aurions pu prendre une autre direction que celle de l’amour-propre, plus conforme à la nature, moins inégalitaire, plus pacifique, et l’ethnologie a nourri ce rêve en s’intéressant aux tribus “primitives”. Mais maintenant que nous sommes enferrés dans nos sociétés, il est trop tard : l’ordre est nécessaire pour échapper au chaos de la violence égoïste, que cette violence tienne de la nature, comme chez Hobbes, ou de la culture, comme chez Rousseau.

Police ou politique ?

Reste la dernière critique, la plus profonde, la plus embarassante, celle qui fait de la police le bras armé d’un ordre social injuste. Ce n’est plus le principe même de l’ordre qui est accusé — sous la forme de la propriété ou de la hiérarchie, typiquement —, mais un ordre spécifique, favorable à des individus déterminés qui auraient confisqué la volonté générale au profit d’un intérêt particulier. Ainsi, Foucault montre bien comment la police, loin de vouloir réduire l’illégalité comme elle le prétend, « gère et exploite les illégalismes » dans un but de normalisation et de docilité visant à étouffer l’idée même d’une contestation de l’ordre social (Surveiller et punir). Le populisme d’une Le Pen, d’un Hofer ou d’un Trump ne représentent-ils pas le retour d’une contestation anti-système qui veut se réapproprier un ordre politique perçu comme corrompu ? “Populistes” et “anti-flics” seraient ainsi deux versions d’un même refus, celle d’une démocratie libérale que son légalisme même (pensons à l’Europe) éloignerait des populations fragilisées qu’elle gouverne. On peut légitimement douter que la réussite de ces extrémismes réduise le besoin de police ou l’expérience de la brutalité. Si la police n’est pas absolument aimable dans la mesure où elle défend un ordre injuste, elle doit être absolument respectée, car sans elle point d’ordre du tout, et donc point de cette confiance collective, préalable à toute délibération visant à rendre l’ordre plus juste. Car comme le disait un des personnages de Thomas Mann dans La montagne magique : « La justice n’est, bien entendu, qu’un mot creux de rhétorique bourgeoise, et avant de passer à l’action il faut avant tout savoir de quelle justice on entend parler : de celle qui veut accorder à chacun ce qui lui appartient, ou de celle qui veut donner la même chose à tous ? »

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