Pourquoi les Français sont-ils fous de leurs chiens ?

Si la population canine française est en baisse, elle prend de plus en plus de place. Surtout dans le cœur des maîtres, qui gâtent leur animal devenu un véritable membre de la famille. Un phénomène qui n’a pas échappé aux rois du marketing.

« Franchement, les miens sont à deux doigts de ressembler à des êtres humains. Parfois, ça fait même bizarre : on leur parle, on les gronde, on les félicite, on essaie de leur apprendre des trucs… » Lucide et néanmoins gaga, Thomas est l’heureux propriétaire de Fanzy, 6 ans, et Glue, 4 ans, deux staffordshire bull-terriers mâle et femelle. Des petits molosses à poils courts : 40 cm de long, 20 kg de muscles. Thomas et sa compagne, Emilie, n’ont pas d’enfants, par choix. Ils ont toujours vécu avec des chiens, par évidence. Pour les câlins, les jeux, les soins. « L’avantage, avec eux, c’est qu’ils sont toujours heureux de te voir. Quand ils font des bêtises et qu’on les engueule, ils ne sont pas fâchés, rit-il. Ils ne claquent pas la porte, ne font pas de scène ! » Etre maître ou parent ? Compagnon ou enfant ? Entre l’homme qui dresse et le chien à ses ordres, le trouble s’est installé. « En à peine quelques années, le chien est passé du rôle d’objet utilitaire utilisé à celui de quasi-sujet », constate Christophe Blanchard, maître de conférences en sciences de l’éducation, dans un essai de sociologie canine (1). Il est le meilleur ami de l’homme, le confident. Il tient ses promesses. Pas comme d’autres… On lui fait confiance, il ne trahira pas. On peut tout lui raconter : secrets, chagrins, frustrations… C’est sûr, lui ne nous juge pas.

« Les Français l’aiment, mais les pouvoirs publics ne l’intègrent pas dans la vie de tous les jours », regrette Christine d’Hauteville, journaliste et coordinatrice du Comité OKA, qui milite pour un meilleur accueil du chien dans la cité, avec des espaces qui lui seraient dédiés. La plupart des parcs et squares lui sont interdits et, même tenu en laisse, il n’a quasiment plus que le bitume à renifler. Les dernières statistiques connues sur la population canine témoignent de cet ostracisme. En 2014, le nombre de clébards, qui s’établissait à 7,2 millions, a reculé de 2 % selon l’enquête Sofres menée tous les deux ans pour le compte de la Facco, la chambre syndicale des fabricants d’aliments pour animaux familiers.

« Un être à part entière »Après avoir été le chouchou, Médor rentre à la niche, détrôné par Félix le chat (12,6 millions) et Bubulle le poisson rouge (34,2 millions). Ce déclin, amorcé dès 2001, ne s’explique ni par une baisse de la fécondité, ni par une hausse de la mortalité. Mais par une pénurie de maîtres qui, en majorité citadins, refusent cette mise en quarantaine. Pour leurs compagnons, exclus de la sphère publique, et pour eux-mêmes, verbalisés au moindre écart sur les trottoirs. Trop sale, trop bruyant, trop imprévisible avec les gosses… Le cabot a perdu en popularité ce qu’il a gagné en singularité au sein du foyer. Les liens qui l’unissent à l’homme auraient même « atteint une intensité étonnante », assure Philippe Hofman, dans Le chien est une personne (2). Pour ce psychologue clinicien qui s’appuie sur les témoignages d’une volée de maîtres, l’animal « est devenu un être à part entière. Il reste le support idéal pour les projections et les fantasmes, il symbolise de nombreuses qualités humaines, la loyauté, la fidélité et une certaine forme rassurante de soumission ».

« Mon éponge à névroses »

Cristina, qui a longtemps vécu avec Stanley, son lévrier, va plus loin : « C’est même le seul être aujourd’hui capable de ressentir de l’émotion. Je l’appelais mon ‘éponge à névroses’. Plus anglais que lui, on ne pouvait pas ! Il est mort à 19 ans, ce qui est exceptionnel. » Après sa disparition, Cristina a adopté Darius, « le nom d’un empereur ». Lévrier lui aussi. « J’adore cette ligne, ce dessin… Ce sont des chiens qui n’aboient pas, insiste cette Parisienne qui vit dans un appartement. Ils sont beaux, fidèles à leurs maîtres, pas bagarreurs. Mais il ne faut pas compter sur eux pour garder la maison. » En revanche, Stanley et Darius ont eu du flair pour provoquer les rencontres.

« Le chien permet le lien social, poursuit Cristina. Pendant dix ou quinze ans, on fait le même brin de promenade que les autres propriétaires, à 8 h 30 du matin et à 22 h 30 après le film. Au début, on s’appelle par le nom de nos chiens. » Tiens, voilà la mère Darius… Ah, bonjour, monsieur Milady ! Des confrontations improbables avec des inconnus qui, faute de chien en laisse, auraient passé leur chemin. Mais là, même pas peur… Au commencement, on débite des banalités en s’adressant au toutou. Puis, avec le temps, maîtres et maîtresses font connaissance. Et quand une boule de poils tombe malade, c’est toute la communauté qui s’inquiète. Après toutes ces années à sortir ses lévriers deux fois par jour, Cristina s’est fait des amies fidèles, dont l’une part aujourd’hui en vacances avec elle, en Normandie ou au Pays basque.

Dans les grands centres urbains où l’isolement se nourrit de l’anonymat, le chien est une « béquille sociale », souligne l’universitaire Christophe Blanchard. Un médiateur à truffe qui permet à l’Homo sapiens d’échapper à l’invisibilité. Selon un sondage réalisé en 2014 par TNS Sofres pour Monoprix sur les Français et la solitude, plus d’un tiers des citadins interrogés (38 %) estimaient alors qu’elle « concerne tout le monde », 76 % que « le problème s’aggrave ». Sept sur 10 admettaient en avoir déjà souffert et un sur deux craignait d’en pâtir à l’avenir. Une enquête à rapprocher de celle réalisée treize ans plus tôt par la Société centrale canine. L’effet de miroir est saisissant : en 2001, 76 % des Français considéraient déjà le chien comme « l’un des principaux liens structurants de notre société ». « Médor, commente Christophe Blanchard, semble être devenu le tuteur incontournable de notre existence, facilitant certaines de nos interactions sociales, suppléant avec une efficacité hors pair les carences de nos vies affectives ou devenant, si besoin, les yeux et les oreilles de nos membres atrophiés. »

Il arrive aussi, lorsque les laisses s’emmêlent, que les « interactions sociales » s’approfondissent… Plusieurs enquêtes étrangères montrent que la compagnie d’un chien peut se révéler aussi efficace que Meetic ou Adopteunmec dans la quête de l’âme sœur. Pour en avoir le cœur net, les psychologues Serge Ciccotti et Nicolas Guéguen (3) se sont livrés à une expérience in situ et drolatique. Ils ont demandé à des jeunes femmes « attrayantes physiquement » de s’asseoir aux terrasses des cafés d’une ville touristique l’une avec un chiot, l’autre un chien et la dernière, seule. Top chrono ! La maîtresse du chiot a été abordée par un homme en 5 minutes 34 secondes, lequel s’est exclamé : « Il est mignon ! » L’autre avec le chien adulte s’est vu gratifiée au bout de 12 minutes et 8 secondes d’un « C’est un beau chien ». Quand à celle sans toutou, elle a attendu 26 minutes et 16 secondes pour faire une touche. Conclusion des auteurs : « Le chien sert de facilitateur à l’entrée en contact. »

« Un refuge à la fois affectif et psychologique »Marine, 33 ans, est « entrée en contact » avec Stéphane, 36 ans, au Champ-de-Mars voilà quatre ans. Elle y promenait Easy, un jagdterrier noir et feu, cousin allemand du jack russel, ce chasseur de renards starisé depuis son rôle d’Uggie dans The Artist. Lui baladait son gros golden retriever dont il avait la « garde partagée » avec son ex-femme. « Ma chienne est allée jouer avec son chien », raconte Marine. Le couple a échangé quelques civilités. Ils se sont revus le lendemain, le surlendemain… « Après quelques semaines, on est allés prendre un verre. » Et ne se sont plus quittés. Une belle histoire, digne des 101 Dalmatiens, quand le chien Pongo en quête d’une compagne pour lui et son propriétaire tombe en arrêt devant la belle Perdita et fait des nœuds dans les laisses pour provoquer le tête-à-tête entre Roger et Anita. Sauf qu’à l’époque de ce Walt Disney, en 1961, maître et chien gardaient encore quelques distances. Aujourd’hui, la confusion est totale.

« Avec la crise, le chien est devenu un refuge à la fois affectif et psychologique », assure Serge Belais, président du Comité OKA et vétérinaire depuis près de quarante ans. Dans son cabinet du XVIIIe arrondissement, il a vu passer par centaines des toutous transformés en bébés, des machines à aimer, des faire-valoir et des mal élevés. « Les gens ne savent plus vivre naturellement avec leurs chiens, constate-t-il. On leur laisse tout passer. Résultat : ils deviennent caractériels, possessifs et vampirisent leurs maîtres. Parfois, cela crée des problèmes dans le couple parce qu’ils interfèrent dans la vie intime. » Serge Belais se souvient de ce mari qui ne pouvait plus entrer dans le lit conjugal gardé par le clébard, tel un cerbère. Ou de la réflexion de cette maman après que le caniche de la famille a mordu son jeune fils trois fois de suite : « Il faut le comprendre, il était là avant… »

Vent de folie anthropomorphique

Symptôme indirect de la crise des systèmes éducatifs, ces chiens rois ont évidemment leurs émules de Dolto. Dans le droit-fil de la papesse de « la cause des enfants », une flopée de « comportementalistes » canins expliquent aux propriétaires de chiens qu’il ne faut pas les traumatiser, qu’on doit leur parler correctement, sans ordonner, ni hausser le ton. Des injonctions qui nourrissent à la fois tous les excès, mais aussi toutes les aspirations. Le chien est passé du statut d’animal de compagnie à celui de membre de la famille, d’où cette folle passion pour les chihuahuas, carlins, bouledogues français, yorkshire terriers, cavalier king charles ou jack russells qui n’excèdent pas la taille d’un nouveau-né. Des petits anges qui ne grandiront pas et dont on espère au contraire qu’ils resteront « obéissants, privatisés autour d’exclusives relations, admiratifs, réglés, sans surprise, dépendants, mais sachant remercier le maître », égrène Christophe Blanchard. Des peluches miniatures, qui ne posent quasiment jamais les pattes à terre, sont portées comme un sac à main à la manière de Paris Hilton, passent des bras au canapé avant de s’assoupir sous la couette de leurs maîtres. Adieu le Kiki à sa mémère chanté par Richard Gotainer. Youki est désormais un, parmi les enfants du XXIe siècle.

« Son territoire s’est embourgeoisé et s’est surtout fait plus douillet, précise l’historienne Victoria Vanneau (4). C’est pourquoi sa présence au côté de son propriétaire et maître est devenue valorisante. » Conséquence : en projetant sur son chien l’estime qu’il a de lui-même, son possesseur s’évertue à le travestir. L’aventure canine vers plus d’humanité débute par le choix du prénom, véritable cérémonie qui réunit famille et amis. En 2014, Baptiste Coulmont, auteur de la Sociologie des prénoms, s’est livré à un petit exercice sur les chiens. Selon ses calculs, 30 % d’entre eux environ portent un prénom humain. De ceux qui, bien que tendance – Enzo, Léa, Théo ou Tina -, « n’ont pas encore atteint le pic de leur popularité dans la société », note Baptiste Coulmont. Comme s’ils servaient de test pour une progéniture – une vraie celle-là – à venir. Le chien avant-coureur de nos styles de vie ? Plutôt le reflet, ou la doublure de son maître. Lequel croit lui faire plaisir en lui offrant ce qu’il désire en réalité… pour lui-même.

Des dogfies sur FacebookLes plus narcissiques ne se contentent plus d’acheter la boîte de pâtée ou le paquet de croquettes les mieux adaptés à sa race ou à sa taille. Ils enrichissent désormais les fabricants de pet food en plébiscitant les aliments tolérés par les chiens qui nous sont communs. Produits bio et naturels, crèmes glacées sans lactose… Et s’il n’y avait que ça ! Ce vent de folie anthropomorphique n’est pas sans rappeler la passion cynophile des aristocrates et des bourgeois du XVIIIe siècle qui déguisaient leurs caniches en princesses ou les pouponnaient « en opposition aux chiens errants du peuple », rappelle le psychologue Philippe Hofman. Aujourd’hui, la moindre fashionista s’exhibe avec son bouledogue de luxe, habillé de leggins, griffes vernies et poils teintés rose. En cas de doute, elle se connecte sur jamaissansmaurice.com qui prodigue des conseils en lifestyle, mais aussi « plein d’idées de destinations vacances pet friendly ». L’esseulé(e) peut s’inscrire avec son toutou célibataire sur Dogfidelity, « le premier réseau social de la communauté canine ». Et le geek, poster des dogfies (version poilue du selfie) sur Facebook, pour faire comme Cameron Diaz ou Jennifer Aniston, qui ont lancé la mode. On peut aussi gâter sa bête en s’abonnant à la Woufbox, une boîte surprise imaginée par deux diplômés de l’Essec et livrée chaque mois au domicile du client moyennant 178,80 € par an. Celle de mars contenait un sachet Snack végétarien au goût de patate douce et de citronnelle, deux peluches Garfield, un mini-Pluto, un bocal d’huile de saumon Quality Sens, 100 % naturelle et riche en oméga 3, et des friandises Peau et pelage aux vitamines A, D et E « croquantes à l’extérieur et moelleuses à l’intérieur »

Qui mène la danse ?

Dans les clubs de rencontres, Spas, hôtels et centres de bien-être dédiés à cette nouvelle relation homme-animal, on s’inscrit aux séminaires de dog dance, « pour éduquer votre chien en rythme », de freestyle canin – Rex et vous apprenez la chorégraphie du dernier David Guetta – ou encore de heelwork to music (« obéissance rythmée » en français). Sur ordre de son propriétaire, le cabot exécute quelques figures en musique : tourner sur lui-même, se rouler par terre, marcher sur deux pattes, faire le beau… Mais rien à voir, paraît-il, avec les chiens de cirque. Entre tous, le site what-dog.net développé par Microsoft constitue sans doute le summum de l’endogamie. A partir d’une photo, il vous indique quel chien vous êtes, et le cas échéant celui qu’il vous faut… Morceaux choisis : êtes-vous comme Leonardo DiCaprio un labrador « fort, musclé » et surtout « imperméable à l’eau » (wouaf, wouaf, wouaf !) ? Comme Ryan Gosling, un golden retriever « doux et désireux de plaire » ? Ou comme Rihanna, un teckel doté d’« un excellent sens de l’odorat » ?

Ami de vingt ans, compagnon de substitution, enfant fantasmé, accessoire de mode… Si les humains ne savent plus trop de qui – ou quoi – est fait leur chien, les publicitaires, eux, abusent du méli-mélo. A preuve, la dernière campagne des croquettes Ultima. Quand, à l’heure de nourrir son labrador, le propriétaire s’aperçoit que le paquet est vide, il n’hésite pas à braver une tempête de neige pour aller en racheter. Le spot s’achève sur ce commentaire : « Ce que vous faites pour votre chien, vous ne le ferez pour personne d’autre… » Alors, maître, prêt pour une vie de chien ?

(1) Les Maîtres expliqués à leurs chiens, La Découverte, 2014, 14 €.

(2) Le Chien est une personne, Albin Michel, 2015, 16 €.

(3) Pourquoi les gens ont-ils la même tête que leur chien ?, Dunod, 2010, 18,50 €.

(4) Le Chien, histoire d’un objet de compagnie, Autrement, 2014, 16 €.

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