Ils ont 50 ans et vivent comme des trentenaires : enquête sur les "quinquados"

Refus du train-train et des plans de carrière, envie de s’amuser, soin de l’apparence… La génération née dans les années 60-70 entend, comme celle de ses enfants, s’épanouir. Révélatrice de l’allongement de la durée de vie, elle n’obéit qu’à un seul précepte : profiter de l’avenir. Bienvenue chez les « quinquados » !

Valérie Morand a- t-elle conscience d’être devenue une catégorie sociologique ? Elle est là, dans le bar qu’elle fréquente, petit visage rond, yeux bleu gris perçants, verre à la main. Souriante, heureuse. On cherche la différence avec ceux qui l’entourent : peut-être, oui, en regardant bien, quelques rides en plus, une fatigue au coin des yeux, marquent-elles ses 51 ans ? Mais qui s’en rend compte ? Une même chaleur les englobe tous, elle et ses copains, elle et sa colocataire, une serveuse de 32 ans avec qui elle partage un appartement dans le XVIIIe arrondissement de Paris… «Mais j’ai 30 ans moi aussi, rit-elle. Je les ai eus, je les ai toujours. J’ai 7 ans aussi. Ça dépend des jours.» Le 1er novembre, à une fête de Halloween, sur l’île Saint-Denis, dans un atelier d’artiste, elle est la plus déguisée, enrobée de Cellophane, les bras rougis par des gouttes de faux sang. Plus loin, la maîtresse des lieux, Christine, danse avec son fils, qui habite l’appartement au-dessus. Ils s’amusent, toutes générations mêlées, et finiront à 8 heures du matin sur la terrasse de leur immeuble.

On les appelait «éternels adolescents» et on en ricanait : ces «vieux» qui n’assumaient pas leur âge, ces «mamies» en jeans, ces «papys» qui s’affichaient avec des filles plus jeunes… Aujourd’hui, allongement de la vie aidant, ils sont de plus en plus nombreux. Le très sérieux institut de sondage Ipsos appelle ces 45-55 ans vivant comme des trentenaires les «quinquados», contraction de «quinquagénaires» et «adolescents», et voit en eux une très sérieuse mutation…

«Ce mélange des âges est de plus en plus fréquent, explique Serge Guérin, sociologue et auteur de Silver génération (Michalon, 2015). Le rajeunissement est objectif, il n’est plus le fruit de pratiques artificielles. En un siècle, on a quand même gagné trente-cinq ans de vie ! C’est énorme ! Et, forcément, ça commence à se voir. Regardez une sortie de maternelle : physiquement, on distingue de moins en moins les pères des grands-pères… Et, dans la tête, c’est la même chose : à 50 ans, ils ne se sentent pas vieux. Aujourd’hui, c’est l’âge du milieu de la vie, pas du début de sa fin. Ils peuvent tout recommencer, que ce soit professionnellement ou affectivement.» L’adolescence, l’âge où tous les possibles sont ouverts est ainsi prorogé, glorifié – un phénomène que feu le sociologue Paul Yonnet avait nommé, pour mieux le déplorer, l’avènement du «peuple adolescent». «Le recul de l’âge de la retraite fait aussi reculer l’âge de la vieillesse. Les gens de la publicité l’ont bien compris, et la fameuse ménagère de moins de 50 ans n’est plus la référence suprême, poursuit Serge Guérin. Nous ne sommes pas là du côté de l’éternel adolescent, toujours un peu pathétique, mais bien dans une véritable réévaluation de ce qu’est l’âge et de ce qu’il implique…»

Pierrine, 47 ans : « Je vis comme si j’avais 25 ans. Il n’y a qu’avec les mecs que je me suis calmée. »

Les ami(e)s plus que les amants

Le quinquado, homme comme femme – elles sont de plus en plus nombreuses à rejoindre leurs rangs -, ne se prend donc pas pour un «vieux». Il fait beaucoup la fête, écoute Jay-Z et Maitre Gims, ne s’habille pas en costume-cravate (ou en tailleur) ailleurs qu’au bureau, refuse autant qu’il peut les contraintes, joue beaucoup aux jeux vidéo et est très branché nouvelles technologies. Il ne part pas en voyage organisé, mais va en bande chez des «potes», essaie de choisir son travail, est souvent indépendant, emprunte ses «fringues» à ses enfants et leur demande de l’aide quand il s’en sort mal avec les réseaux sociaux qu’il fréquente assidûment. Pierrine Allègre, 47 ans, habillée décontractée, souriante, gaie…, s’est installée il y a douze ans à Bruxelles, où elle est professeur dans une école secondaire de type ZEP. «Je vis comme si j’avais 25 ans : faire la fête, boire, sortir. Il n’y a qu’avec les mecs que je me suis un peu calmée.»

Les ami(e)s, plus que les amants, sont la base de cette vie, toute une bande qu’elle retrouve souvent le soir et toujours le week-end. Fan de musique électro, elle peut danser dessus pendant des heures. Sur Facebook, elle met des photos de groupe, de «déconnante», de piscine… «J’ai le sentiment de ne pas avoir changé dans ma tête. J’ai même l’impression de rajeunir… Je me suis organisé une vie facile, avec moins de problèmes existentiels qu’à 30 ans. Tout me paraît plus simple.» Elle rit. «C’est important, le rire.» Le sien éclate, argentin. «Dans mon travail, les élèves sont souvent difficiles. L’an dernier, l’un d’entre eux a été frappé par une balle à blanc. La police est venue. Ça a été très dur, très tendu. Sans fous rires, on ne s’en sort pas.» Les efforts pour rester jeune, elle ne les fait que pour «se maintenir» : manger bio, faire du sport… Mais rien de plus. Pas de chirurgie esthétique, pas de triche. «C’est très important, ce refus du rajeunissement artificiel. La chirurgie esthétique répond encore à des diktats masculins. Les quinquados cherchent à être en forme, c’est tout», poursuit Serge Guérin.

Même s’il arrive que cela ne suffise pas à combler la différence des années. Patricia, 53 ans, ne se sent pas toujours très à l’aise avec des amants de 30 ans, dont elle a pourtant récemment fait une grosse consommation. «Le dernier, avec qui cela a duré quelques mois, m’a souvent demandé de l’accompagner à des soirées où il n’y avait que des gens de son âge. Je n’ai pas voulu. Je n’assume pas le fait de passer pour « la vieille ». Parfois, je sens plus mon âge que les gens qui m’entourent. Sexuellement aussi, le décalage revient. Ils sont d’une génération nourrie à des fantasmes et des visions qui ne sont pas les miennes. A ce niveau-là, je préfère mes quinquagénaires, plus attentifs et moins contraints à la performance.»

Pour José Polard, psychologue et psychanalyste, auteur du blog Lagelavie sur lemonde.fr, le rapport à la ménopause a nettement changé au cours des dernières décennies : «Cela marquait auparavant la fin de la séduction et de la sexualité. Ça n’est plus du tout le cas. Il y a une renaissance du plaisir et des envies. Les femmes aussi vivent le démon de midi, ce cliché qui était jusque-là réservé aux hommes.» Le regard que la société leur renvoie lui aussi s’est modifié : «On admettait qu’un homme à 50 ans ait envie de changer sa vie, de trouver quelqu’un de plus jeune… On commence à admettre que des femmes fassent la même chose.»

Génération insouciante

Rosa, 58 ans, a ainsi mis fin à une liaison avec un garçon de vingt ans son cadet, rencontré sur le site Adopte un mec. Un site où sa fille l’avait inscrite «comme pour une thérapie» après que son compagnon de vingt ans l’eut plaquée sans lui fournir beaucoup d’explications. Ils ont passé ensemble quatre mois qu’elle a trouvés «lumineux». Puis il a été nommé aux Etats-Unis, et lui a proposé de l’accompagner. Elle a refusé : «Je ne comprenais pas en fait ce qu’il trouvait avec moi. Je ne l’ai toujours pas compris. Il était très beau, et me disait : « Les filles de mon âge, j’en ai autant que je veux. Ce que je cherche, c’est avec toi que je le trouve. » Mais ça n’a pas suffi à me convaincre. Je l’ai laissé partir.» Et elle a repris sa vie de quinquado, sortant beaucoup avec ses copines célibataires et un nouveau cercle de relations plus jeune.

Willam a vécu huit ans en couple. Depuis une dizaine d’années, il vit seul, sort autant qu’il peut, accumule des conquêtes souvent plus jeunes. «J’ai des amis qui ont des enfants, je ne les vois plus. Ce n’est pas d’eux que je me sens proche. Ma manière de vivre est encore une anomalie, mais elle est de plus en plus acceptée.» Il retrouve régulièrement un petit groupe de quinquagénaires : pas de semaine sans une grosse soirée, des rencontres, un papillonnage devenu mode de vie. Ont-ils tous choisi ? «Je ne sens pas de différence entre ma façon d’être à 30 ans et celle d’aujourd’hui, à presque 50. Il y a peut-être eu un côté subi au début. Cela veut dire faire le deuil de l’enfant et de la vie à deux, et cela n’élimine pas la solitude. Mais, aujourd’hui, c’est un vrai choix. A 50 ans, les limites physiques ne se sentent pas : on peut et on veut profiter de cette vie-là plus longtemps.»

L’insouciance de leurs jeunes années les habite-t-elle encore ? Auteur d’un blog sur la «quinquattitude», Antoine le pense : «La génération qui a 50 ans aujourd’hui est née sans le chômage et avant le sida. Cela crée des habitudes d’insouciance qui, aujourd’hui, me semblent plus fortes que celles de beaucoup de trentenaires, trop inquiets. Plus que l’expérience de l’âge, c’est cette aptitude à voir les choses sous un jour relativement serein qui différencie aujourd’hui les quinquagénaires des générations qui leur ont succédé.»

Pas de routines, pas d’attaches

Pierrine n’a qu’une peur : «Me prendre au sérieux. Je n’ai pas beaucoup de responsabilités et je ne m’angoisse pas. Je ne suis pas dans la vie matérielle. Je ne veux pas « faire carrière ». J’aurais pu épouser un homme avec une grosse piscine : j’ai choisi autre chose.» Paradoxalement, elle réfute l’idée d’«immaturité». «Je sais que mon entourage le pense. Il a tort : je veux juste ne m’imposer aucune contrainte. Mais je ne suis à la charge de personne et je fais sérieusement mon travail, que j’ai choisi aussi parce qu’il me laisse beaucoup de temps libre. J’ai des projets de documentaire, d’écriture de nouvelles…» «Je ne veux pas de routine, je ne veux pas d’attaches, renchérit pour sa part Valérie. J’ai été propriétaire, j’ai été mariée, j’ai fait toutes ces choses d’adultes. Je ne veux plus. A 50 ans, je n’ai plus de temps à perdre. Je m’ennuie de plus en plus avec les quinquas. Leurs compromissions, leurs histoires de placements, leurs boulots qu’ils n’aiment pas, ça ne m’intéresse plus. A une époque, je me révoltais. Maintenant, je me tais. C’est peut-être ça que l’âge m’a apporté : je n’ai plus envie de partir en guerre.» Ce refus de la routine se sent aussi dans les statistiques du divorce. Leur nombre a été multiplié par neuf en quarante ans pour les seniors. Près de 5 000 couples de plus de 50 ans se séparent chaque année, et dans les deux tiers des cas les femmes sont à l’origine de la rupture.

« Je ne suis pas « copine » avec ma fille. Parfois, c’est même moi qui la trouve un peu « vieille ». »Nés dans les années 60-70, rebelles à l’autorité reçue comme à celle donnée, les quinquados n’ont pas forcément réussi à bien mêler responsabilités parentales et copinage. «Ce n’est peut-être pas le domaine où nous avons le plus brillé», confesse avec un sourire un peu amer Rosa, qui a aussi à charge deux fils de 25 et 28 ans qui ne se sont pas encore «trouvés» et voguent de petits boulots en squat chez des copains, avec quelques arrêts chez elle, arrêts qui lui sont de plus en plus pénibles. Si Adrien, 28 ans, se félicite de tout ce que lui et son père ont en commun (la musique, les soirées, certains copains, les parties sans fin de «League Of Legends»…), il regrette de n’avoir pas toujours bénéficié de l’autorité qu’il lui fallait. «Il aimait discuter avec mes potes, qui trouvaient ça super. Mais, quand j’avais besoin d’un vrai conseil, c’est vers mon oncle que je me tournais. Les vieux sont aussi censés être des sages…» L’oncle plus traditionnel, plus rangé, moins complice, mais peut-être plus à l’écoute…

Valérie a deux enfants, qu’elle a eus jeune : «J’ai toujours été proche d’eux, mais avant j’en étais responsable. Plus maintenant. Les rapports sont différents. Il y a des choses que je ne partage pas : ma vie sexuelle, par exemple. Je ne suis pas « copine » avec ma fille. Parfois, c’est même moi qui la trouve un peu « vieille ».» William et Pierrine n’en ont pas eu. «Vers 40 ans, j’ai fait deux fausses couches, dit-elle. Ça n’est pas un hasard. Aujourd’hui, je m’en félicite : Ça empêcherait trop de choses.» «Même s’ils ont parfois été des parents défaillants, les quinquados nous amènent à repenser la transmission, poursuit Guérin. Ils sont plus dans l’échange que dans l’autorité pure, et savent aussi écouter et apprendre de leurs enfants. C’est par leurs enfants que beaucoup se tiennent au courant des nouvelles technologies, et réussissent à les rejoindre sur ce terrain…»

Conformisme de l’anticonformisme

« Les quinquados ont peur de mûrir d’abord, de mourir ensuite. »Certains n’applaudissent pas totalement à cet enthousiasme façon «Dolto 2.0»… José Polard, lui, y voit à la fois une mode et l’expression de quelque chose de plus profond. «Chaque évolution des mœurs voit naître la création de mots et de concepts nouveaux. On a parlé de troisième âge, de quatrième âge, de cinquième âge, puis on a inventé les seniors. Mais, ne nous y trompons pas, la société néolibérale dans laquelle nous évoluons met derrière des enjeux de marketing et d’économie.» Pour le psy blogueur, «les quinquados sont les fruits de ce mélange. C’est un gadget qui dit quelque chose. Aujourd’hui, pour passer d’un état à un autre, on convoque toujours l’adolescence. C’est la période du souci de soi, de l’envie de se trouver, de se projeter. On parle de « promesse adolescente », et c’est très beau. Mais ça l’est moins transposé à une période qui n’est plus celle des promesses. Les quinquados ont peur de mûrir d’abord, de mourir ensuite».

Jean-Pierre Le Goff, auteur de Malaise dans la démocratie (Stock, 2016), est encore plus dur. Le sociologue voit en ces quinquados des amnésiques : «Ils parlent comme s’ils étaient nés de rien, alors qu’ils sont typiques de ce que j’ai appelé l’héritage impossible de Mai 68. Ils ont été adolescents dans un moment – la fin des années 70 et le début des années 80 – où la jeunesse a été valorisée à l’extrême, et où les différentes étapes de la vie ont été écrasées au profit d’une « adolescence reine » – le reste de l’existence n’étant que déchéance. Eh bien, je dis, moi, que cette dissolution des générations vantée par certains de mes confrères est totalement bidon, notamment dans les relations avec les enfants, devenues des relations de copain à copain, ce qui me paraît catastrophique.» Pour lui, les médias ont joué à fond ce jeunisme, sorte de «conformisme de l’anticonformisme où règnent les perpétuels adolescents et les nouveaux m’as-tu-vu».

En attendant, la tendance s’impose. Le quotidien suisse le Temps, dont la frivolité n’est pas la marque de fabrique principale, a publié sur eux un article intitulé «Génération quinquado, pas si pathétique». Il y prenait leur défense, les dégageant de cette image d’immaturité qui est souvent la leur. Ils ont apprécié et s’y sont reconnus : en trois jours, l’article, publié aussi sur le site du magazine, a enregistré plus de 200 000 clics… Et établi un nouveau record de fréquentation pour le journal. Visiblement, ils assument. Refus du train-train, de la carrière, envie de s’amuser, goût des blagues, dialogue facile avec les plus jeunes, soin de l’apparence : les quinquados se sentent ouverts, pleins d’entrain, confrontés à un avenir et pas seulement à une fin. Décomplexés, en somme. Et devinez quoi ? En plus, ils n’ont pas de Rolex.

 

Quinquados et septième art

L’été dernier, While We’re Young, du petit prodige de la comédie new-yorkaise Noah Baumbach, mettait en scène deux quadragénaires qui, d’un coup, se mettaient à vivre comme le couple de 20 ans qu’il venait de rencontrer. Comportement quinquado type ? Ou réminiscence des vitelloni de Fellini qui, à 30 ans, n’arrivaient guère à vieillir ? Comme n’y arrivaient pas les chers amis de Monicelli qui s’épuisaient en blagues stériles, ou les vieux gamins d’Un éléphant, ça trompe énormément, d’Yves Robert, refusant la vie de famille comme les responsabilités ? Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’envie de vivre à un autre âge que le sien fait le lit de comédies plus ou moins drôles. En poussant l’idée à son extrême, Francis Ford Coppola signait son pire film en renvoyant Robin Williams à l’école dans Jack.

Déjà, à deux reprises, Disney avait fait échanger leurs corps à une adolescente et à sa mère dans Un vendredi dingue dingue dingue en 1977, puis Freaky Friday en 2003. Plus récemment, dans le désolant Seize ans ou presque de Tristan Séguéla, c’est Laurent Lafitte qui redevenait acnéique et postpubertaire. Thème qui rappelait celui du Coup de jeune de Xavier Gélin, pas tellement meilleur. Mais le vrai franchissement des générations, c’est sans doute par une vieille dame et un jeune homme qu’il a été le plus brillamment illustré. Le célèbre Harold et Maude, en 1971, racontait l’histoire d’amour entre un jeune garçon suicidaire et une vieille dame très jeune… Une «septuado», en quelque sorte.

 
 

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