Voici, en exclusivité, les bonnes feuilles de « Reprenons nos esprits ! », le nouveau livre du linguiste. Dans cet extrait, il explique pourquoi il faut prémunir nos enfants contre les théories conspirationnistes et les former à l’analyse rigoureuse et sans concession. Extraits.
Ce 2 mai 2015, quelque 270 personnes assistent à la conférence publique de l’association ReOpen911, qui milite pour la réouverture de l’enquête sur les attentats de 2001. «Combien parmi vous considèrent que les tours du World Trade Center se sont effondrées à cause de l’incendie provoqué par l’impact des avions et croient à la version officielle ?» Une seule main se lève.
L’homme qui a posé cette question, M. Richard Gage, affiche le titre de président de l’organisation américaine Architects & Engineers for 9/11 Truth («Architectes et ingénieurs pour la vérité sur le 11 septembre»). Fraîchement débarqué des Etats-Unis, il insiste, goguenard : «Je suis venu pour dire la vérité et séparer les faits des apparences.» Face à un public essentiellement composé d’hommes, il poursuit son sondage introductif : «Combien d’entre vous ont des doutes quant au fait que les tours se sont effondrées à cause de l’incendie causé par l’impact des avions ?» Une centaine de mains se lèvent. La question finale suffira alors à jauger le degré d’adhésion du public à la thèse soutenue par l’orateur : «Combien d’entre vous sont convaincus que les tours se sont effondrées à cause d’une démolition contrôlée ?» Plus de 200 personnes lèvent la main. Et, sous les vivats, il répète comme un leitmotiv : «Je suis venu ici pour séparer les faits des apparences.»
Voici donc notre nouveau Platon. Tout droit sorti de sa caverne pour nous montrer la lumière de la vérité et repousser les ombres du mensonge. Voyez comme les mots qui quatre siècles avant Jésus-Christ invitaient à l’élévation vers ce ciel dans lequel brille la vérité, la justice et la beauté deviennent dans la bouche d’un charlatan les outils de la plus honteuse manipulation.
«Pourquoi n’avez-vous pas ramené vos amis ? demande alors M. Gage. Sûrement parce que vous n’en avez plus depuis que vous leur avez confessé remettre en question la version officielle !» Explosion de rire dans la salle. La longue démonstration de M. Gage, fort de ses 400 conférences données dans 84 villes américaines et dans 35 pays, peut alors commencer. Elle consiste en deux heures d’un exposé PowerPoint au cours duquel le public, conquis, est soumis plusieurs dizaines de fois à la même image : celle de gratte-ciel tombant de manière totalement symétrique, parfaitement droits. Le signe évident, pour notre expert, de ce qu’il appelle une «démolition contrôlée».
C’est ainsi que des marchands de conspirations attribuent chaque bouleversement du monde à l’Occident, aux juifs, aux financiers de Wall Street, aux francs-maçons… Ces imputations rencontrent un écho d’autant plus large que l’histoire peut encourager certains à douter à juste titre des récits officiels comme des engouements médiatiques. Si les théoriciens du complot se plaisent à dénoncer à toute occasion le rôle de puissances occultes, des gens comme vous et moi peuvent se fourvoyer plus simplement dans la quête d’explication simple à des événements chaotiques. Notre désir de comprendre peut ainsi provoquer notre égarement, même s’il ne dure qu’un temps… Ajoutez à cela le plaisir de se distinguer du consensus général. Quelle satisfaction de se dresser face aux autres et d’apparaître comme celui à qui on ne la fait pas, quelle délectation de servir une démonstration bien apprise, d’assener des arguments apparemment convaincants et d’obtenir enfin un peu d’attention.
Pascal Wagner-Egger et Adrian Bangerter ont soumis le test ci-dessous à un échantillon représentatif d’étudiants de première année d’université aux Etats-Unis.
Quel est votre degré d’accord avec les théories suivantes ?
1. Le sida a été conçu intentionnellement par l’homme, et plus spécifiquement pour éliminer les homosexuels.
2. La mission Apollo n’a jamais atteint la Lune et les images dévoilées au grand public étaient un trucage de la Central Intelligence Agency (CIA).
3. L’assassinat de John F. Kennedy n’était pas l’acte d’un tireur isolé, mais le résultat d’une vaste machination de la Mafia.
4. La princesse Diana n’a pas péri dans un accident de voiture, elle a été assassinée par la reine…
D’après les résultats, 35 % des répondants de l’échantillon en moyenne disent plutôt adhérer à toutes les théories du complot brièvement décrites. Essayez donc de répondre vous-même sans a priori. Etes-vous tenté de croire à au moins deux d’entre elles ? Si tel est le cas, vous avez plus de 50 % de chances d’être convaincu par un bonimenteur habile. Et vous risquez d’en ressentir quelque satisfaction, en vous disant : «Moi, on ne m’aura pas, je sais la vérité.»
La question que vous devez vous poser est la suivante : «Si vous prêtez le moindre crédit à l’existence de complots de ce type, qu’en sera-t-il de vos enfants ?» Les quinze ans passés dans l’école de la République les empêcheront-ils d’avaler ce qui relève clairement de l’amalgame, de l’illogisme et parfois de la haine imbécile ? Ne se laisseront-ils pas tromper par des démonstrations marquées au coin du contresens ? Ne se laisseront-ils pas convaincre par des arguments de pacotille ? C’est notamment sur Internet que leur vulnérabilité intellectuelle est la plus exposée et c’est là que vous devez redoubler de vigilance. S’ils n’ont pas les mots pour démonter les discours et les textes, ils se laisseront facilement séduire.
Comment réfuteront-ils les textes, les discours ou les vidéos de Dieudonné ou de Soral qui l’un comme l’autre osent aujourd’hui ressortir des limbes du nazisme les Protocoles des Sages de Sion ? Formez-les donc au questionnement exigeant et à l’analyse sans concession. Voilà ce que vous devez à vos propres enfants si vous voulez qu’ils contribuent à donner à ce monde un sens honorable. Ils ne pourront pas jouer pleinement leur rôle de citoyens s’ils ne disposent pas d’une compréhension claire des défis que notre société de communication très (trop) ouverte leur impose : celui notamment d’oser la critique, d’imposer l’analyse, d’exiger la rigueur et de disséquer la fausse logique. Sinon, ils risquent de suivre, sans les mettre en cause, les analyses les plus tordues, d’accepter les explications les plus obscures. Incapables de mettre en cause des principes explicatifs sans aucun fondement, ils risquent de prêter une oreille complaisante aux discours manipulateurs qui prétendent apporter cohérence et organisation au tumulte et au désordre du monde. Refusez donc d’offrir en sacrifice aux dangereux manipulateurs qui pullulent sur Internet l’intelligence docile de vos propres enfants.
Reprenons nos esprits ! Comment résister à l’imbécillité heureuse, d’Alain Bentolila, First, 192 p., 14,95 €.
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