Piste de ski, centre commercial, pouvoirs publics qui se plient aux intérêts du groupe Auchan… Le projet privé le plus cher de France contient tous les ingrédients d’un futur Notre-Dame- des-Landes. Mais face aux promesses d’emplois, la mobilisation ne prend pas. Ce mégacentre commercial devrait sortir de terre dans huit ans.
Revêtir une combinaison, des moufles et chausser des skis pour dévaler la même piste de neige artificielle pendant deux heures, en plein mois de juillet, sera bientôt possible aux portes de Paris. Plus exactement à 2 km du Bourget (Seine-Saint-Denis), où ont été pris les engagements de la COP21… Le projet compte aussi 2 700 chambres d’hôtel, 230 000 m2 de commerces, 20 000 m2 de restaurants, 50 000 m2 de lieux culturels, dont un «parc d’aventures». Une ville artificielle à la Dubaï s’étendra sur 80 ha, soit 112 terrains de football. Ou plutôt, sur les champs de six paysans, qui ont échappé au bétonnage et pratiquent une culture intensive de céréales. Jusqu’alors, sans possibilité de construire des logements du fait des nuisances sonores des aéroports, les rangées de maïs, blé et colza s’étendent comme une parenthèse champêtre dans un récit urbain. «La terre est tellement fertile que nous n’avons pas besoin d’arroser le blé, elle garde l’humidité», vante Dominique Plet, l’agriculteur le plus impacté par l’expropriation, qui y perd 30 ha. Il s’inquiète surtout pour son fils, qui aurait voulu prendre la relève. Deux centres commerciaux encerclent déjà les plantations : O’Parinor, situé à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), à 1,5 km du futur EuropaCity, et Aéroville, étalé sur Roissy-en-France (Val-d’Oise) et Tremblay (Seine-Saint-Denis), à tout juste 3 km du mégaprojet : il a ouvert ses portes il y a à peine deux ans et demi.
Qui se cache derrière ce fantasme de lèche-vitrines bling-bling ? La très réservée famille du Nord les Mulliez, première fortune française, selon le magazine Capital, devant Liliane Bettencourt et Bernard Arnault, avec ses 39,94 milliards d’euros. Elle table sur 31 millions de visiteurs annuels à partir de 2024 : soit deux fois plus qu’Eurodisney. Le projet s’appellera EuropaCity. Pour écraser la concurrence des alentours, les promoteurs d’Immochan mettent en avant des enseignes inédites sur le territoire, fait miroiter des partenariats avec l’équivalent des Galeries Lafayette de nos voisins, comme l’espagnol Corte Ingles, pour créer un patchwork européen de 500 boutiques.
En réalité, rien n’est encore signé. Mais, pour créer ce lieu unique sur le continent de loisirs consuméristes, le groupe Auchan fait appel au savoir-faire… du géant du divertissement chinois Wanda. «C’est l’attractivité de la France à
l’international. On voit des Chinois qui passent à l’hôtel de Noirmoutier [préfecture de la région Ile-de-France], qui signent des trucs, ça fait des milliards d’euros d’investissements», justifie Jean-François Carenco, le préfet de région, VRP maladroit d’EuropaCity, le 7 mars, à l’occasion d’une conférence Hub du Grand Paris. Tous les éléments d’un cocktail explosif digne des plus indignés des zadistes sont réunis…
Ce 8 avril, aucun bus rouge d’informations à l’horizon, entre les barres d’immeubles grises de Gonesse. L’équipe de la Commission nationale du débat public est catastrophée. Le bus de la propagande est tombé en panne. Reste à improviser le débat sur la place de la Résistance qui, ce jour-là, porte bien mal son nom. A peine une dizaine de retraités se sont déplacés. Le projet était inconnu pour 80 % des habitants au lancement du débat public, en mars 2016. Il est pourtant pensé depuis 2007 par la famille Mulliez. Son lobbying dans l’ombre a gagné le soutien des politiques, toutes couleurs politiques confondues. De Nicolas Sarkozy à Manuel Valls, en passant par Jean-Paul Huchon et Laurent Fabius. Tous ont mordu à l’hameçon du budget pharaonique de 3,1 milliards d’euros prévu pour bâtir EuropaCity. Le ballet incessant des grues débutera dans à peine trois ans pour faire sortir de terre la gargantuesque lubie des Mulliez.
A 16 h 30, quelques gamins des cités de Gonesse débarquent pour picorer des biscuits proposés par la filiale Immochan et disparaître aussi vite. «Arrêtez d’acheter les enfants avec du quatre-quarts», plaisante Claude Brévan, présidente de cette commission chargée d’organiser le débat public. Les plus gourmands rôdent autour du buffet. Le maître d’ouvrage en profite pour les faire rêver, en leur montrant les futuristes plaquettes des architectes. Une piste de sports d’hiver ? Eux qui n’ont jamais vu la neige ont des étoiles dans les yeux. Un parc aquatique ? Eux qui n’ont jamais vu la mer s’imaginent déjà dans la piscine à vagues.
Pas fous, ils demandent d’abord le tarif : 25 à 50 € pour le parc des neiges. «Ah», lâchent-ils, déçus, en chœur. A moins de 20 €, il reste une chance, même minime, que ça passe un jour dans le budget familial. Alliages & territoires, filiale d’Immochan entièrement consacrée à EuropaCity, a le mérite de ne pas porter le nom de l’hypermarché locomotive du groupe. Dans son open space parisien, une équipe de 15 personnes planche sur le projet, toujours en débat, mais déjà acquis aux yeux du maître d’ouvrage.
Dans son dossier, ce dernier n’hésite pas à citer Jeremy Rifkin, économiste prospectiviste américain, qui décrit le passage d’une société normée par le travail à celle régie par le plaisir et le jeu, dans laquelle l’individu est «à la recherche d’un acte d’achat intégrant une dimension de plaisir». Il met en avant les RTT et, pour justifier ce projet, prend Jean Viard, sociologue et ancien conseiller de Martine Aubry, comme caution. Dans une interview donnée au magazine d’EuropaCity, ce membre du comité d’orientation scientifique du projet part loin : «Comment amener la culture dans les supermarchés, qui sont les lieux de sociabilité de la jeunesse en Ile-de-France ? La première mission de la culture, c’est de vivre ensemble, de faire des côtelettes ensemble. A Nantes, l’une des choses que fait Jean Blaise, ce sont des grands barbecues collectifs : chacun apporte sa viande mais les braises sont fournies. C’est ce qu’on faisait dans les villages avec les fêtes de la Saint-Jean. Ce n’est pas un hasard si les théâtres se sont mis à proposer des restaurants.»
Un seul politique, ancien conseiller régional, a fait le déplacement au débat public de Gonesse ce vendredi après-midi. Ali Soumaré, porte-parole des familles et des quartiers lors des émeutes de 2007 à Villiers-le-Bel, commune voisine. La majorité socialiste-Europe Ecologie-Les Verts avait adopté le schéma directeur de la région, qui donne la possibilité d’urbaniser ce territoire. Ce qui explique le quasi-mutisme des leaders écolos régionaux et nationaux aujourd’hui, même si quelques élus locaux s’agitent, tel Mounir Satouri, président du groupe Europe Ecologie-Les Verts au conseil régional depuis 2012, poste auparavant occupé par Cécile Duflot…
«J’espère qu’EuropaCity sera ce que le stade de France est devenu pour la Seine-Saint-Denis : un aimant qui attire d’autres activités économiques», récite-t-il. Selon lui, aucune chance que la jeunesse des banlieues se rebelle contre. Elle a trop besoin de travailler. D’ailleurs, lui-même est en recherche d’emploi. Comme plus de 15 % de la population de Villiers-le-Bel et des communes voisines de Garges-lès-Gonesse, Aulnay-sous-Bois ou Sarcelles, selon l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de l’Ile-de-France. Et bien plus encore chez les jeunes.
Alors les 11 800 créations d’emplois que fait miroiter Immochan donnent envie d’y croire. Sauf que le calcul ne prend pas en compte les destructions attendues dans les commerces, petits et grands, des alentours, une fois l’ogre EuropaCity sur pied. «L’étude du maître d’ouvrage avance 80 différents métiers créés. Sauf qu’il y en a 100 à l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle et qu’ils ne bénéficient pas pour autant à la population locale», souligne Bernard Loup, coprésident du Collectif pour la défense du triangle de Gonesse, qui mobilise une petite grappe de militants. «Il n’habite même pas les communes impactées», siffle quant à lui Ali Soumaré. Bernard Loup a eu beau se renseigner et même se rendre dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, le vent révolutionnaire d’Ouest ne semble pas souffler jusqu’à la banlieue nord de Paris. «Le triangle de Gonesse n’est pas le bocage nantais», tranche Claude Brévan, membre en 2012 de la commission du dialogue sur le projet de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes.
Mis à part les têtes grises du collectif, seules trois femmes voilées écoutent attentivement l’exposé d’Immochan. Elles n’avaient pas entendu parler du projet auparavant et tout ce qui concerne des éventuels jobs peut les intéresser. «Les habitants sont sceptiques quant aux créations d’emplois, il est nécessaire de les crédibiliser. Ils ont le sentiment d’avoir été bercés par des promesses jamais tenues. Ils demandent si les résidents du territoire seront prioritaires», reconnaît Claude Brévan. Les élus du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis) ont produit une contre-étude en partenariat avec le cabinet Lafayette associés qui montre que les emplois proposés ne sont pas en adéquation avec les compétences des habitants. «Nous sommes sur le territoire de France qui comporte le plus de chômeurs de longue durée et les emplois qui seront prétendument créés ne collent pas, notamment dans les métiers de bouche», estime Vijay Monany, conseiller départemental (LR) de Seine-Saint-Denis. «Trois quarts des emplois seront accessibles à niveau bac ou inférieur», défend quant à lui Christophe Dalstein, d’Immochan. Jean-Pierre Blazy, lui, est ravi de voir s’installer ce pourvoyeur d’activités sur la zone non habitable de sa commune, Gonesse. Toutefois, l’élu socialiste compte sur le conseil régional pour répondre présent à son invitation de créer un lycée hôtelier.
Les 11 800 créations d’emplois prévues font rêver dans des communes où plus de 15% de la population est en recherche d’emploi
Sa majorité, à la tête de la région Ile-de-France jusqu’à l’an dernier, avait donc donné le feu vert à l’urbanisation de la zone du triangle de Gonesse et au projet d’aménagement de 280 ha qui comprend un centre des congrès, des bureaux… Et surtout, EuropaCity. A condition qu’elle soit desservie par les transports en commun. C’est là tout l’enjeu du projet : grâce à ce programme, le territoire gagne une gare du Grand Paris Express, qui reliera Saint-Lazare en vingt-quatre minutes «Sans cela, le Grand Paris n’aurait jamais choisi d’implanter une gare en plein champ, sans habitants à la ronde», traduit Jacqueline Lorthiois, urbaniste de métier et membre du Collectif pour la défense du triangle de Gonesse. «Ces agriculteurs qui pestent de s’être fait exproprier sont les mêmes qui ont accepté de vendre une partie de leurs terres à Axa en 1991», accuse quant à lui Jean-Pierre Blazy. Sauf que l’assureur n’a jamais pu construire sur ces champs du fait du plan d’exposition au bruit. Résultat, les paysans continuent de les cultiver. Et, à l’époque, ils en avaient obtenu 8,50 € le mètre carré pour la vente et 1,83 € le mètre carré d’indemnité d’éviction. Vingt-cinq ans plus tard, le tarif a largement baissé. L’établissement public d’aménagement (EPA) Plaine de France, chargé d’acquérir le foncier, leur en a donné 6 € le mètre carré, 1 € pour l’expropriation. Immochan rachètera les 80 ha pour 270 millions d’euros.
C’est 20 millions de plus que le prix voulu par PSA Peugeot Citroën pour revendre les 180 ha de friche à Aulnay-sous-Bois, juste à côté, laissés à l’abandon depuis sa fermeture, en 2013. Certes, pour l’occuper, il faudrait dépolluer. Mais, quoi qu’il en soit, Bruno Beschizza, le maire LR d’Aulnay-sous-Bois, ne veut pas d’EuropaCity. A ceux qui accusent le discret groupe Mulliez, pourtant à la tête d’une galaxie d’enseignes, de vouloir implanter les siens, Christophe Dalstein répond qu’«il n’y aura pas d’hypermarché Auchan au sein du centre. L’idée est de changer le modèle de l’offre commerciale, qui ne tournera pas autour d’une enseigne de la grande distribution alimentaire». Il n’y a qu’à voir les zones commerciales des périphéries, quand les néons d’un magasin du groupe Mulliez s’allument, les autres ne tardent jamais à l’imiter : Leroy-Merlin, Flunch, Boulanger, Kiabi, Norauto, Saint-Maclou et bien sûr Décathlon. On a du mal à croire que la marque du sport hexagonal par excellence, qui ne cesse de diversifier ses activités, ne tire pas profit des offres de loisirs proposés par la dynastie du Nord.
Cette dernière table en moyenne sur une ou deux visites par an des consommateurs, contre 15 à 20 fois pour les autres, qui durera deux heures ou plus, et non la classique petite demi-heure. Car le groupe vend une «expérience commerciale». Christophe Dalstein imagine les plus grandes enseignes du monde se battre pour pouvoir «exprimer leur potentiel». Une offre de luxe qui espère capter sur le chemin les tour-opérateurs étrangers. Après avoir emmené leurs hordes de serial selfieurs à la tour Eiffel, elles s’arrêteraient à EuropaCity plutôt qu’aux Champs-Elysées pour dépenser…
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