Loubna Abidar, "la dangereuse" : trop libre, trop franche, trop femme, trop "pute"…

Loubna Abidar, l’actrice marocaine de 31 ans, héroïne du film « Much Loved », menacée dans son pays pour avoir osé incarner à l’écran le quotidien des prostituées de Marrakech, se livre dans « La dangereuse », une autobiographie dans laquelle elle revient sur son enfance, ses débuts sur scène, mais aussi son agression en novembre dernier, et son combat pour la liberté, notamment des femmes, au Maroc et ailleurs dans le monde arabe.

D’elle, on ne voit d’abord que ses cheveux noirs. Ses yeux noirs. Ses grandes lunettes noires et sa peau blanche. Sa peau abîmée, la cicatrice sur son front. Puis Loubna Abidar, sourit, rit très fort, passe du « tu » au « vous » et du « vous » au « tu« , comme si elle vous connaissait depuis l’enfance. « Tu vois », « alors ça ma chérie »… Il y a quelque chose de lumineux chez l’actrice marocaine de 31 ans, héroïne du film Much Loved, plongée enivrante dans le quotidien des prostituées de Marrakech, réalisé par Nabil Ayouch et présenté à la Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes l’an dernier. Quelque chose de fort aussi, authentique, presque viril, réminiscence du passé, de sa violence, que l’actrice révèle dans La dangereuse*, autobiographie écrite avec Marion Van Renterghem, journaliste au Monde : les viols répétés de son père, ses coups, les coups du destin aussi, qui l’a fait naître fille, être femme dans une famille qui attendait un garçon pour pouvoir sauver son honneur.

Loubna Abidar, qui n’élude rien, ni la peur ni la honte, deviendra les deux, fille et garçon. Et plus tard une sorte de femme enfant, rejetée aujourd’hui encore par « sa deuxième mère, son pays », pour avoir osé incarner à l’écran une prostituée dans Much Loved, interdit au Maroc pour outrage aux « valeurs morales » et à « la femme marocaine« . Un film qui la révélera pourtant au monde et à elle-même, comme une deuxième naissance. Elle qui a si souvent, au milieu des vaches et des moutons de la ferme familiale, demandé à la lune d’exaucer son rêve, devenir actrice – ou « pute », dans le jargon familial -, rayonne et brûle des injustices dont souffrent les femmes dans son pays, au quotidien. Les femmes comme elle, auprès desquelles elle a longtemps milité.

Pour elles toutes, Loubna Abidar finira par tout quitter. Le Brésil, où elle a un temps vécu « tranquille » avec son mari, « dans un petit truc, au bord de la mer, à côté de Recife », mais aussi le Maroc, sa terre chérie où « la dangereuse« , ironie du sort, est désormais en danger, après avoir été violemment agressée en novembre dernier. Trop libre, trop franche, trop femme, trop « pute« , l’actrice se confie à Marianne à l’occasion de la sortie de son livre. Entretien.

*La dangereuse, Loubna Abidar, Marion Van Renterghem, (éd.Stock), 196 p.

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Marianne : En novembre dernier, vous étiez violemment agressée à Casablanca pour avoir joué le rôle d’une prostituée dans « Much Loved ». Des imams ont même lancé des fatwas contre vous. Vous avez depuis trouvé refuge en France, comment allez-vous aujourd’hui ?

Loubna Abidar : Tout va bien maintenant, je suis légale, [en situation régulière ndlr], j’ai trouvé un appartement, je suis bien ! Je n’ai pas peur, je veux continuer à parler parce que je vais bien mourir un jour. Quand ? Je ne sais pas. La cause, je ne la connais pas. Peut-être que j’aurai une crise cardiaque et que je ne mourrai pas à cause d’eux. Donc pour moi, soit je suis morte, soit je suis vivante et si je suis vivante, je dois prendre la parole, surtout après mon agression. Parce que l’hypocrisie chez nous… je souffre de l’hypocrisie. Les gens qui m’attaquent, ce sont les clients des prostituées, ce sont des jeunes qui ne travaillent pas et qui ont des sœurs, des cousines qui leur permettent de vivre grâce à l’argent de la prostitution. Ils me menacent de mort au nom d’Allah mais en réalité – je te jure que c’est vrai -, c’est leur sœur qui leur achète Internet pour rester toute la nuit devant l’écran de leur ordinateur, sur Facebook, à m’insulter moi et d’autres. Ceux qui m’attaquent ne peuvent pas être libres, ils font tout en cachette et ils viennent parler d’Allah, d’aller au paradis… C’est hypocrite ! Après Cannes l’année dernière, j’ai eu envie d’en finir, de me suicider. Parce qu’à un moment, ça a dépassé le film, ça rentrait dans ma vie privée, ça frappait fort sur moi : les artistes, l’Etat, la société, ils étaient tous contre moi. Je me suis retrouvée seule face à 35 millions de citoyens. Quand tu ressens ça, c’est trop difficile. Mais ils ne savaient pas que j’étais plus forte que ça. Et puis maintenant, j’ai Much Loved derrière moi, j’ai mon livre derrière moi. Et j’espère que j’aurai l’occasion de laisser deux ou trois films de plus. Deux ou trois livres, encore. »Ils font tout en cachette et ils viennent parler d’Allah, d’aller au paradis… »

 

Pourquoi ce livre, justement ?

Il y a deux raisons. La première, c’est de donner le courage aux femmes de parler, de rêver. Je ne veux plus que les femmes disent : « Si on est pauvre, si on n’a pas fait d’études, on ne va jamais y arriver ». Ce n’est pas vrai, ce n’est jamais trop tard. J’ai essayé de faire ce livre pour montrer que ce n’est jamais trop tard. La deuxième chose, c’est parce que les journalistes au Maroc ont beaucoup menti, ils m’ont fait beaucoup de mal, ils ont donné une image de moi comme si j’étais une vraie prostituée. Ils ont dit aussi que je travaillais avec le Mossad. A chaque fois qu’on a un problème au Maroc, c’est la faute soit du Mossad, soit des juifs. Ça m’a beaucoup fait mal, à ma famille aussi. Pour l’entourage de mes proches, je suis la femme qui a vendu le pays aux étrangers. Ma famille habite toujours à Marrakech. Là-bas les gens parlent trop, il n’y a pas de respect, c’est très compliqué d’expliquer leur mentalité. Pour ma famille, le regard qu’ils portaient sur moi après Cannes a changé petit à petit. Pour ma mère, mon premier prix (celui de meilleure actrice au Festival d’Angoulême en août 2015, ndlr) a confirmé que sa fille n’était pas une prostituée : on ne donne pas des prix à des prostituées. Les prix que j’ai reçus ont beaucoup aidé. Alors le livre, c’était une manière d’expliquer tout ce qui se passe.

 

Vous accordez une grande place à l’enfance, à ce père qui vous battait et qui a abusé de vous, à cette famille à la fois très riche et très pauvre, à la condition des femmes, de votre mère, de votre grand-mère chez qui vous avez vécu un temps faute de moyens chez vos parents… Pouvez-vous revenir sur quelques-uns de ces épisodes ?

« Nous toutes, les femmes dans le monde arabe, on fait du cinéma. » L’enfance, c’est la base, c’est ce qui fait ce que tu es aujourd’hui. J’ai eu la chance de tomber sur Marion Van Renterghem (la journaliste qui l’a aidée à écrire son livre, ndlr), parce qu’elle m’a comprise. On a passé quarante-huit heures au Maroc toutes les deux, on a été chez ma grand-mère, chez ma mère, elle a été dans mon école, ma classe… Elle a tout vu. Les cicatrices… Elle me connaît très bien. Pour mon père, tout ce que j’ai à dire est dans le livre. Les choses que je n’ai pas dites, c’est par respect pour ma mère. Dans le monde arabe en général, on a ce problème des viols commis par les proches, les pères, les oncles. Je ne parle pas seulement de ma propre histoire, j’ai beaucoup milité auprès d’associations, notamment avec les petites filles dans les montagnes… Si quelqu’un vient me dire « Tu es en train de salir l’image du Maroc », je lui demande : « Prends un peu de temps, monte dans les montagnes et écoute. » Ma vie a basculé quand j’ai décidé que mon père devait partir de la maison (Loubna Abidar finira par le mettre dehors à l’adolescence, ndlr). C’était la première révolution dans ma vie. Je suis alors devenue l’homme de la famille. C’est moi qui ai travaillé pour la nourrir, moi qui ai protégé mon frère, ma mère, ma sœur… qui ai payé des cours pour qu’ils soient meilleurs que moi à l’école, c’était mon rêve. La deuxième révolution était de quitter Claude (son premier compagnon, ndlr). Quand on était en couple, toute ma famille croyait que c’était mon époux. C’était du cinéma. Depuis longtemps, je fais du cinéma. Nous toutes, les femmes dans le monde arabe, on fait du cinéma. On ne dit pas ce qu’on pense clairement devant nos familles. Ce n’est pas comme en Europe, où tu peux discuter avec ta famille, tu peux dire ce que tu penses de la vie. Chez nous tu ne peux pas, surtout quand ça vient d’une femme.

 

Vous serez à Cannes cette semaine, un an après la présentation de « Much Loved », un an après le scandale, les menaces mais aussi la célébrité, la reconnaissance. Comment la petite fille que vous étiez, qui a grandi modestement, a-t-elle traversé ces deux mondes ? « Ce truc de stars et de paillettes, je n’ai pas encore compris, et je n’ai pas envie de le comprendre. »

Pour moi, ce n’est rien. Comme vous voyez, j’avais une séance photo ce matin, j’ai une séance tout à l’heure, j’ai un bouton sur le menton que je n’ai pas caché. Dans ma vie je suis comme ça, je sais très bien que ce ne sont que des paillettes. Je n’accepte pas toutes les soirées, d’ailleurs je n’aime pas du tout les soirées, les dîners… Ce ne sont pas mes robes, je ne peux pas me payer ces coiffeurs et ce maquillage tous les jours. Je n’ai pas fait d’esthétique, je n’ai pas enlevé ça par exemple (Loubna Abidar nous montre une longue cicatrice près de l’épaule, trace des coups de son père ndlr), ni ça (une autre cicatrice à la poitrine ndlr). Je n’ai pas enlevé tout ça parce que le jour où je vais commencer à dire « je suis une star », je vais me regarder dans la glace et me souvenir de qui je suis. Je sais très bien d’où je viens et quel est mon but dans la vie. J’ai un combat, je suis une femme comme toutes les femmes qui peut aider d’autres femmes. Ce truc de stars et de paillettes, je n’ai pas encore compris, et je n’ai pas envie de le comprendre.

 

Vous revenez aussi sur un épisode fondateur, lorsque vous annoncez chez vous que plus tard, dans la vie, vous voulez être actrice, un terme qui n’a jamais été prononcé chez vous, où le métier n’était connu que sous le terme de « pute« . Vous avez donc confié à votre famille vouloir être une « pute« 

Jamais ma grand-mère n’a prononcé le mot « actrice. » Pour elle, une actrice était une prostituée. Aujourd’hui, ça ne me dérange pas qu’on me dise que je suis une prostituée parce qu’une prostituée, pour moi, est une femme libre. Ce n’est pas le sens du mot que l’on peut comprendre dans le monde entier. Chez nous, le mot « pute » signifie que tu es libre. Tu fumes une cigarette : tu es une pute. Tu es une femme forte, tu ne dépends pas d’un homme : tu es une pute… Je suis donc la reine des putes ! Ces femmes-là font peur aux hommes. C’est pour ça que j’ai appelé le livre « La dangereuse ». Nous les femmes libres, fortes, on fait peur aux hommes en général, et aux musulmans en particulier.

« Je suis donc la reine des putes ! »

A la fin du livre, vous vous adressez directement aux islamistes, que vous appelez « Messieurs les barbus ». Ils prônent, dites-vous, un islam « nouveau », l’islam « d’aujourd’hui ». Que voulez-vous dire ?  

« L’islam que m’a appris mon grand-père, ce n’est pas ça. »Les barbus d’aujourd’hui sont ceux qui croient que la barbe, la burqa et le voile sont obligatoires dans le Coran. Ce sont tous ces tarés-là. Je suis désolée mais ils n’ont rien à voir avec la religion. Ils gagnent leur vie en faisant mal à l’islam. Ce n’est pas ça, l’islam. L’islam est beaucoup plus libre que ce qu’on pense aujourd’hui. L’islam que m’a appris mon grand-père, c’est de ne pas voler, de ne pas mentir, de ne faire du mal à personne, de ne pas mettre son nez dans les affaires des autres. C’est ça, l’islam que je connais et non l’islam d’aujourd’hui, qui rêve de tuer et des 70 vierges du Paradis. Ça n’existe même pas dans le Coran ! J’ai lu, j’ai relu le Coran pour comprendre ces gens, j’ai cherché partout, j’ai demandé à tous les interlocuteurs possibles : tout cet islam nouveau, cet islam d’aujourd’hui, ça n’existe pas. Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas. Par exemple dans l’islam, boire de l’alcool est un péché. Mais tous les musulmans boivent, on est des grands consommateurs d’alcool, celui qui dit le contraire est un menteur. Il y a même une règle pour ça, la règle des quarante jours : quarante jours avant le ramadan, on nous dit qu’on doit arrêter de boire. Où est-ce qu’ils ont trouvé ces quarante jours ?

 

Vous évoquez également les Saoudiens dans le livre, et la scène d’orgie qui leur est dédiée dans « Much Loved. » Vous révélez notamment que la scène a été inspirée par votre propre expérience, lorsque vous avez infiltré pour les besoins du film une des nombreuses soirées organisées par des princes saoudiens au Maroc en vue de se payer, grâce à leurs valises pleines de pétrodollars, des prostituées marocaines. Vous expliquez que la réalité a été édulcorée dans le film parce que trop « scandaleuse.«  Quelle est cette réalité ?

Ah… Il y avait beaucoup de choses qu’on ne pouvait pas montrer. J’ai encore des frissons… Parfois les filles sont frappées, blessées, on peut même te tuer au Maroc. Tu ne restes qu’une prostituée et puis le monsieur du Golfe, il a de l’argent, il fait ce qu’il veut. Par exemple, ils font coucher les filles entre elles, par terre, sur le sol, et les arrosent d’alcool. Ils faisaient le tour des filles avec leur sexe à la main et le passaient sur les langues de chacune des filles. Il y avait des choses choquantes…

 

Comment l’état marocain gère-t-il la prostitution dans le pays ?

Les politiques sont hypocrites. Aujourd’hui on a un parti islamiste au pouvoir, qui se dit pour la liberté. On a voté pour eux, ils sont là. Mais la justice au Maroc c’est zéro. L’Education, c’est zéro. La Santé, c’est zéro. Tu te rappelles de Mohamed Bouazizi, l’homme brûlé vif en Tunisie ? Chaque jour au Maroc, on a un brûlé supplémentaire et personne n’en parle. Qu’est ce qu’ils ont fait les politiques ? Interdit l’art ? Détruit ma vie ? Ils disent que j’ai fait du mal aux femmes marocaines mais ils ont oublié tout mon engagement auprès d’elles. Pourquoi venir m’attaquer, moi ? Et pas les Saoudiens qui viennent faire ça à nos sœurs et à nos filles ? Vous savez, les femmes que j’ai montrées dans le film, c’est le peuple, ce sont les Marocaines, c’est le Maroc. Moi je m’en fous de ce qui se passe ailleurs, je veux voir le problème chez moi. La vérité, ça fait mal. T’as pas les basiques d’un pays et tu les entends dire « On est le plus beau pays du monde », mais ces phrases on te les dit mon chéri pour te mentir, pour te calmer. Tu as le shit partout qui est très peu cher pour que tu fermes ta gueule, alors réveille-toi ! Au lieu de passer douze heures par jour sur Facebook, lis un livre pendant une demi-heure, regarde les vraies gens…

« On ne fait des fatwas que contre le sexe des femmes. »

Et dans la société civile, sentez-vous que le regard envers vous, votre travail, le film, commence à changer ?

Tant que ces barbus seront là, rien ne va changer. Il y a des Marocains très brillants. Dans le livre, je parle de mon ami Adil par exemple, il tient beaucoup à l’islam mais il est moderne. La plupart des Marocains sont comme lui. Mais les barbus investissent beaucoup, surtout dans les chaînes de télévisions câblées ou dans les chaînes Youtube. Ça me donne envie de gerber à chaque fois que je regarde ces émissions. On ne fait des fatwas que contre le sexe des femmes. Je me rappelle d’une émission où l’imam disait que pour s’assurer que la femme interdite de conduire ne couche pas avec son chauffeur, il fallait qu’elle lui donne le sein ! Ou encore, qu’il fallait boire de la pisse de chameau pour guérir du cancer. Pour eux, il ne faut pas prendre de médicaments, il ne faut pas allez chez le médecin, il faut boire ça ! Et tout ça, c’est l’Arabie saoudite qui paie. L’imam sort avec sa voiture qui coûte un million d’euros et il vient nous dire qu’il faut mourir de faim pour aller au paradis ! Alors qu’avec seulement la redistribution de l’argent de La Mecque chaque année, il n’y aurait pas un musulman pauvre sur terre. Mais ils préfèrent payer des imams à dire n’importe quoi et à se payer des prostituées…

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