Zineb El Rhazoui, en lutte contre cette "bien-pensance" qui voudrait excuser les terroristes

Elle a survécu aux attentats de « Charlie Hebdo » le 7 janvier 2015, a fait un bébé, et un livre. Pour ne pas « faire plaisir » à ses « bourreaux », Zineb El Rhazoui, journaliste franco-marocaine de 34 ans, a choisi de vivre, de « s’éclater » même. Et refuse surtout de se taire. Dans « Zineb raconte l’enfer du 13 novembre, avec 13 témoins au cœur des attaques », l’auteur revient sur la perte, l’amour, le deuil, l’intégrisme islamiste, son absurdité, et refait son propre scénario. Six mois après les attentats de Paris, elle se confie à « Marianne ».

Après avoir échappé à la mort, elle s’apprête à donner la vie. C’est aussi simple que ça. Et aussi compliqué. Même pour une « grande gueule » comme Zineb El Rhazoui, 34 ans, l’une des survivantes de la tuerie de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, enceinte de neuf mois lorsque nous la rencontrons fin avril. Toujours menacée – « Salut Samuel* ça va ? », glisse-t-elle par téléphone à l’un des gardes du corps qui l’attend de l’autre côté du trottoir – la journaliste franco-marocaine refuse de se taire.

« Je ne sais pas si c’est un hasard, ou une conséquence. Il y a eu un baby boom après à Charlie, quatre bébés en tout, pour une rédaction où le taux de natalité était à mon avis l’un des plus bas de France ». Elle sourit, s’installe à la terrasse d’un café parisien. Drôle, sensible, parfois vulgaire. Le « petit con », surnomme-t-elle Abdelhamid Abaaoud, coordinateur présumé des attentats du 13 novembre, ou plus généralement au sujet du terrorisme islamiste : « Cette merde à laquelle on doit s’opposer sans équivoque… » Zineb El Rhazoui parle cash, parle vite, beaucoup. 

« Incapable » toutefois d’écrire sur le mercredi 7 janvier 2015 – « peut être plus tard dans la vie » -, elle choisit de raconter le vendredi 13 novembre, de revenir dans un livre**, à travers treize témoignages (victimes, secouristes, policiers mais aussi la famille de l’un des kamikazes du Bataclan), sur « l’enfer de cette nuit là ». « Le parti pris c’est de montrer les choses sans filtre » (…) « Moi qui ai vécu dans cette petite bulle avec les victimes et les proches de victimes, je me souviens que nous étions au centre de l’attention médiatique mais qu’à ce moment-là, personne ne nous a vraiment écoutés ». 

Zineb El Rhazoui refait donc le scénario. Le sien et celui des autres, présents le 13 novembre, auxquels elle s’identifie. « Si l’oubli à titre individuel est salutaire, en revanche, pour la mémoire collective d’un pays, il ne faut pas oublier. » Ni « cesser de vivre. » Ce serait « faire plaisir à ses bourreaux. » 

Alors Zineb, sociologue des religions, militante engagée, continue d’écrire, de « s’éclater », d’écouter de la musique – « des playlists arabes« , par exemple – ou de porter « la djellaba dans les contextes où elle doit la porter«  et continue à défendre ses valeurs : la laïcité, la République, la lutte contre l’intégrisme. La main sur son ventre arrondi, et une main de Fatma accrochée à son poignet. « C’est la vie qui reprend ses droits et c’est très bien », confie-t-elle. Entretien.

*Le nom a été changé
**Zineb raconte l’enfer du 13 novembre, avec 13 témoins au coeur des attaques,
Zineb El Rhazoui, (éd. Ring, 295 p.),  

 

Marianne : Comment l’idée du livre est-elle née ?

Zineb El Rhazoui : Je n’avais pas l’intention de faire un livre. Il se trouve qu’en début de soirée, le vendredi 13 novembre, je prenais un verre avec un confrère – Thomas Misrachi, de BFMTV – qui dirige cette collection chez Ring. Il m’a expliqué le concept, puis est rentré chez lui regarder le match France-Allemagne. Je suis rentrée à la maison aussi et c’est là que j’ai appris la nouvelle des attentats. Très naturellement, quand on s’est revu quelques jours plus tard, on s’est dit que le premier livre de la collection, il fallait que ça soit ça. Ce n’est pas un livre de journaliste qui se veut simplement le capteur d’un moment et une courroie de transmission. Il y a le parti pris de montrer les choses sans filtre mais aussi en profondeur. L’idée c’était d’aller voir les gens, de leur tendre le micro, de les laisser parler et de capter le non-dit, parce que c’est très important. J’ai des retours sur le livre de gens qui me disent « mais c’est dur », « c’est violent. » Oui, c’est violent. C’est ultra-violent.

« Laisser parler et capter le non-dit »

 

Comment avez-vous choisi les témoignages ?

Forcément pour un travail comme celui-là, on se choisit mutuellement. Dans le livre, il y a douze témoignages, chacun avec sa force et sa zone de fragilité. Le treizième est un portrait posthume d’Abdelhamid Abaaoud [le coordinateur présumé des attentats de Paris.] En les recueillant, je me sentais à la fois touchée et je m’identifiais beaucoup. Pour moi, il fallait écouter les victimes, naturellement, et à juste titre elles sont au centre de l’attention, mais écouter aussi tous les autres qui, maintenant, sont des « professionnels » des attentats. Policiers, pompiers, secouristes… tous ces gens qui sont enrôlés, qui interviennent et qui restent affectés par ce qu’ils ont vu. Et puis il y a dans le livre la famille d’un terroriste, à défaut de pouvoir faire ce travail avec le terroriste lui-même. Je me souviens le 7 janvier quand la nouvelle de l’attentat contre Charlie est arrivée, j’étais encore sous le choc, je voyais défiler les photos des collègues tués à la télé. Quand les frères Kouachi ont été tués, je me suis dit : « Merde, on ne va jamais les avoir dans le box des accusés, on ne va jamais entendre leur voix, on ne va jamais comprendre pourquoi ils ont fait ça ». J’aurais voulu presque discuter avec les frères Kouachi. Leur demander : « Pourquoi vous avez fait ça ? ». C’est pour ça que je voulais au moins avoir les proches d’un terroriste. Et les Mostefaï ont une histoire incroyable. « J’aurais voulu presque discuter avec les frères Kouachi. Leur demander : ‘Pourquoi vous avez fait ça ?' »

 

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les Mostefaï, cette famille d’un des terroristes du Bataclan?

C’est extrêmement particulier, comme rencontre. Officiellement, je suis du côté des victimes et eux sont de l’autre côté, même s’ils ne sont pas coupables. Même s’ils n’ont rien fait. Mais ils portent en eux cette culpabilité. Je n’ose même pas imaginer le poids qu’ils portent, parce que d’une certaine manière, je suis passée par là en tant que survivante du 7 janvier. Je culpabilisais énormément d’être en vie. Quand je pensais à certains de mes collègues, comme Mustapha [Ourad], le correcteur qui n’était jamais présent le mercredi – je crois que depuis que je bosse à Charlie, c’était la première fois que Mustapha était là le mercredi – et qui corrigeait l’orthographe de façon si discrète qu’on n’a jamais su ce qu’il pensait personnellement de ce que nous écrivions… Quand je pense à sa mort tellement absurde… Mustapha cristallisait pour moi cette culpabilité. Une culpabilité que j’ai vue chez les Mostefaï. C’étaient des gens qui étaient clairement en choc post-traumatique, au même titre que les victimes mais qui eux ne s’octroient absolument pas le droit de se dire « il faut que je voie un psy ». Après une violence pareille, on essaie de réécrire les scénarios. Houari Moustefaï me disait : « Mais si au moins mon frère avait fait une prise d’otage, ils auraient dit son nom à la télé et j’y serais allé ». J’ai longtemps réécrit le scénario de Charlie avec les collègues. Et si ça ne s’était pas passé comme ça, et si…

 

Vous revenez aussi longuement sur le parcours du coordinateur présumé des attentats, Abdelhamid Abaaoud. Un parcours loin de l’image du jeune Français de cité que l’on peut s’imaginer…

« On est loin du profil victimaire qu’une certaine bien-pensance veut dresser du terrorisme » Ce qui m’intéressait c’était de comprendre comment un petit con pareil a pu se hisser, plus ou moins, en haut de la hiérarchie de Daech… Comprendre qui il était avant, qu’est ce qui l’a amené à ça. D’abord il a grandi à Molenbeek, à Bruxelles. Mais attention, Molenbeek ce ne sont pas les barres HLM où il y a des lascars dans les caves, ce n’est pas du tout ça. Pour moi, c’est plus comme Belleville, à Paris. Abdelhamid Abaaoud y a grandi dans une famille de la classe moyenne aisée. Son père était commerçant, propriétaire à Molenbeek donc mais également au Maroc, où il possédait une villa à Ouled Teïma, près d’Agadir dans le pays berbère, ouvert d’esprit. On n’est pas du tout dans une origine culturelle ou ethnique qui a pu le conditionner. Au contraire. A l’époque, Abdelhamid  Abaaoud aimait aller rouler des mécaniques au bled, frimer avec son quad et ses motos, devant les jeunes gamins pauvres. Il avait la chance d’être inscrit dans un collège particulièrement prestigieux de Uccle, une des communes les plus riches de Bruxelles, où le seul souvenir qu’il ait laissé est d’avoir dérobé un portefeuille. Donc qu’on ne vienne pas parler d’égalité des chances, qu’on ne vienne pas parler d’Occident éternellement coupable, la famille Abaaoud est une famille d’immigrés qui s’est intégrée et qui a assuré le retour économique vers le pays. Ce ne sont pas des gens qui ont eu des problèmes pour manger. D’ailleurs je pense très sincèrement que la famille Abaaoud était plus aisée que la mienne. On est loin du profil victimaire qu’une certaine bien-pensance veut dresser du terroriste, éternellement victime de la colonisation et du racisme. 

 

Le parcours d’Abdelhamid Abaaoud se heurte par ailleurs aux critiques émises, en France, à l’encontre de la laïcité. Qu’en pensez-vous ?

Tout ce discours consiste à trouver des excuses aux terroristes, ceux qui disent « c’est de la faute de la laïcité », « c’est la faute de la politique étrangère », « c’est la faute de la pauvreté… » Mais ces gens-là, que je sache, commettent aussi des attentats en Libye, au Mali, en Irak, etc. C’est aussi à cause de la laïcité, là-bas ? C’est à cause de quoi, au juste ? Eux aussi ont grandi en banlieue ? Le point commun entre toutes ces personnes – Aqmi, Al Qaïda, Daech, Boko Haram… -, celles qui sévissent partout dans le monde, qui ont aussi bien grandi dans un bidonville à Casablanca qu’avec des domestiques en Arabie saoudite, c’est l’idéologie. L’idéologie, c’est quoi ? Alors là aussi, les gens vont dire « ça n’a rien à voir avec l’islam », mais ça a à voir avec quoi ? Qu’on m’explique ! Quand on dit que cet islam-là, la burqa, le voile intégral, ne peut pas exprimer une liberté vestimentaire, que c’est même la négation de la liberté, quand on défend l’égalité homme/femme, ce n’est pas qu’on est raciste, c’est parce que ceux qui prêchent le contraire tiennent un discours de haine qui est inadmissible. Il ne doit pas y avoir d’intermédiaires communautaires entre les communautés et la République. D’ailleurs, il n’y a pas de communautés en République, il n’y a que des citoyens. Quel meilleur environnement que la laïcité pour garantir la liberté de culte ? Le libre exercice des cultes n’a jamais été remis en cause. L’islam a toujours été pratiqué librement en France. Malheureusement, on peut allègrement cracher sur le christianisme, dire que c’est de la merde, des sornettes, des balivernes, personne ne va dire qu’on est « christianophobe », raciste, anti-occidental. Par contre, si vous critiquez l’islam, vous êtes islamophobe. « Quel meilleur environnement que la laïcité pour garantir la liberté de culte ? »

 

Vous portez dans le débat une voix singulière. Pourriez-vous esquisser brièvement votre parcours à vous ?

Zineb El Rhazoui : J’ai vécu au Maroc toute ma vie, je suis née à Casablanca, j’ai eu mon Bac à Casa, je parle arabe, j’ai étudié les maths, la philo, la physique… En arabe, j’ai étudié la sociologie des religions, participé au Printemps arabe en 2011, on a appelé à la liberté là-bas. J’ai été arrêtée à plusieurs reprises au Maroc, j’y ai exercé le métier de journaliste, j’ai enseigné l’arabe à l’Université française d’Egypte, au Caire, etc. Je n’ai pas de problème identitaire. Je ne suis pas quelqu’un qui a grandi ici, en France, avec une espèce d’identité à laquelle on m’assigne, mais qui est une identité perdue pour moi à laquelle je n’ai pas accès. Pour ces jeunes, qui sont nés ici, dans l’échelle de l’avancement civilisationnel, les gens comme moi sont des « blédards ». On est inférieur à eux, on parle la langue de leur grand-mère, en fait on est leur identité perdue. Tous ceux qui ont eu une crise identitaire comme les Kouachi ou Abdelhamid Abaaoud, qui ont du mal à prononcer les voyelles en arabe et qui vont se mettre un accoutrement saoudien en pensant se rapprocher de leur identité berbère ou maghrébine. Moi, je suis leur identité perdue. C’est vain de me dire islamophobe.

 

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