Pourquoi Jean-Bernard Lévy, le président d’EDF, et Emmanuel Macron, son ministre de tutelle, s’acharnent-ils, contre l’avis des salariés et malgré les réticences de l’Elysée, à vouloir couler du béton et de l’acier outre-Manche, pour construire deux réacteurs nucléaires EPR, avec le chantier « Hinkley Point » ?La réponse est, en partie, à chercher très loin de Paris, à Canton et à Shanghaï, où résident deux électriciens chinois, CGN et CNNC, qui apporteraient 33 % du capital d’Hinkley Point.
Mais qu’allons-nous faire dans cette galère ? De semaine en semaine, les employés et cadres d’EDF n’en finissent plus de ressasser la question. La galère, c’est le chantier d’Hinkley Point, dans l’ouest de la Grande-Bretagne, où l’électricien public envisage de construire deux réacteurs nucléaires EPR, des monstres de 1 600 MW de puissance chacun. L’enjeu est considérable et le chantier, à haut risque, car aucun des quatre réacteurs EPR actuellement en construction – en Finlande, en France et deux en Chine – n’est encore en fonctionnement. Pis, cette perspective s’éloigne chaque jour comme la ligne d’horizon puisque l’EPR, mal conçu et mal construit par un Areva en difficulté, multiplie les retards et les malfaçons.
Alors pourquoi Jean-Bernard Lévy, le président d’EDF, et Emmanuel Macron, son ministre de tutelle, s’acharnent-ils, contre l’avis des salariés et malgré les réticences de l’Elysée, à vouloir couler du béton et de l’acier outre-Manche ? La réponse est, en partie, à chercher très loin de Paris, à Canton et à Shanghaï, où résident deux électriciens chinois, CGN et CNNC, qui apporteraient 33 % du capital d’Hinkley Point. Les Chinois viennent aider les Français en Europe ? Juste retour des choses, diront les naïfs, car c’est bien EDF et Areva qui ont initié CGN et CNNC aux joies de la production d’énergie atomique lorsqu’en 1988, profitant des réformes libérales de Deng Xiaoping, ils ont entamé la construction de réacteurs à Daya Bay, copiés sur ceux du parc nucléaire français. Depuis, le couple EDF-Areva a bâti ou aidé à bâtir pas moins de 17 réacteurs sur les 23 actuellement en activité dans l’empire du Milieu. «Le Commissariat à l’énergie atomique a formé près de 500 ingénieurs chinois depuis 1982», rappelait récemment Pierre-Yves Cordier, responsable international du CEA lors d’un colloque de la revue Passages. Des liens très étroits se sont donc tissés. «Dans cette aventure, les cadres de CGN ont appris les normes de sécurité des centrales dans les manuels français, et ils sont devenus quasiment tous francophones et francophiles», se réjouit un ingénieur français qui a fait partie de l’aventure chinoise.
Vrai. Mais CGN, la compagnie de Canton, a déjà renvoyé l’ascenseur. «En 2007, le gouvernement central de Pékin avait décidé de bâtir la filière nucléaire chinoise autour du réacteur AP1000 de Westinghouse [filiale du japonais Toshiba], mais les cadres de CGN ont plaidé pour construire à Taishan deux EPR français, plus compliqués mais plus puissants, raconte depuis Pékin François Morin, directeur Chine de la World Nuclear Association. Mais sans garanties de suite. Sauf s’ils prouvent une efficacité très supérieure à leur concurrent, il n’est pas certain que d’autres EPR soient commandés à l’avenir.» Les dirigeants chinois ont en effet pris conscience qu’ils avaient de l’or atomique entre les mains. «Sur 70 réacteurs actuellement en construction, 28 le sont dans l’empire du Milieu, raconte, admiratif, Dominique Minière, le directeur du parc nucléaire d’EDF. C’est le centre de gravité de l’industrie énergétique mondiale, c’est là que réside la croissance du secteur.»
Les Chinois, qui ont bénéficié des transferts de technologie occidentaux, sont en train de rattraper les maîtres. Ils construisent désormais des centrales au rythme effréné de six, voire bientôt 10 par an ! Avec un savoir-faire qui fait l’admiration de leurs homologues français : «Ce sont eux qui nous ont expliqué comment couler du béton plus vite pour construire le radier [le socle] des EPR», explique Jean-Christophe Fournel, un ingénieur qui a séjourné six ans sur place. Résultat : les EPR chinois de Taishan sont en avance sur leur équivalent de Flamanville, dont le chantier avait pourtant démarré plus tôt ! Ils n’attendent plus pour charger le combustible que l’Autorité de sûreté française (ASN) déclare conforme aux normes l’acier de la cuve de Flamanville, fabriquée par Areva !
Pour les Français, coller aux Chinois serait donc devenu stratégique, voire vital. La filière, actuellement à genoux, n’a rien de solide à se mettre sous la dent avant le renouvellement du parc tricolore, qui commencerait en 2028. Selon Hervé Machenaud, directeur Chine d’EDF, «une centaine d’entreprises françaises travaillent sur l’électronucléaire chinois, ce qui est pour nous une opportunité, une chance, la condition même de la renaissance du programme français». A la CGT Energie, Marie-Claire Cailletaud fulmine à l’évocation d’un tel scénario : «Machenaud est tout le temps en Chine, on se demande s’il a une vision exacte de la filière française.» La principale organisation syndicale de l’entreprise, qui s’est toujours engagée dans les questions industrielles, redoute un scénario «à la Tchuruk», du nom du désastreux ex-patron d’Alcatel qui avait théorisé dans les années 2000 le concept d’«industrie sans usine». «On se demande si la direction du groupe et Emmanuel Macron ne rêvent pas eux aussi d’un nucléaire sans usine, s’inquiète la responsable syndicale. Jean-Bernard Lévy nous a dit qu’il était prêt à changer de fournisseur, et à aller acheter au Japon, qui possède les forges concurrentes d’Areva.»
Le contrat d’Hinkley Point ne la démentira pas. Si CGN et CNNC ont accepté de monter dans la galère des EPR britanniques, c’est en échange d’un sacré service d’EDF, qui aidera à l’implantation, par la suite, d’un réacteur 100 % chinois sur le site de Bradwell, au nord-est de Londres. Les Français apporteront en particulier leur savoir-faire en matière de calculs et de simulation, domaine dans lequel ils possèdent une avance indéniable, pour obtenir l’accord de l’autorité de sûreté britannique sur le design du réacteur. «EDF peut ainsi faire gagner plusieurs années à CGN», se félicite François Morin, de la World Nuclear Association. «C’est un deal équilibré», renchérit Dominique Minière à EDF.
Seul hic : ce Hualong 1 («dragon» en chinois) est un mini-EPR, donc un concurrent potentiel du produit phare français, et la conquête d’un marché en Occident lui vaudra label d’excellence sur l’ensemble de la planète. Les petits Français feraient donc la courte échelle au géant chinois. Certes pas tout de suite, car «le Hualong ne sera pas opérationnel avant 2020-2022», note François Morin. Mais, sept ans, c’est après-demain dans l’industrie nucléaire, où l’on a l’habitude de compter en décennies. Et encore plus près en Chine, où l’on voit loin. «Dès le début du millénaire, le gouvernement stratège a fixé comme objectif à ses constructeurs nationaux de se projeter à l’extérieur dès les années 2010, après une phase d’appropriation des technologies étrangères, nous y sommes», explique un ingénieur revenu du Guangdong. Et, comme le dit lui-même Hervé Machenaud, «un jour la Chine aura achevé son équipement». Probablement dans une quinzaine d’années, lorsqu’elle aura égalé le parc américain en installant 100 GW de puissance. Elle disposera alors d’une filière complète à proposer au monde entier, en particulier aux pays en voie de développement, qui représentent 70 % du marché potentiel. Avec un avantage compétitif : la capacité de financement. «Les compagnies chinoises copient le modèle russe d’exportation en s’appuyant sur des prêts préférentiels des banques [étatiques] chinoises. C’est leur grande force à l’export», rappelle François Morin.
En France, les «champions nationaux» rament pour réunir des «syndicats de banques» de plus en plus frileux. Et se coltinent les incohérences du libéralisme à l’européenne. Machenaud, lui-même, ne dit pas autre chose lorsqu’il s’exclame : «Le problème, ce n’est pas de construire Hinkley Point, c’est l’effondrement des prix du marché de l’électricité en Europe [le prix du MWh est passé de 40 € à 26 € en peu d’années], qui menace les financements…» Pour son chantier britannique, EDF a vu s’évanouir ses partenaires : l’anglais Centrica (propriétaire de British Gas), qui devait assumer 20 % du projet, a jeté l’éponge dès 2013. Areva, qui devait en prendre 10 %, sera finalement absorbé par… EDF. Ne restent donc à bord que les Chinois. Avec ceinture et bretelles : malgré leur 33 % de participation au capital, ils n’assumeraient que 20 % des pertes éventuelles, contre 80 % pour EDF, selon une enquête de Mediapart. En attendant d’avoir leur part du gâteau, bien à eux, cette fois-ci.
Powered by WPeMatico
This Post Has 0 Comments