Notre-Dame-des-Landes : deux camps à court d'arguments…

Le 26 juin aura lieu un référendum local portant sur la construction de l’aéroport. Entre passion et raison, l’enjeu est désormais de mobiliser les citoyens, mais le débat s’enlise.

Si ce n’était qu’une histoire d’avions et de tarmac, de salamandres et de tritons, le dossier serait classé depuis des lustres, mais l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est bien plus que cela. Enfant, Camille aimait la vie au grand air et rentrait chez ses parents avec des chaussures bousillées et des habits tachés. Trente ans plus tard, ayant quitté et son job d’informaticien à Free, et son Paris natal, les taches constellent encore son sweat à capuche et sa maison est à son image, pleine de vie et désordonnée, boueuse dehors, poussiéreuse dedans. D’ailleurs, cette ferme qu’il occupe depuis cinq ans n’est rien d’autre qu’un squat et «Camille» n’est pas son vrai prénom, mais le pseudonyme choisi pour donner une force collective à tous les adversaires du transfert de l’aéroport de Nantes-Atlantique. Mathias, au contraire, un militant protransfert, a toujours soigné son apparence – d’ailleurs, il se nomme vraiment Mathias, Mathias Crouzet. Et lorsque, malencontreusement, son imper mastic trempe dans le coulis de fruits rouges, le jeune informaticien, employé d’une banque, perd le fil de son plaidoyer : «Vous croyez qu’elle va partir ?»

Autant qu’une affaire de transport et d’aménagement du territoire, Notre-Dame-des-Landes est affaire de culture et de tempérament. Alors, puisque nul ne transige avec sa culture ni ne peut changer de tempérament, François Hollande a convoqué les électeurs de Loire-Atlantique pour trancher dans les urnes un demi-siècle de controverses sur les avions et le tarmac, les salamandres et les tritons, sur le droit de propriété, le sens du progrès, la légitimité des experts et des élus, sans oublier cette question qui tue : un homme du XXIe siècle peut-il s’exposer avec un vêtement taché ?

En ce tout début de campagne, les sondages sont catégoriques, mais l’issue de la consultation, clairement obscure. En 2003 – s’en souvient-on ? -, les Corses ont dit non au statut Sarkozy, au sommet de sa popularité. En 2013, les Alsaciens ont rejeté la fusion des assemblées départementales et régionales promue par leurs chers notables. Dès lors, la mobilisation de l’écrasante cohorte des patrons, élus consulaires, syndicats, maires et élus locaux, parlementaires de la majorité et de l’opposition, plus les ministres, à l’exception de Ségolène Royal peut-être, pourrait donner aux électeurs l’envie d’ajouter un échec à la collection personnelle du président de la République. Selon l’Ifop, 58 % des sondés étaient favorables au transfert quatre mois avant ce «référendum local» ; combien seront-ils le jour J ?

«Dans une période où tout ce qui vient du haut est rejeté, je suis pessimiste», déprime Patrick de Penanros, chemise bleue, yeux bleus et cheveux blancs en bataille, homme de gauche sensible à Bayrou. Marqué par Mai 68, le Larzac et Creys-Malville, fondateur d’une agence de publicité qu’il vient de revendre à ses salariés, il voudrait bien comprendre : «A Cracovie, ils parlent tous anglais et ils croient en l’avenir et, ici, cette agressivité des jeunes, cette détestation du progrès… C’est dingue !» En plein remue-méninges, les militants du oui ont spontanément sollicité ce créatif professionnel, auteur des slogans de… l’ancien aéroport. Mais Patrick de Penanros a perdu l’inspiration, comme laminé par la mitraille des opposants amateurs. «Je n’ai plus qu’une envie, confie-t-il, c’est d’écrire un roman pour raconter comment une population perd la raison.»

Fast-food contre slow-food

Raison d’un côté, passion de l’autre ? Les images d’actualité sont trompeuses, quand elles montrent, côté pile, des responsables politiques et des hommes d’affaires fondant leurs arguments sur des avis d’experts et l’autorité de la chose jugée, pour tracer un horizon de prospérité, et, côté face, des z’utopistes de tout poil, pas tous français, qui ne fument pas que du tabac et se fringuent chez Quechua. Sauf que Jacques et Thérèse, 61 et 63 ans, ne se droguent qu’au jus de pomme et prétendent, eux aussi, s’appuyer sur des études sérieuses. Habitants de Sucé-sur-Erdre, une commune de petits propriétaires centre droit, ces deux inséparables n’avaient aucune raison de se passionner pour un équipement éloigné. «Nous nous sommes simplement demandé pourquoi, et on a compris que les justifications avancées ne résistaient pas à l’examen», expliquent-ils d’une seule voix. Pourquoi augmenter le nombre de vols alors que le TGV est si pratique ? Pourquoi écarter les possibilités d’agrandissement de l’aéroport actuel alors que Genève transporte beaucoup plus de passagers sur une emprise comparable ? Pourquoi bétonner une zone humide alors qu’il y a de plus en plus d’humains à nourrir ?

Pourquoi augmenter le nombre de vols alors que le TGV est si pratique ? 

«Je comprends tout à fait les gens en précarité qui paniquent face à leurs loyers, leurs crédits, et qui croient aux promesses d’emplois», avance le pull orange en V. «Mais construire des hôpitaux et des écoles aussi, ça crée de l’emploi», poursuit le chemisier Liberty. Le progrès technologique conçu depuis deux siècles, je n’y crois plus.» Les chariots des hypermarchés ne les font plus rêver. Pour son anniversaire, Jacques a reçu deux jolies poules nègre-soie, qui picorent et pondent derrière le potager. Fast-food contre slow-food, voilà une facette supplémentaire du débat multiforme qui se tient dans l’Ouest, transcendant générations, obédiences politiques et classes sociales.

Coupure avec la base

A Nantes, au hasard de la ligne 3 du tramway, direction centre-ville, un jeune de 20 ans qui n’a pu entrer à Airbus malgré trois mois de formation comme ajusteur-monteur, facturée 14 000 € à Pôle emploi, est sceptique. «J’aurais voté plutôt non pour des aspects écologiques, mais les politiques qui posent la question n’ont pas l’intention d’écouter la réponse», déclare Nestor, casquette NY et baskets rouges, qui s’abstiendra de perdre son temps. «Pour créer des emplois, il vaudrait mieux commencer par abandonner la loi El Khomri», ajoute-t-il. A quelques mètres, une femme de ménage qui vient de finir son service à l’aéroport Nantes-Atlantique souffle, épuisée : «Ça fait cinq ans que je suis pour, parce que l’aéroport est saturé. Qu’on le fasse là où ailleurs, il faudra bien le faire, alors…» Le 26 juin, pourtant, «pas sûr» qu’elle votera…

Tout l’enjeu est là, pour les promoteurs, comme pour les détracteurs d’un investissement équivalent à 100 km d’autoroute, qui doivent changer brutalement de braquet pour mobiliser non plus les leaders d’opinion, mais des quidams qui, depuis longtemps, ne vibrent plus les soirs d’élection. Le hic, c’est que ceux d’en haut ne fréquentent plus ceux d’en bas. A preuve de cette coupure, après soixante-douze heures de recherche, le responsable de la communication de Johanna Rolland, maire PS de Nantes, qui nous rappelle enfin : «Ça y est, j’ai trouvé un partisan de Notre-Dame-des-Landes qui accepte de répondre à vos questions !» Le partisan en question n’était autre que Dominique Boschet, président d’une des deux plus importantes associations protransfert ! Idem dans le camp d’en face : la prétendue «levée en masse» se limite jusqu’alors à quelques 06 transmis à tous les reporters par Françoise Verchère, l’ex-élue qui n’en finit pas de décortiquer ce qu’elle appelle «la fabrication d’un mensonge d’Etat» (Tim Buctu Editions, 130 p., 10 €), par Julien Durand, l’agriculteur rebelle et ses autocollants jaune et rouge et par… Camille, le zadiste de permanence. Or, paradoxalement, ces grandes gueules pressentent ce que l’une d’elles exprime : «Sans radicalisation des deux camps, il n’y aurait pas eu de référendum local, mais, jusqu’au dimanche du vote, toute expression radicale risque de mobiliser le camp d’en face.»

On guette les dérapages

A force d’être battus et contrebattus, aucun des arguments (sur le stationnement des avions, la longueur de la piste, les nuisances sonores en fonction de l’orientation du vent, la faune menacée, le budget total, l’investissement public en période de vaches maigres, les faveurs accordées au groupe Vinci qui gérera l’aéroport, les emplois directs et indirects, nouveaux ou déplacés ou créés) ne tient plus, sinon par la foi de ceux qui les énoncent. Ainsi, le dernier rapport en date, commandé par le ministère de l’Environnement, a-t-il été salué début avril par les vivats… unanimes !

Le projet Notre-Dame-des-Landes est «surdimensionné», triomphent les uns, en phase avec Ségolène Royal. Le transfert demeure l’option la plus pertinente, jubilent les autres, à l’instar de Manuel Valls. Et chacun de rêver… du dérapage de l’adversaire. Ainsi, après avoir dessiné sur un bout de papier un schéma censé démontrer le risque imminent de crash sur la ville de Nantes, le porte-parole de l’association Les Ailes pour l’Ouest en vient vite au «black bloc». «Qui décide en démocratie, les citoyens ou les alteranars qui bloquent la route de Vannes avec des épaves incendiées et profitent des manifestations pour casser des vitrines de banques ?» demande André Tameza.

Papy courtois, ce retraité de la chambre de commerce et d’industrie admet d’ailleurs s’être laissé emporter, lors d’un débat contradictoire. «Quand un opposant a agité une cloche de collier de vache devant moi, je me suis énervé et j’ai eu le tort d’observer sur un ton un peu ironique que le dossier était « complexe ». Aussitôt, tous les opposants ont dit que je me croyais intelligent et que je les prenais pour des cons. Si on ne veut pas encore mobiliser ceux qui nous accusent d’être les faux nez de Vinci, on fera bien de la jouer modeste.» Et de renvoyer le visiteur vers l’avocat idéal du oui, Jean-Claude Lemasson, homme de gauche, professionnel de l’environnement et maire de Saint-Aignan-de-Grand-Lieu. De sa haute taille, cet ingénieur jure : «Je défends à la fois Notre-Dame-des-Landes et un modèle de croissance verte. On n’a pas attendu les zadistes pour choisir un nouveau bâtiment neutre en énergie ou remettre à des viticulteurs et des maraîchers des hectares défrichés avec l’argent du contribuable.» Néanmoins, pour ce réformiste tendance Hollande, qui veut «réexpliquer avec des mots simples ce qu’il y a derrière la bataille de chiffres», «la partie est loin d’être gagnée».

Au cœur d’un paysage de bocage, banalement vert et néanmoins mythique, les zadistes en question affectent une indifférence de batraciens à l’égard d’une consultation dont ils ne reconnaissent pas la légitimité. «Le vote, c’est le jeu auquel veut jouer l’Etat, celui des dominants et des médias», explique Cathy, 35 ans, installée depuis six mois dans un squat bien tenu où les journaux (l’Age de faire, le Monde diplo…) sont astucieusement accrochés au mur. «Nous, poursuit-elle, on est dans l’action et on va à la rencontre des habitants pour montrer qu’il ne faut pas céder à la fatalité, qu’on peut se réapproprier nos vies et faire fonctionner la destruction.» Son copain, tout aussi cool, présente son projet. «L’idée, c’est de monter une conserverie à la disposition de tous. On invente une autre société», dit ce barbu brun, justifiant par cette mission d’intérêt général qu’il continue, quoique «autonome» de toucher son précieux RSA.

A quelques kilomètres, «Camille» fait visiter ses serres. «On fait de la culture sur buttes», jubile ce trentenaire, fils d’une prof de littérature et d’un psychanalyste, qui précise : «On applique la méthode Wallner, parce que c’est plus sérieux que la permaculture façon Pierre Rabhi, hein ?» Toujours rieur et toujours politique, Camille explicite le message, histoire de déniaiser les électeurs qui croient encore à la gauche réformiste :

«Si on a mis notre énergie à Notre-Dame-des-Landes, ce n’est pas contre la construction d’un aéroport ou pour préserver un site qui n’a rien d’extraordinaire. On s’accroche parce que dans cette bataille, au contraire de celle du site d’enfouissement des déchets nucléaires de Bure ou le barrage de Sivens, on a des chances de gagner. Si on bosse dans nos fermes, c’est pour montrer ici qu’on peut obtenir une défaite de l’Etat, que cette victoire fasse boule de neige et renforce les autres luttes. Pour l’instant, on n’a rien à proposer à la femme de ménage qui doit payer son loyer et nourrir ses gamins, mais, si ça marche, on pourra la sortir de l’urgence de l’immédiat.»

Et convaincre qu’on peut vivre heureux avec des vêtements tachés.

Le débat ainsi posé dans un département de l’Ouest, véritable «choc des imaginaires» (décortiqué par le journaliste nantais Thierry Guidet dans un article qui dit tout, publié par la revue Place publique mai-juin 2016), dépasse assurément Hollande, et la gauche, et la Bretagne, et la France. Et le 26 juin.

 

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