Au moins 2.000 patients ont été victimes des centres dentaires à bas prix Dentexia. Ils ont payé pour des soins qui n’ont jamais été réalisés. Retour sur un scandale sanitaire et financier.
Gilles n’ira pas à la réception organisée par la mairie en l’honneur des nouveaux habitants : «On s’est engueulé ce matin, avec ma femme, à cause de ça.» Gilles ne veut pas y aller, il n’aime plus trop sortir. Et puis, il y aura certainement un buffet de petits-fours. En soi, il n’a rien contre les canapés. Il est seulement incapable de les manger. Il ne peut avaler que des soupes et des purées ou, à la limite, des petits bouts de pain ou des madeleines qu’il garde en bouche une éternité, pour bien les faire ramollir. A 54 ans, Gilles n’a plus une seule dent. Les 18 racines qui lui restaient et lui permettaient, péniblement, de faire tenir un bridge, ont été arrachées en janvier. Toutes d’un coup. Puis le cabinet dentaire où il avait commencé les soins, à Chalon-sur-Saône, a mis la clé sous la porte, laissant Gilles sans dents.
Gilles est l’une des quelque 2 000 victimes de Dentexia, une chaîne de dentisterie à prix cassés, liquidée au début du mois de mars. Comme des centaines de patients, à Lyon, Marseille, Vaulx-en-Velin, Paris ou Chalon-sur-Saône, il a payé, rubis sur l’ongle, pour des soins tout juste commencés, loin d’être achevés. C’était comme ça chez Dentexia : il fallait régler la totalité du traitement à venir avant de passer sous la roulette. Pas les fonds nécessaires ? Un prêt, souscrit auprès d’un organisme de crédit, était alors proposé aux patients impécunieux. Gilles, lui, a mis sa maison en vente. Après des années de bricolage dentaire, il rêvait d’un joli sourire. «Il me fallait des implants», explique-t-il. Les premiers devis réalisés auprès de cabinets libéraux classiques le font bondir au plafond. «C’était au moins 2 000 € par implant. Il m’en fallait au minimum 12», se souvient-il. A Dentexia, la facture s’élève à 18 000 €, tout compris. Gilles, avec un revenu de 1 500 € par mois, n’hésite pas longtemps. Devis en poche, il rédige 12 chèques à l’ordre de Dentexia : un de 4 000 €, un autre de 3 000, dix de 1 000. Trois mois après son premier rendez-vous, 9 000 € ont été encaissés et aucune dent n’a été posée sur ses mâchoires. L’appareil provisoire qui devait lui être fourni ne l’a pas été. Tout juste Gilles a-t-il pu récupérer huit chèques de 1 000 € pas encore endossés. Mais combien devra-t-il encore dépenser pour finir le chantier entamé à Dentexia ? Qui voudra bien le soigner ? «Je suis dégoûté. Je ne vois pas le bout du tunnel. J’avais des projets, je ne peux plus les mener à bien», dit-il.
Voilà à quoi se trouvent réduits aujourd’hui ceux qui avaient fait confiance à Dentexia, association qui se vantait de rendre accessibles à tous implants et couronnes, financièrement inabordables pour un nombre croissant de Français. A l’heure où plus d’un tiers d’entre eux disent avoir renoncé à des soins dentaires pour des raisons financières, Dentexia se présentait comme une alternative pour les «sans-dents», tous ceux qui ne sont pas assez riches pour s’offrir des traitements chez un dentiste libéral ou une mutuelle généreuse, pas assez pauvres pour bénéficier de la couverture maladie universelle (CMU). «Nous n’avions tous que ce choix-là», explique Abdel Aouacheria, patient lésé et porte-parole du collectif contre Dentexia, qui regroupe plus de 2 000 personnes. Lui a déboursé 13 400 € pour se retrouver aujourd’hui avec trois vis fichées dans la mâchoire, sans les couronnes qui vont avec. «L’argent s’est envolé. Plein de gens sont dans la même situation. Beaucoup sont dans une détresse incroyable», constate Abdel Aouacheria. Des centaines de plaintes ont été déposées auprès du procureur de la République.
Rapidement, des centres dentaires dits «low cost» fleurissent un peu partout sur le territoire
Comment un tel scandale sanitaire et financier a-t-il pu se nouer ? Les premiers centres Dentexia ont ouvert en 2011. C’est Pascal Steichen, un homme d’affaires – pourtant interdit de gestion quelques années auparavant -, qui en est à la tête. Deux ans plus tôt, en 2009, la loi Hôpital, patients, santé, territoires a facilité l’installation de ce type de cabinets dentaires associatifs, officiellement à but non lucratif. L’ouverture de telles structures est dorénavant soumise à une simple déclaration, validée par l’agence régionale de santé (ARS). Rapidement, des centres dentaires dits «low cost» fleurissent un peu partout sur le territoire, au grand dam des libéraux, qui voient d’un très mauvais œil l’arrivée de ces «concurrents» qui proposent des implants et des couronnes de deux à trois fois moins chers que les leurs. Les professionnels de la dentition qui y travaillent sont salariés. Les soins pratiqués sont essentiellement des «gros travaux» d’implantologie, de couronnes. Les soins conservateurs, caries, détartrages, y sont rares, voire inexistants. Dentexia pousse, semble-t-il, la recherche de la rentabilité à son maximum. «Les patients étaient sélectionnés : pas d’urgences, pas d’enfants», raconte Isabelle, une ancienne salariée. Embauchée en tant que conseillère clientèle, son rôle était de «vendre des plans de traitement». Lors des formations dispensées au personnel, on apprend à faire le tri entre les patients, à les faire se sentir à l’aise et accepter les devis présentés.
Les centres Dentexia se développent rapidement, les patients affluent, se refilent, satisfaits, le filon les uns aux autres. Le chiffre d’affaires de l’association augmente. Pourtant, dans le même temps, sa situation financière se dégrade. Un certain nombre de fournisseurs commencent à ne plus être payés. Le 24 novembre 2015, Dentexia est placé en redressement judiciaire. Certains cabinets deviennent infréquentables. Celui de la Tête d’Or, à Lyon, est fermé par l’ARS après une inspection sanitaire peu ragoûtante : opérations de stérilisation dans un local inadapté, réalisation de l’étape de nettoyage et de désinfection dans des conditions inadaptées ou défectueuses, pénurie de produits détergents et désinfectants, nombre insuffisant de porte-instruments rotatifs ne permettant pas une désinfection et une stérilisation entre chaque patient, défaut de stérilisation ou d’embouts à usage unique des seringues air-eau, défaut de disponibilité de savon liquide ou de solution hydroalcoolique dans l’un des trois cabinets, pénurie de champs stériles, présence d’un flacon de Bétadine périmé en mai 2014, pénurie de bains de bouche, absence de médicaments d’urgence et de bouteille d’oxygène de secours… «L’ensemble de ces faits expose notamment les patients à des dangers graves et immédiats de contamination bactérienne et caractérise l’urgence de la situation», note l’ARS Auvergne-Rhône-Alpes. Pour autant, souligne-t-on à l’ARS, aucune plainte de patients ne lui est parvenue à ce sujet. Les conditions plus que limite d’hygiène n’ont sans doute pas toujours existé, elles sont certainement liées aux problèmes financiers de Dentexia qui ne payait plus ses fournisseurs et n’était donc plus livré. En quelques années, l’association a accumulé un invraisemblable passif de 22 millions d’euros. La dégringolade est très propablement due aux honoraires demandés à Dentexia par une société privée, Efficiences. La boîte, appartenant à Pascal Steichen, aurait pompé les ressources de l’association en lui facturant frais de défense ou de conseil, location ou achat de matériel…
«Des dangers graves et immédiats de contamination bactérienne»
Pourquoi personne n’a mis fin aux dérives avant qu’il ne soit trop tard ? Comment Dentexia a pu continuer à accueillir de nouveaux patients et encaisser leurs chèques en toute connaissance de cause ? «Les gestionnaires ont été irresponsables jusqu’au bout, tonne Abdel Aouacheria. L’immense majorité des gens ont appris la liquidation judiciaire par la presse, au hasard.» Le montant des soins réglés mais non effectués pourrait s’élever à plusieurs millions d’euros. «Les nouveaux clients payaient pour les soins des anciens», décrypte Abdel Aouacheria, déplorant ce système de «vente de dents». «Nous étions des porte-monnaie, dit-il encore. Dentexia a fait perdre à de nombreux patients leur santé, leurs économies et, bien souvent, leur estime d’eux-mêmes.» Les témoignages en ce sens ne manquent pas. «Il y a des moments où je craque, je suis au bord de la dépression, confie Gilbert, 65 ans. Je ne sors plus, je n’ose pas aller au restaurant. J’ai honte, avec mon dentier…» «Toute cette histoire m’a beaucoup isolé. C’est traumatisant», poursuit le retraité, qui a cassé son plan d’épargne pour s’offrir une mâchoire supérieure toute neuve. Neuf mille euros pour neuf implants et leurs couronnes, soit de deux à trois fois moins cher que chez un dentiste libéral. Gilbert n’a eu que les premiers : «Et, en plus, au final, ils ont jugé que sept implants seulement étaient nécessaires. Ce n’est pas pour autant qu’ils m’ont remboursé ce que j’ai dû payer !» Anna, 30 ans, a, elle, souscrit un crédit pour payer ses deux implants. Il lui reste encore deux mensualités à régler. Deux fois 167 €. «Ça va vraiment m’énerver», s’agace Anna, en pensant à ces virements. Et pour cause : le premier implant n’est pas terminé ; le second n’a pas été posé. Dentexia a tout de même touché l’argent, versé directement par l’organisme de crédit qu’Anna rembourse depuis le mois de septembre. «Certains courriers de patients attestent qu’ils établissaient un document certifiant que les soins avaient commencé, afin que l’association puisse percevoir le montant du crédit», peut-on lire dans le jugement de liquidation judiciaire après redressement du 4 mars dernier. «Avec le recul, c’est vrai que je me dis que j’ai été idiote, on ne paye pas tout en avance chez le dentiste, regrette Anna. J’étais allée chez Dentexia parce que mon frère avait fait faire une couronne chez eux et ça s’était bien passé», se souvient-elle. Les prix pratiqués l’avaient définitivement convaincue : 995 € pour l’implant avec couronne, contre 2 000 € chez la dentiste consultée auparavant.
«On a eu raison trop tôt»
Le paiement en avance, la souscription de crédits au sein même du cabinet, tout cela n’avait rien d’illégal, assure-t-on du côté de Dentexia, expliquant qu’un centre de santé ne gagne pas d’argent et ne possède pas de trésorerie. Pour les défenseurs de l’association, la faillite des cabinets dentaires est essentiellement liée à la campagne anti-centres dentaires et anti-Steichen menée depuis des années par l’ordre national des chirurgiens dentistes. «On lui a mené une vie impossible. Il a été boycotté, des articles odieux sur lui ont été publiés. Les banques ne voulaient plus lui prêter d’argent, rappelle un proche de Pascal Steichen. Il a attendu les promesses d’investisseurs qui ne sont jamais venues.» Sur son site personnel, Pascal Steichen dénonce une «campagne de dénigrement» de la part de l’ordre et des syndicats dentaires : «Fermeture de Dentexia, sous la pression de l’ordre national des chirurgiens dentistes qui s’oppose à la cession, laissant des milliers de patients en cours de soins être obligés de terminer leurs travaux à prix fort chez les libéraux.» Et de déplorer la décision du tribunal de grande instance de refuser la cession des centres dentaires à un repreneur. «Si l’ordre national et son avocat n’avaient pas réclamé et plaidé pendant tout un après-midi la liquidation de Dentexia, le tribunal n’aurait peut-être pas accepté de licencier plus de 60 salariés et de laisser sur le carreau plus de 1 000 patients, déplore l’avocat de Dentexia, Rudyard Bessis. Je rappelle que Dentexia est en procès contre l’ordre national et son avocat pour diffamation et que ceci peut expliquer cela.» L’ordre, de son côté, assure se préoccuper avant tout de la santé des patients. «On avait alerté les ARS. Elles n’ont pas fait leur job, déclare Christian Couzinou, l’ancien président de l’ordre. On a eu raison trop tôt.» Tandis que la querelle continue, les anciens patients de Dentexia s’interrogent : comment vont-ils être pris en charge ? Leur argent leur sera-t-il rendu ? Les soins seront-ils achevés ? A quelles conditions ? Les responsables de Dentexia assurent réfléchir à la mise en place de solutions pour permettre aux patients de finir leurs soins, sans qu’ils aient à débourser de nouveau de l’argent. Le conseil de l’ordre jure que les dentistes libéraux suivront les patients, mais pas gratuitement. Le défenseur des droits s’est saisi de la question. Le ministère de la Santé aussi. Les centres vont être davantage contrôlés par les ARS, un dispositif d’accueil des patients lésés va être mis en place. Une réunion s’est tenue le 1er avril avec les équipes de la ministre de la Santé, Marisol Touraine. De nombreuses questions restent encore à trancher. Les victimes veillent et jurent qu’elles n’en démordront pas.
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