On le sait peu, mais le philosophe le plus connu de France a « un truc » pour les ruminants. Une sympathie de toujours, doublée d’une mission : dénoncer les maltraitances auxquelles l’industrie intensive les soumet. Finky et les vaches : histoire d’une tendresse, et mécanique d’un métier – celui d’intellectuel, avec projet d’influence…
Et soudain les voilà qui dansent. Ignorant les injonctions gravitationnelles, les voilà qui soulèvent leurs quintaux avec la grâce émouvante des maladresses sublimées. Les deux pattes en avant, elles sautent puis repartent en formation joyeuse, fendant l’air, et tortillant du flanc… C’est bien simple, on dirait qu’elles se prennent pour des biches, ces vaches. Jeudi 17 mars au matin, après un hiver passé à l’étable, les quelque 80 bêtes de Vincent Delargillière font la fête au pâturage retrouvé. De temps à autre, elles jettent un coup d’œil perplexe au petit aréopage d’humains venus assister à leur danse de la joie… « Oh là là, qu’elles sont belles, vos vaches ! Qu’elles sont gentilles, vos vaches ! » La voix si familière qui s’enflamme devant les entrechats bovins n’est autre que celle d’Alain Finkielkraut, ci-devant philosophe, morigénateur de l’air du temps et académicien tout neuf.
Depuis qu’il est arrivé à la ferme Delargillière, l’immortel affiche un sourire de ravissement. « J’ai envie de me mêler au troupeau, et de bavarder ! » Il y a une heure, quand les bêtes étaient encore à l’étable, il s’est approché – pas tout à fait à l’aise, mais sacrément enthousiaste -, enjambant les rigoles de boue pour caresser une holstein noir et blanc à travers la clôture. « Celle-là, c’est AA, elle est très sociable, commente l’agriculteur. Ça lui vient de son père : un taureau qui se laisse bien approcher. » Finky exulte, la main sur le museau du ruminant, la voix saturée d’extase enfantine : « Un taureau câlin ! Ils ont trouvé un taureau câlin ! » Pause. « De toute façon, une vache agressive, ça n’existe pas. Au pis, elles sont trouillardes, mais hostiles, non, c’est un oxymore. » L’éleveur dodeline, le philosophe reprend : « D’ailleurs, c’est pour ça que j’aime les vaches. Et que je veux les défendre. »
Un combat tardifCe n’est pas le combat le plus connu d’Alain Finkielkraut. C’est un combat tardif, beaucoup moins inflammable que l’identité malheureuse, mais depuis quelques années, l’intellectuel s’est lancé dans la défense de la cause bovine. Les conversations avec son amie, la philosophe Elisabeth de Fontenay – dont l’œuvre magistrale sur les rapports entre l’homme et l’animal ne cesse d’influencer le débat -, l’y ont bien sûr sensibilisé. Mais, précise-t-il, depuis tout petit il a « ce truc avec les vaches ». Une tendresse qui mijote, et à laquelle son entrée à l’Académie française a offert une cristallisation.
Lundi 18 janvier, lors de la cérémonie de remise de l’épée, le joli monde qui se serre dans les locaux du Centre national du livre – dans le quartier très peu rural de Saint-Germain-des-Prés – découvre en effet avec surprise que Finky a fait graver sur le fourreau de son épée la tête d’une placide vache normande. Dans son discours, le citadin de toujours revient longuement sur cette épiphanie champêtre : une histoire de tendresse, une affaire de littérature, un hommage à la rumination comme seule façon de philosopher, mais aussi, donc, ce qu’il convient d’appeler un combat : « J’ai vu, il y a peu, à la télévision, un documentaire sur l’élevage intensif qui montrait en contrepoint d’images très éprouvantes cette scène adorable : des vaches si contentes de quitter l’étable quand reviennent les beaux jours qu’elles gambadent comme des petites filles une fois arrivées dans le pré. Le paysan qui les accompagne appelle cela « la danse des vaches » et confie qu’il gagne peut-être moins d’argent en ne se pliant pas aux critères de la rentabilité contemporains, mais qu’un tel spectacle, pour lui, n’a pas de prix. Que la danse des vaches puisse encore avoir lieu sur la Terre, telle est l’ultime finalité qui survit en moi à tous les accommodements. »
L’éleveur ainsi évoqué, celui du documentaire (1), se nomme Vincent Delargillière, et il a ouvert des yeux ronds – enfin c’est ce que suggérait sa voix au téléphone : une voix à yeux ronds, ou à sourcils relevés en accents circonspects – quand on lui a annoncé que la danse de ses vaches s’était frayé un chemin depuis Peyrefitte-en-Beauvaisis jusque sous la Coupole. Surpris mais content. Et tout à fait partant en tout cas pour accueillir le philosophe dans sa ferme. Et pourquoi pas, d’ailleurs – puisque le printemps approchait -, le recevoir le jour de la sortie des bêtes au pâturage ?
Et voilà comment Alain Finkielkraut se retrouve, par un matin ensoleillé de mars, accoudé à la table en Formica vert olive d’une petite cuisine rustique jouxtant la salle de traite, où Vincent Delargillière a servi le café chaud. Au fur et à mesure que le paysan curieux de tout – il a voyagé jusqu’en Nouvelle-Zélande afin d’observer les us et les techniques locales – raconte son expérience, le philosophe, lui, noircit son carnet beige de ses pattes de mouche. Pour l’éleveur, le choix d’un élevage « traditionnel » s’est imposé naturellement. « Quand j’étais en BTS agricole, déjà, j’avais été surpris par le discours du représentant d’une grande entreprise agroalimentaire – une société de poulets en batterie – venu nous donner un cours. Il nous avait dit, je me souviens des mots précis : ‘Pour ton assiette, fais du label ; pour ton portefeuille, fais de l’industriel.’« Entre deux murmures d’assentiment de Delargillière père – qui nous a rejoints dans la cuisine -, le fils poursuit : « En plus, le calcul du gars des poulets est inexact : ma rentabilité n’est pas forcément inférieure à celle d’une exploitation intensive ! D’ailleurs, les cortèges actuels d’agriculteurs en colère sont remplis d’éleveurs qui se sont endettés pour investir dans cette industrie-là, et qui aujourd’hui sont pris à la gorge. »
« Une vache, c’est fait pour être dehors »Pour lui, ce sont les subventions européennes qui ont vicié le jeu : en favorisant la culture céréalière à outrance – le top du top, en matière de subsides made in EU ! -, Bruxelles a réduit, de fait, les terres autrefois dévolues aux pâturages. Et les vaches se sont retrouvées reléguées dans des lieux riquiqui, parquées dans des box individuels – des « logettes » – où elles naissent, vivent, et d’où elles ne partent que pour être conduites à l’abattoir. « Or, une vache, c’est fait pour être dehors, tranche Delargillière. Mais, vous savez, il n’y a pas que les grandes exploitations où l’on confine les vaches. Il y a aussi beaucoup de troupeaux de 40 ou 50 bêtes qui se retrouvent en logettes. Et puis, il n’y a pas que les vaches : en Bretagne, certains cochons sont tellement entassés qu’ils en deviennent cannibales. Alors les éleveurs leur enlèvent des dents et leur coupent la queue pour qu’ils ne se mangent pas entre eux.« Un ange amputé passe. « Alors quand on me demande pour la ‘ferme des 1.000 vaches’, je réponds que c’est l’arbre qui cache la forêt. »
Alain Finkielkraut hoche la tête et prend des notes. La « ferme des 1.000 vaches », il connaît. Pas plus tard que la veille, il était au tribunal de grande instance d’Amiens, pour assister à la plaidoirie de Me Sylvie Topaloff – sa femme à la ville –, laquelle demandait, pour le compte de deux associations écologistes, que cette ferme-usine gigantesque de la Somme soit soumise à « l’inspection d’un expert indépendant ». « Si l’enquête d’un tel expert prouve que l’on s’est trompé ; que, finalement, le béton que foulent ces vaches toute leur vie – sans jamais avoir accès au moindre bout de pâturage – est un plancher acceptable ; s’il s’avère que le fait qu’elles sont soumises à un nombre de traites supérieur à la normale leur offre des conditions de vie acceptables au regard de ce que prévoit la loi, alors nous rembourserons l’expertise ! », s’enflamme l’avocate. Dans le tribunal, le public jette des coups d’œil frénétiques à l’intellectuel-le-plus-connu-de-France. En début de séance, sa présence avait alimenté tous les chuchotis – Finky contre la « ferme des 1.000 vaches »… Effet bœuf garanti !
Les plaidoiries finies, France 3 Picardie et le Courrier picard veulent interviewer le philosophe, qui accepte volontiers de jouer les hommes-sandwich de la cause bovine, sous l’œil amusé de sa femme. Un quart d’heure plus tard, le couple débriefe dans les rues frigorifiques d’Amiens, tirant leurs valises à roulettes au milieu d’une petite assemblée de militants écologistes ravis de l’audience. Le regard noisette – rutilant d’intelligence – de Sylvie Topaloff n’a capté aucune expression sur le visage du président du tribunal, rien qui aurait trahi les faveurs ou les défaveurs du magistrat.
« Impossible de savoir de quel côté il penchait, répète-t-elle de sa voix grave. Bon, et toi, Alain ?, tu as dit quoi, à la presse ?
– Je leur ai dit que j’étais là pour soutenir la cause des vaches. Et aussi en tant que plus grand supporter de ma femme.
– Ah ! Tu leur as dit pour nous ?
– Bien sûr, pas toi ?
– Non. J’ai dit que t’étais là pour les vaches. [Pause.] Je leur ai pas dit qu’on couche ensemble ! »
Les deux partent d’un grand éclat de rire. La prochaine fois – pour l’appel, peut-être -, le tandem synchronisera mieux sa stratégie de communication.
Si, comme a coutume de le dire Régis Debray, un intellectuel se caractérise surtout par un « projet d’influence », alors c’est sans conteste un travail d’intellectuel que l’auteur de la Défaite de la pensée développe sur la cause des vaches. Depuis quelques semaines, Dr Finkielkraut met à profit Mister Finky, le médiatique, afin de placer un mot sur « les demoiselles » – c’est ainsi que les saluait Nietzsche – à chacune de ses interventions télé ou radio.
« Cinq minutes pour les vaches »Seuls France 3 Picardie et le Courrier se sont déplacés au TGI d’Amiens pour le référé sur la ferme-usine ? Qu’à cela ne tienne : lors de son passage sur BFMTV prévu le soir même, le philosophe demande « cinq minutes pour les vaches ». D’abord surprise, Nathalie Levy – la journaliste aux manettes – accepte de bon cœur. On est un peu loin du démantèlement d’une cellule djihadiste à Forest, en Belgique – l’actualité du soir, qui défile en bandeau blanc et bleu -, mais, pourquoi pas… Au bout de trente minutes sur la déchéance de nationalité et les réfugiés, voilà donc la brune piquante contrainte au triple lutz piqué : « Alain Finkielkraut, on va parler terrorisme dans un instant, mais il y a un sujet qui vous tient particulièrement à cœur… – Ah ! interjecte Finky, satisfait. – Et qui concerne le bien-être animal… »
De son débit chantourné qui rend chaque mot élastique, l’intellectuel déroule : « Les animaux sont désormais considérés dans le code civil comme des êtres sensibles. Or, dans la ‘ferme des 1.000 vaches’, ces dernières sont privées à vie et du ciel et de la terre. On perturbe leur rythme naturel pour en faire des machines à lait, sans cesse plus productives. » Ses mains s’agitent, comme des pistons pour faire monter les mots : « L’homme aujourd’hui est en train d’outrepasser ses droits et d’oublier la différence entre deux idées du pouvoir : ce qu’il ‘peut faire’ au sens où il en a la permission, et ce qu’il ‘peut faire’ au sens où il en a la capacité. Aujourd’hui, possibilité vaut permission. C’est la définition même de la démesure, et cette démesure est en train de transformer le monde en gigantesque technocosme, où il n’y aura plus ni terre, ni mer, et où l’on perdra tout contact, même visuel, avec les vaches, les poules ou les cochons. »
« Donner la parole à ces paysans »Deux jours plus tard, le philosophe remet ça dans L’esprit d’escalier – l’émission de RCJ qu’il enregistre chaque semaine avec Elisabeth Lévy, la fondatrice de Causeur, sa complice et amie. Pendant la moitié des trente minutes que dure l’émission, l’intellectuel – qui entre-temps est allé visiter la ferme Delargillière – revient sur son incursion en terre picarde. « Mon hôte m’a fait visiter ses installations : ce sont des étables ouvertes sur l’extérieur, les vaches peuvent voir le ciel, même l’hiver. Et puis, dans sa ferme, il n’y a pas de logettes : les bêtes vivent ensemble et, selon l’atavisme qui les pousse à se protéger d’un agresseur éventuel, elles dorment en rond, rapporte-t-il, emballé. Il faut donner le plus possible la parole à ces paysans qui veulent laisser aux vaches la possibilité d’exister en tant que telles, et refusent de sacrifier ce qui est pour eux l’intense bonheur annuel de la danse des vaches au pur et simple principe de la rentabilité. »
« Bien sûr, c’est une très bonne chose qu’Alain mette sa notoriété au service des vaches, note la philosophe Elisabeth de Fontenay. Mais comprenez que c’est tout de même différent de ce pour quoi je me bats : son combat à lui est un peu ludique et esthétisant. » Et l’auteur du Silence des bêtes (2) d’expliquer : « D’abord, Alain ne s’occupe que des vaches, alors que, vous savez, ce qui se passe avec les cochons est pire encore. [Depuis la visite à Peyrefitte, nous étions affranchis !] Et quand bien même l’on s’en tient aux vaches : non seulement il n’est pas contre l’élevage laitier, mais il a même soutenu la corrida. Vous vous rendez compte, la corrida ! » Depuis que ces deux-là se connaissent, qu’ils s’aiment, et se chamaillent… « Notre amitié a tenu bon, après tant d’années et malgré nos différences de points de vue », a souligné Elisabeth de Fontenay lors du discours solennel qu’elle a prononcé pour la remise de l’épée.
Dans la voiture du retour de Peyrefitte à Paris, Finky nous confie que, pour la gravure sur son épée d’académicien, il a un temps hésité avec l’éléphant. « Mais l’éléphant, c’était trop exotique, explique l’intellectuel, en regardant défiler les paysages en bordure d’autoroute. Non, la vache c’est bien mieux. C’est Delphine et Marinette. C’est Marcel Aymé. C’est la France !« Chassez l' »identité malheureuse », elle revient sous les sabots galopants de picardes noir et blanc qui batifolent dans les pâturages de la nostalgie. « Et la nostalgie, disait Albert Camus, c’est l’essentiel de la pensée d’un homme. » Pas mieuuh.
(1) Elevage intensif : attention danger !, de Frédérique Mergey, diffusé sur France 5 le 9 septembre 2014.
(2) Fayard, 1998.
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