De quoi "Nuit debout" n'est pas le nom

Nuit debout peut-il survivre à ses incohérences ? Réclamer d’un côté plus de démocratie et dans le même temps empêcher des individus, à l’image d’Alain Finkielkraut, de venir sur la place de la République. Ce n’est pas un incident mineur et spontané, mais bien un révélateur, au sens chimique du terme, d’une dérive.

Au départ, il y eut non pas une mais des nuits. La lumière qui s’était allumée place de la République attira ceux qui s’estimaient légitimement écartés du grand cirque médiatique et politique. Cela, c’était avant. Avant que de grosses phalènes idéologiques viennent tourner en vrombissant autour des premières caméras de télévision qui s’installaient à la hâte, il n’était pas question pour elles de rater une miette de ce « Ce soir (ou jamais !) » à ciel ouvert.

Oui, au début, il y eut beaucoup de militants et d’électeurs qui ont humé un fort parfum d’espérance, mobilisés par la lutte contre la loi El Khomri, ravis du succès légitime rencontré par le film de François Ruffin, Merci patron !, étonnés eux-mêmes de ce coup d’audace, ce pied de nez forcément révolutionnaire, puisque le premier acte de ce mouvement d’occupation fut de refonder le calendrier en brandissant l’hydre d’un mars qui ne finirait jamais.

Les esprits chagrins cherchèrent bien à discréditer la démarche, mais la hargne systématique qu’ils déployèrent eut l’effet contraire. Le fait que, durant la semaine, l’affluence ne dépasse pas les 2 000 personnes n’enlève rien à l’acuité de cette critique spontanée du néant politique dans lequel barbotent toujours gauche et droite. De même la présence de « zadistes » ne masque pas la participation de familles venues écouter dans une atmosphère plutôt bon enfant cette université populaire improvisée.

Un ou deux ministricules vinrent humer l’airVoilà une kermesse utopique entourée des traditionnels marchands de merguez et de vendeurs de tee-shirts, qui a attiré presque naturellement la sympathie non pas des riverains mais de tous ceux qui sont de passage, heureux d’en être, de participer à cette « rêve partie ». Certes, les jeunes n’étaient pas si jeunes ; certes, la mixité sociale n’était pas plus représentée qu’à l’université d’été du PS de La Rochelle, mais, au moins, on échangeait. Les nuits se sont succédé et on a vu progressivement ce haut lieu de la contestation globale devenir un must, the place to be où il fut brusquement furieusement tendance de se montrer masqué, retrouvant ainsi, quelques siècles plus tard, le frisson du duc Philippe d’Orléans parcourant les abattoirs du marché des Innocents. Un ou deux ministricules vinrent humer l’air. Le conseiller de l’Elysée, Bernard Poignant, au conservatisme souriant, trouva, dit-on, que tout cela était finalement « bon enfant » et le numéro deux du FN, Florian Philippot, salua « une jeunesse qui s’implique, qui débat ». Et ça, oui, on débattait. On débattait sur les manières de débattre. On débattait sur les thèmes dont il fallait débattre. On débattait sur qui devait prendre la parole dans ces débats et de quelle manière. On «libérait la parole citoyenne» en étant bien décidé à faire entendre des propositions nouvelles, incandescentes, sur une plaine programmatique devenue sèche. Nouvelles ? Incandescentes ? Publiées une première fois sous l’intitulé « plateforme2016 », elles donnaient l’impression de sortir d’une ronéo des années 70 : « Embauche des 6 millions de chômeurs ; semaine des 25 heures ; abolition des loyers ; expropriation des grandes fortunes et abolition de la propriété privée…» « Soyons réalistes, exigeons l’impossible », clamait Che Guevara. Le problème est que le castrisme rendit surtout la vie impossible… aux Cubains.

l’expulsion d’Alain Finkielkraut n’est pas un incident mineur mais bien un révélateurLe problème aussi est que le gauchisme ou l’utopie révolutionnaire se retrouvent toujours in fine rattrapés puis encasernés dans un projet d’extrême gauche. Ainsi l’acratie, l’absence de tout pouvoir, le refus de tout leader, au nom de l’égalité des participants, est un trompe-l’œil qui dissimule un objectif moins sympathique et moins pacifique : mettre au poste de commande du mouvement ce que Sartre nommait « le groupe en fusion » chauffé à blanc par ses colères. Quand l’économiste atterrant Frédéric Lordon théorise avec préciosité l’absence de direction, il cherche à camoufler, tout en la révélant aux initiés, la vraie stratégie du mouvement qui est de provoquer la grève générale (« La France doit se bloquer pour mieux se débloquer ») qui relève ni plus, ni moins d’un projet de destruction de l’Etat et d’une mise à bas des institutions. Cela n’a pas échappé à l’ancien soixante-huitard et cinéaste Romain Goupil qui sourit de ce jeu de bonneteau : « Je veux bien continuer à faire semblant qu’il n’y a pas de direction du mouvement, mais je sais pertinemment, par vieille expérience, que c’est faux et manipulatoire. La « direction » est contre « toute direction » pour mieux conserver la « bonne » direction. » Et c’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’expulsion d’Alain Finkielkraut qui n’est pas un incident mineur et spontané, mais qui est bien un révélateur, au sens chimique du terme, d’une dérive…

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>> Retrouvez l’intégralité de cet éditorial dans le numéro de Marianne en kiosques du 22 au 28 avril inclus.

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