Comment penser le monde qui vient ? Et le refaçonnement en cours des relations internationales ? L’ancien ministre socialiste des Affaires étrangères Hubert Védrine, tenant de l’école « réaliste », et l’avocat et économiste Nicolas Baverez, disciple de Raymond Aron, en discutent ensemble dans le numéro de « Marianne » en kiosques cette semaine. Extrait.
Marianne : Nicolas Baverez écrit de notre époque qu’elle est celle des « disruptions », c’est-à-dire des ruptures et des chocs violents. Etes-vous d’accord avec son analyse ?
Hubert Védrine : Ce n’est pas faux, à condition de rappeler que ce sentiment de rupture concerne d’abord les Occidentaux, qui ont perdu le monopole de la conduite des affaires du monde, ce qui se voit de plus en plus. C’est d’abord une rupture pour nous. Pour eux, privés de certitudes, et de cette hégémonie, dans un monde par ailleurs saisi de convulsions, ils se retrouvent face à eux-mêmes. Et le choc est rude. Nicolas Baverez nous rappelle les principales thèses qui ont surgi aux Etats-Unis après la fin de l’URSS : la première est l’échec intellectuel à penser le monde du XXIe siècle pointe le désarroi politique des démocratiescelle du politologue Francis Fukuyama, la « fin de l’histoire », faute de combattants du fait de l’adoption par le monde entier du modèle de démocratie pluraliste de marché ; la deuxième, prolongement de la première, est due au journaliste Thomas Friedman, pour qui la terre serait devenue « plate », aucune frontière n’empêchant plus la globalisation des marchandises et des idées (occidentales) ; la troisième est au contraire le possible « choc des civilisations », théorisé également par un penseur américain, Samuel Huntington, en réponse à Fukuyama.
Si l’on observe l’histoire contemporaine de l’Europe et des Etats-Unis, on s’aperçoit que les Européens avaient été acquis aux idées de Fukuyama bien avant les Américains – certains dès l’après-guerre ! Il est donc plus difficile au Vieux Continent qu’au Nouveau Monde d’« atterrir » dans le monde réel plus proche hélas de ce que craignait Huntington. La réponse de Huntington à Fukuyama ne consistait d’ailleurs pas à préconiser le clash, mais à s’en inquiéter, et à l’empêcher. La prévision de Huntington relative aux relations de l’Asie avec la civilisation musulmane était erronée : ils n’ont pas fait bloc ensemble contre l’Occident, mais il n’a pas eu entièrement tort, hélas, dans sa description de la relation Islam-Occident.
Nicolas Baverez : C’est l’idée de fin, sous-jacente à ces « grands récits », qui est la plus critiquable. Après la « fin de l’histoire » de Francis Fukuyama, qui s’est effondrée avec les tours du Wall Trade Center, les prophéties de « fin du capitalisme » ou de « fin du travail » de Jeremy Rifkin ont superbement ignoré son universalisation et l’intégration de près de 3 milliards d’hommes dans l’économie de marché. Quant à la « fin des frontières » chère à Thomas Friedman, elle est télescopée par la reconstruction de murs jusqu’au cœur de l’Europe. Samuel Huntington a eu le mérite, au lieu de vaticiner sur la disparition illusoire de l’histoire, du capitalisme ou des Etats, de pointer ce qui ressurgit réellement : la religion, la guerre, les conflits de valeur. Il reste que l’auteur du Choc des civilisations a lui aussi péché par excès de simplification. Il a négligé le réveil des nationalismes et la guerre interne à l’islam entre sunnites et chiites.
Par ailleurs, son scénario d’alliance entre le monde islamique et l’Asie contre l’Occident s’avère erroné : la mondialisation du djihad n’épargne ni l’Inde, dont 14 % de la population est musulmane, ni la Chine. Sous l’échec intellectuel à penser le monde du XXIe siècle pointe surtout le désarroi politique des démocraties. Elles sont confrontées à trois ruptures historiques majeures. L’Occident a perdu la maîtrise de l’histoire du monde, qu’il détenait depuis la fin du XVIe siècle. La forme politique de l’Etat-nation est entrée en crise. Les Etats-Unis restent la première puissance du monde, mais ils n’ont ni les moyens ni la volonté de garantir seuls la stabilité du capitalisme et du système géopolitique de la mondialisation.
En l’occurrence, que se passe-t-il ?
Ces changements déstabilisent profondément les démocraties mais aussi l’EtatN. B. : Loin d’être finie, l’histoire accélère. Les chocs qui se multiplient – surgissement de l’Etat islamique, réveil des empires (Chine, Russie, Iran, Turquie…), écartèlement de l’Europe entre Grexit et Brexit, exode des migrants, krachs aux Etats-Unis et en Chine, ubérisation de l’économie – constituent autant de disruptions, c’est-à-dire d’événements improbables, extrêmes et irréversibles. Ils sont la conséquence de formidables révolutions qui se croisent pour accoucher d’un nouveau monde : l’universalisation du capitalisme, le basculement dans l’ère numérique, l’exacerbation des passions nationalistes et religieuses, la libération de la violence des cadres, qui permettaient de l’endiguer au temps de la guerre froide. Ces changements déstabilisent profondément les démocraties mais aussi l’Etat, contourné par le haut et par le bas. Après avoir menacé le monde par sa volonté de puissance au XXe siècle avec le totalitarisme, l’Etat devient un risque par sa fragilité, voire par son effondrement dans lequel s’engouffre la violence et le chaos, en Irak et en Syrie, en Somalie, au Mali ou en Libye, au Pakistan ou au Mexique. L’urgence consiste donc à combler le fossé qui s’est creusé entre la vitesse des transformations du monde et l’archaïsme des institutions et des modes d’action politiques.
H. V. : Il fallait être aveugle pour croire sérieusement à l’effacement du religieux (comme à la disparition des nations !). Syndrome français… découlant d’une interprétation erronée de la laïcité. Je continue à penser que la fin du monopole occidental reste l’élément clé de ce que nous vivons, et que beaucoup de nos réactions en découlent. Les émergents ne pensent pas vivre la fin d’une chose essentielle pour eux, au contraire, et si nous étions indonésiens, brésiliens, sud-africains ou chinois, nous ne nous poserions pas ces questions dans les mêmes termes. Pour la plupart des peuples du monde, longtemps tenus hors jeu, les problèmes sont innombrables mais l’avenir leur paraît meilleur que le passé. Ils ne vivent pas dans le même temps que nous.
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