L’affaire divise le Maroc. A Beni Mellal, une petite ville du centre du pays, une bande de jeunes fait irruption dans un appartement, le 9 mars dernier, et roue violemment de coups un couple homosexuel. Filmée, et postée sur Internet, l’agression indigne rapidement les réseaux sociaux mais pas les autorités publiques qui condamnent l’une des victimes à quatre mois de prison ferme en raison de son orientation sexuelle. L’un des agresseurs présumés n’a lui écopé à ce jour que d’un mois de prison ferme. La deuxième victime sera quant à elle jugée ce lundi 11 avril.
« Sois un homme ! » Lorsque plusieurs jeunes pénètrent, le 9 mars dernier, dans une chambre attenante à une épicerie située dans un quartier populaire de Beni Mellal, une petite ville du centre du Maroc, ils ont l’intention d’en découdre. L’un d’entre tient entre les mains une sorte de matraque dont il se servira pour rouer de coups le couple homosexuel qu’il est venu cueillir au pied du lit. « Sois un homme », entend-on dire dans la vidéo de l’agression, tournée par les assaillants et postée sur les réseaux sociaux une quinzaine de jours plus tard, le 25 mars. Puis les voix s’entremêlent, les insultes fusent, les coups partent. « Arrête, arrête (…), appelle la police (…), ne tape pas la tête, attention à la tête… » Sur le lit, le corps ensanglanté et nu de l’une des victimes peine à se relever. L’homme tente d’enfiler un pantalon mais est aussitôt traîné dehors, soumis à la vindicte populaire. Au Maroc, l’homosexualité reste, aujourd’hui encore, interdite et punissable de six mois à trois ans de prison.
Mais le calvaire des victimes ne s’arrête pas là. Arrêté le 12 mars et présenté trois jours plus tard devant le procureur du roi, Abdellah B., l’un des deux hommes agressés, sera ainsi lui-même condamné à quatre mois de prison ferme et 500 dirhams d’amende en raison de son orientation sexuelle. La deuxième victime, Abdelaziz R., placé en détention le 25 mars, attend derrière les barreaux son procès, repoussé à ce lundi 11 avril. Parmi les agresseurs présumés, également sous les verrous, Saleh El K. a écopé le 14 mars d’un mois de prison ferme dans une première procédure pour « possession d’arme blanche ». Le second volet de l’affaire, « l’intrusion dans le domicile d’autrui sans autorisation » et « l’agression », fait l’objet d’une « enquête approfondie ». Car l’ensemble des bourreaux présumés (Saleh El K., Othmane F., Ayoub T. et un troisième homme) nient avoir porté les coups, bien qu’ils confirment avoir été présents au moment des faits.
Dans le pays, l’affaire se propage comme une traînée de poudre. Les verdicts déjà rendus divisent le pays : à ce jour, ils sont donc plus cléments envers l’un des agresseurs présumés qu’avec l’une des victimes. Suscitant une vague d’indignation : une pétition en faveur de la libération des victimes a recueilli plus de 70.000 signatures en à peine quelques jours. Mais les familles des agresseurs présumés n’hésitent pas à faire part de leur colère. Peu avant l’ouverture du procès de la deuxième victime, lundi 4 avril, des soutiens aux agresseurs manifestaient ainsi devant le tribunal de Beni Mellal, aux côtés de l’association locale Coalition pour la dignité des droits de l’homme. Et au micro du pure player marocain « 360 », la mère de l’un des inculpés défend son fils, qui selon elle n’a fait que se « battre » pour ses « valeurs ». Un mois de prison pour l’agresseur, quatre mois pour la victime
Selon sa version des faits, le couple homosexuel aurait été vu en train de s’embrasser « publiquement » dans « la rue », et aurait répondu au groupe de jeunes d’« allez voir » leurs « soeurs » et leurs » mères ». En face, l’avocat d’une des victimes, maître Ibrahim Hassala, dont le client a « failli perdre un doigt », souligne que « quand l’Etat ne fait pas son travail et laisse le citoyen faire ses propres lois, c’est un indice de la destruction des institutions. » « Beaucoup de personnes au Maroc se font justice elles-mêmes (…) il y a un véritable « déchaînement », une « inquisition », déplore à son tour pour Marianne Ibtissam Betty, activiste, psychologue de formation et fondatrice du Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI).
Les agressions contre les couples homosexuels se sont de fait multipliées ces derniers mois au Maroc. En juin 2015, le lynchage sauvage, filmé lui aussi, d’un homme désigné comme « travelo » en pleine rue à Fès, avait déjà créé l’émoi. Au même moment, en juin 2015, deux hommes étaient arrêtés et condamnés à quatre mois de prison ferme à Rabat pour s’être embrassés publiquement. Un mois plus tôt, en mai 2015, trois Marocains avaient été quant à eux condamnés à la peine maximale, trois ans de prison ferme, dans le nord-est du royaume, à Taourirt, après que deux d’entre eux ont été surpris selon la loi marocaine en « flagrant délit ».
« La sexualité reste un sujet tabou » dans la société, analyse Ibtissam Betty. Alors l’homosexualité, « c’est le pire des crimes », perçue comme « une perversion » qui entraîne, en cas d’arrestation, « l’humiliation » des homosexuels « par tous les corps de métiers ». Et ce, depuis la constatation des faits par des badauds ou par « les policiers« , jusqu’au placement en détention en passant par les « juges », qui n’hésitent pas à demander, lors des procès, si l’inculpé est un « homosexuel actif ou passif. » « On est tenté de croire que le jugement diffère selon la réponse », relève la militante.
Pour l’écrivain marocain et homosexuel Abdellah Taïa, 42 ans, l’un des premiers à faire publiquement son coming out, il y a toutefois « quelque chose qui a bougé » depuis « son adolescence. » « Avant, ces agressions contre les homosexuels participaient de la honte sociale à laquelle on n’accordait aucune importance, nous explique-t-il. Or aujourd’hui, malgré l’horreur, cette question devient un sujet », voire un combat que saisit la société civile, « les associations, les intellectuels, les artistes… ». Et de relever que « la culture arabe » regorge d’oeuvres où transparaît l’homosexualité, comme les Mille et une nuits, et compte comme toutes les autres nombre d’auteurs homosexuels. Et même « quelques-uns des plus grands poètes : Abû Nuwâs ou Al Jahiz, auteur de « Ephèbes et les courtisanes », énumère Abdellah Taïa, qui avait lui-même écrit, en 2009, une « lettre » publique à sa mère pieuse et analphabète.
Au-delà, la question de l’homosexualité au Maroc interroge l’ensemble des libertés individuelles, enfermées dans trois articles de loi que tentent d’abroger intellectuels et associations, LGBT entre autres : l’article 489, qui pénalise l’homosexualité, mais aussi les articles 490 et 491 qui stipulent que les relations sexuelles hors mariage et l’adultère sont également susceptibles de poursuites. Dans ces cas-là, « les femmes sont les premières victimes », nous explique Ibtissam Betty. Souvent issues « d’un milieu populaire », elles se retrouvent « devant le procureur qui les inculpe – jamais les hommes -, en général pour prostitution. »
Les libertés individuelles enfermées dans trois loisCinq ans après les printemps arabes de 2011 et le mouvement du 20 février au Maroc, l’espoir d’une société plus juste et démocratique s’est ainsi résigné, éteint, échoué dans les urnes qui ont notamment porté au pouvoir, en 2012, le Parti (islamiste) de la Justice et du Développement (PJD). Ultra-conservateurs, ses membres occupent des postes clés, à l’instar du ministère de la Justice. Sur « l’affaire » de Beni Mellal, le ministre de la Justice, Mustapha Ramid, se montre d’ailleurs limpide : « S’il s’avère qu’ils sont homosexuels, la justice les punira et s’il s’avère qu’ils ont été agressés, les agresseurs seront punis à leur tour », a-t-il déclaré au magazine Tel Quel.
Pas question donc de changer les lois et de franchir, selon l’expression de Mustapha Ramid, les « lignes rouges » dans un pays où l’islam est érigé en religion d’Etat. D’autant que l’opinion lui semble acquise. Dans un sondage, paru en novembre 2014, toujours dans l’hebdomadaire progressiste Tel Quel, sur la question de l’homosexualité, 83% des personnes interrogées se déclaraient de fait « défavorables » à la simple « tolérance » envers les couples de même sexe. A la télévision, sur les chaînes satellitaires, comme sur la célèbre Iqraa TV, la religion a en revanche bonne place parmi les émissions à succès, comme celles où se succèdent des référents religieux qui promulguent aux téléspectateurs des conseils divers et variés à partir des questions que le public pose par téléphone. « Comment soigner son mal à la tête, comment être dans l’intimité avec épouse, quelles sont les règles, selon l’Islam, pour aborder la femme… »
La réforme constitutionnelle engagée par le roi Mohamed VI peu après le début des manifestations en 2011, semblait pourtant dessiner une ouverture. Ne serait-ce qu’à travers l’article 24 qui sacralise le droit à la protection de sa vie privée, et de ce fait le droit pour chacun à disposer de son corps. Mais « encore faut-il que la loi s’adapte aux grands principes de la Constitution. Or, cela n’a pas été fait, en témoigne la réforme du code pénal promulguée en 2015 : en réalité, il n’y a pas de volonté politique », regrette pour Marianne Omar Brousky, journaliste indépendant, auteur de Mohammed VI derrière les masques. « Le Parlement et le gouvernement sont contrôlés par la monarchie, analyse-t-il, et dans la monarchie, le roi se distingue par son statut religieux. Il est le Commandeur des croyants, il doit par conséquent investir le champ religieux pour ne pas être concurrencé par d’autres forces, politiques notamment comme le PJD au pouvoir, ou bien par les autres mouvements islamistes, Justice et Bienfaisance – mouvement qui n’est pas reconnu par les autorités mais qui est très puissant, ndlr – pour ne citer qu’eux ».
A Beni Mellal, l’une des régions les plus agricoles du Maroc, on continue de cultiver le blé. Dans les années 1920, on aurait pu y croiser les parents de l’auteur Abdellah Taïa, qui en sont originaires. « C’est une ville qui est restée très présente dans leurs têtes et du coup dans ma vie », dit-il aujourd’hui. Beni Mellal, une province également connue pour l’élevage d’une race précise de mouton : le mouton sardi, celui que l’on sacrifie lors des fêtes religieuses.
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