Jours pas tranquilles à Argenteuil, par Guy Carlier

L’auteur et chroniqueur nous raconte cette ville du Val-d’Oise, où il a habité plus de trente ans. Il en a une vision bien éloignée de celle propagée un peu trop vite par les médias.

Doumia n’en peut plus. A l’hôpital de Pontoise où elle travaille, elle entend toute la journée : « Ma pauvre Doumia, mais qu’est-ce qui se passe chez toi, putain, c’est chaud, à Argenteuil c’est Molenbeek ou quoi…»  Et le soir, lorsqu’elle rentre chez elle, dans le pavillon familial, voisin de celui où j’ai vécu plus de trente années de ma vie, elle voit à la télé, sur les chaînes d’info, des journalistes éclairés alternativement en rouge et bleu par les gyrophares des voitures de police qui barrent le boulevard Delambre, situé à 100 m de « chez nous » à vol d’oiseau, dire qu’il ne se passe rien. Evidemment, il ne se passe jamais rien boulevard Delambre. Ah si, il y a quelques jours, on y a trouvé la planque d’un terroriste, un type nommé Kriket.

Doumia et sa famille étaient donc les voisins de ma mère. Des voisins adorables, pas le genre à passer dans les émissions de Julien Courbet. Au fil des années et de la fréquentation de ces voisins qui l’invitaient à fêter la rupture du jeûne du ramadan, qui venaient s’enquérir de sa santé ou lui demander si elle avait besoin de courses, ma mère qui pourtant était raciste comme beaucoup de sa génération l’étaient, c’est-à-dire sans vraiment s’en rendre compte, par exemple elle disait « les Nord-Africains », parce qu’elle trouvait le mot « Arabe » vulgaire et « les gens de couleur », car elle considérait le mot « Noir » comme insultant, ma mère donc, qui était raciste, lors de l’une des conversations que j’ai eues avec elle, me dit : « Elles sont tellement gentilles, mes petites voisines nord-africaines. » Mais le ton sur lequel elle avait prononcé ce terme n’avait plus rien de péjoratif. Ma mère mourut quelques jours plus tard d’un cancer du poumon, mais grâce à Doumia elle est morte guérie du cancer raciste. A cet instant de votre lecture, vous pensez sans doute : Carlier va nous faire le coup du « pas d’amalgame », il va nous expliquer que la majorité des musulmans vivent un islam pacifique et apaisé… Non ! je vais vous dire tout ce que je sais d’Argenteuil. Je vais éviter le confort de la bien-pensance, malgré les tartuffes à l’affût de la moindre phrase politiquement incorrecte pour te faire basculer dans le sac à fachos où ils ont mis Finkielkraut et Onfray.

Argenteuil n’est pas Molenbeek, certes, mais ce n’est pas non plus le pays des Bisounours. Argenteuil, c’est Colombes, Bezons, La Garenne, Nanterre, comme n’importe quelle ville de l’ancienne banlieue rouge, c’est une ville qui a peur car chacun sent qu’il va s’y passer des événements qui vont marquer l’Histoire.

VILLE D’IMMIGRATION

Argenteuil, ville ouvrière, a toujours été une ville d’immigrationPendant des décennies, Argenteuil constitua l’un des bastions de la banlieue rouge qui entourait Paris. Les communistes remportaient toutes les élections. Mais c’était l’époque des Trente Glorieuses, du plein-emploi, et en cet âge d’or, en cette époque d’essor industriel, ces villes de banlieue, riches de la taxe professionnelle que leur apportaient les nombreuses usines, créaient de nombreux équipements sportifs et socio-culturels, des colos pour les mômes, des centres de santé gratuits, au point que mes parents, qui vouaient un culte au général de Gaulle et votaient à droite lors des élections nationales, donnaient leurs voix au candidat communiste à chaque scrutin municipal, d’autant que ce candidat, Victor Dupouy, ancien ajusteur que le Front populaire avait porté à la mairie d’Argenteuil en 1936 et qu’il occupa jusqu’en 1976, était lui aussi notre voisin. Cet homme vivait avec sa sœur. Cette dernière ouvrait le portail du jardin à 7 h 50, il sortait avec sa traction puis avec sa DS 19 pour la mairie, et le soir à 20 heures Mlle Dupouy ouvrait à nouveau le portail et son frère rentrait dix minutes plus tard. Cet homme a consacré sa vie à Argenteuil et à son idéal. Il est mort en croyant au bilan globalement positif du communisme décrété par Georges Marchais.

Argenteuil, ville ouvrière, a toujours été une ville d’immigration. Avant la dernière guerre, le développement industriel fit venir les Italiens et les Espagnols, dont mes grands-parents fuyant le franquisme. Après la guerre, pendant les Trente Glorieuses, les Italiens et les Espagnols étaient devenus agents de maîtrise ou avaient créé leur propre entreprise artisanale, et les entreprises qui manquaient de personnel non qualifié firent de nouveau appel à l’immigration. Comme la situation économique en Espagne et en Italie n’incitait plus les ouvriers à quitter leur pays, on fit venir des Maghrébins. La France traversait à cette époque une crise du logement, alors on les logea dans des bidonvilles sinistres, édifiés dans des zones non constructibles, sur des terrains insalubres, comme celui du Marais, tout près de chez moi.

Epuisés par une nuit de terreur, les habitants du bidonville allaient pointer chez DassaultLe Marais, c’était l’ancien parc du château de Mirabeau détruit par les Allemands pendant la guerre et dont seule subsistait la porte d’entrée du domaine, classée aux Monuments historiques, un majestueux portail voûté en pierre de taille, restauré et entretenu, et qui, de façon surréaliste, ouvrait sur des suites de cabanes aux murs constitués de carreaux de plâtre, de briques de mâchefer et de planches de chantier. Au milieu des allées, entre chaque rangée de cabanes, coulait un filet d’eaux usées. Nous avions surnommé Venise cet entrelacs de baraques car, après chaque pluie, il baignait plusieurs jours dans des mares. Je me souviens que M. Grillet, professeur d’histoire au collège Paul-Vaillant-Couturier d’Argenteuil, lors d’une sortie scolaire, nous emmena voir la porte du château, et cita la célèbre phrase prononcée par Mirabeau : « Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes », pendant que, de l’autre côté de la porte, des Maghrébins nous regardaient incrédules, les pieds dans la rigole d’eaux usées qui traversait le bidonville.

Chaque époque a ses terrorismes. Je me souviens qu’enfant, chaque nuit, je tremblais de peur dans mon lit, après avoir été réveillé par l’explosion des grenades que l’OAS balançait sur le bidonville du Marais ou les rafales d’arme automatique du FLN qui passait dans les baraques percevoir l’impôt de la guerre. Epuisés par une nuit de terreur, les habitants du bidonville allaient pointer chez Dassault en baissant la tête devant l’agent de maîtrise en blouse blanche, qui les accueillait à la pointeuse en disant : « Dis donc, toi, le Crouille, t’as encore fait la bamboula toute la nuit. »

« RACAILLES HALAL »

A côté de la cité, juste en face de l’usine Dassault, une autre usine, désaffectée, a été transformée en mosquée. Etrangement, sur le terre-plein devant l’usine Dassault un Mirage a longtemps été pointé sur la mosquée. Aujourd’hui, l’usine à prier a été détruite pour laisser prochainement la place à une grande mosquée. Dassault a enlevé son Mirage. La porte du château Mirabeau existe toujours. Aujourd’hui, à la place du bidonville, il y a un stade. De l’autre côté de la rue, une petite cité aux murs bleus bardés d’antennes satellites où vivent les petits-fils des Vénitiens. On les appelle les « racailles halal ».

« On ne reconnaît plus notre ville. » Je n’ai cessé d’entendre ce leitmotiv y a quelques semaines, dans cette librairie d’Argenteuil où je signais un bouquin. L’assistance était constituée de quinquas et de sexagénaires argenteuillais pure souche, avec cet accent qui n’est pas vraiment l’accent parigot, une gouaille de loubard, des néologismes consistant à finir les mots en «ade», par exemple, j’ai fait une dormade. Ces gens-là, qui respirent le prolétariat, le militantisme syndical, la Fête de l’Huma, les auto-tamponneuses, les dimanches au Moulin de la Galette, et Jimi Hendrix au Cadran, à Colombes, qui ont traversé la vie avec des idées humanistes sont en train de passer du Parti communiste au Front national.

« On ne reconnaît plus notre ville, Carlier, pourquoi ils ne disent pas à la télé ce qui se passe vraiment ? Pourquoi on n’ose pas raconter l’histoire de la boucherie-charcuterie des Champioux qui avait une rôtissoire sur le trottoir où tournaient des poulets et des rôtis de porc que des racailles halal ont renversé sur le trottoir en insultant les Français et en louant un Dieu qu’ils ne connaissent pas, forçant le boucher des Champioux à vendre son fonds à un prix dérisoire et que sa boucherie-charcuterie-traiteur-comestibles est devenue une boucherie halal, enfin j’imagine, car, sur la devanture, tout est écrit en caractères arabes ? »

« On ne reconnaît plus notre ville, pourquoi ils ne disent pas que les politiques se foutent de notre gueule, que Sarkozy est venu sur la dalle dire « Vous voulez qu’on vous débarrasse de cette racaille ? » et qu’il n’a rien fait, que les racailles sont en pleine forme, regarde-les, Carlier, qui passent en BM, pour aller dans des salles de gym, lever de la fonte avant d’aller ramasser le fric de la dope. Chirac, Le Pen, ils sont tous venus, mais le pire de tous, c’est quand même Valls, parce que lui n’a pas fait que passer. Il a été élu à Argenteuil, il fut premier adjoint au maire de 1989 à 1998, c’est-à-dire au moment du déclin du Parti communiste, là ou le PS avait une place à prendre, mais, accaparé par ses manœuvres politiques au sein du PS, il n’a rien foutu à Argenteuil, laissant le Front national faire les escaliers des cités et jouer sur la peur. Valls a abandonné Argenteuil pour aller se faire parachuter dans une élection sans risque à Evry. C’est une faute historique. »

« On ne reconnaît plus notre ville, Carlier, pourquoi on n’a jamais dit que Fillon avait inauguré une mosquée salafiste ? »

Là, j’ai protesté immédiatement, car cette histoire de mosquée salafiste est une légende urbaine propagée par l’extrême droite locale. Cette mosquée, c’est celle où vont prier Doumia et sa famille. Elle constitue d’ailleurs comme un symbole de l’histoire contemporaine d’Argenteuil, puisqu’elle a été aménagée dans les murs d’une ancienne succursale Renault au sein de laquelle j’ai occupé, dans une autre vie, des fonctions administratives à la fin des années 70. Au rez-de-chaussée à gauche, il y avait le grand hall des véhicules d’occasion, où des vendeurs qui ressemblaient à Bernard Tapie refourguaient à des Maghrébins qu’ils tutoyaient des R16 à bout de souffle en leur disant : « Quand tu arriveras avec ça au bled, tu seras le roi du monde. » A droite, le garage, où les ouvriers musulmans faisaient la prière dans un coin de l’atelier, en orientant vers La Mecque les tapis de sol des Dauphine qui partaient à la casse.

Aujourd’hui, mon ancien bureau abrite probablement un imam dont je me demande s’il a conservé le yucca qui m’avait été offert par le service comptable à l’occasion de mon anniversaire. Et l’histoire de ce bâtiment, c’est l’histoire de France des soixante-dix dernières années. A la fin de la dernière guerre, les usines Renault sont nationalisées en raison de la collaboration de la société avec l’occupant. Puis en Mai 68, Renault constitue le symbole des « événements », comme on disait, et ses établissements sont occupés par leurs ouvriers parmi lesquels de nombreux OS immigrés. Les étudiants que nous étions allaient parler aux ouvriers de « gouvernement populaire » et d’« autogestion », les ouvriers se foutaient de notre gueule, et puis les gros bras de la CGT nous chassaient. On se souvient de Jean-Paul Sartre vendant la Cause du peuple puis se hissant sur un bidon pour mieux haranguer des ouvriers incrédules. Aujourd’hui, dans l’ancienne succursale Renault, on ne prie plus dans un coin d’atelier sur des tapis de sol de Dauphine.

« On ne reconnaît plus notre ville, Carlier. Regarde la grand-rue, y a plus que des épiceries arabes, des kebabs, des boutiques Internet pour l’Afrique. A Argenteuil, il y a des quartiers que des types en kippa ne peuvent pas traverser, des types efféminés non plus ou des filles en minijupe pas davantage et dans les épiceries de l’avenue Henri-Barbusse on ne voit plus que des femmes voilées. »

LA GUERRE A DÉJÀ COMMENCÉ

Je n’ai pas eu le courage de leur expliquer que, s’ils avaient en partie raison, la théorie du grand remplacement était un pur fantasme, que si le gouvernement laissait croire à la possibilité d’une insurrection musulmane en France, en insistant sur l’état d’urgence, c’était pour faire oublier, outre son incapacité à résoudre les problèmes sociaux et économiques, que c’est ce gouvernement de gauche qui aura fait basculer le pays dans la mondialisation avec plus de brutalité encore que n’aurait osé le faire la droite.

Je pense à eux avec mélancolie. Ils se trompent parce qu’on les a trompés.Quand j’ai quitté la librairie, un jeune type m’a retenu par le bras. « Je vais te raconter un truc, Carlier. A la limite d’Argenteuil et de Bezons, ils ont inauguré en grande pompe il y a quelques années un bâtiment construit par Jean Nouvel. Le truc vieillit mal, tombe en morceaux, mais déjà, le jour de l’inauguration, on voyait que c’était une merde, alors j’ai dit à Jean Nouvel : « Vous pourriez vivre dans cet immeuble, vous ? » et le type m’a répondu : « Moi, je ne vivrais jamais à Argenteuil. » Je lui ai répondu : « Le problème est là. Les hommes de pouvoir sont prêts à mourir pour Argenteuil, mais pas à y vivre. » »

Je pense à eux avec mélancolie. Ils se trompent parce qu’on les a trompés. A Argenteuil, de part et d’autre, il y a désormais des Lacombe Lucien, le héros du film de Louis Malle, jeune homme paumé, qui au début de la dernière guerre ne savait pas dans quel camp était le bien, il aurait pu être résistant, et pour une humiliation il devint milicien.

Il y a en ce moment des Lacombe Lucien partout en France, qui ne savent pas de quel côté est la résistance ni de quel côté est la collaboration, mais le plus grave, c’est que, s’il y a des Lacombe Lucien, c’est que la guerre a déjà commencé.

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