Dépassant une image controversée, le pourfendeur de la malbouffe laisse derrière lui un message politique percutant. Il appartient au citoyen consommateur de prendre son destin alimentaire en main et de résister.
Associer Jean-Pierre Coffe à Jean Moulin, n’est-ce pas terriblement déplacé ? Surtout dans un journal qui n’a pas eu de mots assez durs pour dénoncer l’alliance contre nature entre le pourfendeur de la malbouffe et une célèbre marque de hard discount. Celui qui, trente ans durant, avait, à juste titre, fustigé les méthodes de la grande distribution venait nous expliquer de but en blanc que «Leader Price, c’est bon et c’est pas cher !» De quoi désarmer tous ceux qui avaient cru en la parole du maître et en faisaient profession de foi. Et, si Coffe n’en était pas à sa première outrance ni à sa dernière provocation, le franchissement de la ligne avait un arrière-goût de mauvaise blague.
Etonné, parfois blessé, par la virulence des indignations, notamment celles provenant de ses disciples, il s’expliquera plus tard sur le sens de sa démarche. Sur le fond, l’initiative était louable : accompagner le système distributeur vers une moralisation de ses pratiques pour permettre aux milieux les plus défavorisés d’accéder, pour pas cher, à des produits de qualité. Enjeu plus que jamais d’actualité. Mais, sur la forme, une erreur politique en apportant sa caution médiatique à une enseigne symbolisant ce qu’il peut y avoir de pire dans le genre et qui est loin d’avoir prouvé la sincérité de sa démarche.
Une fois de plus, le trublion grincheux aura eu 20 ans d’avance.
Un jour, quand les conditions seront réunies et que le lobby de la distribution, fléau temporel qui démontre chaque année qu’il n’est pas disposé à la moindre concession, aura fait son chemin de Damas, l’idée de Jean-Pierre Coffe se révélera fructueuse. Une fois de plus, le trublion grincheux aura eu vingt ans d’avance et nous aura montré la voie. On a le droit d’avoir raison trop tôt sur le principe et de se planter dans les faits. Ces chemins-là se font à deux et, pour l’heure, la partie adverse se montre plus agressive que jamais en matière de strangulation du producteur, malgré des maquillages de façade (rayons bio, gammes de terroir, produits locaux) derrière lesquels les grandes surfaces tentent d’affiner leur image. Ce n’est certes pas ici que nous clorerons le débat.
Donc, entre ici, Jean-Pierre Coffe, dans ce panthéon des simples citoyens qui auront apporté à cette vieille nation les raisons d’être fière de ce qu’elle est. Depuis trente ans que des élites, toutes aussi détentrices d’ambitions et de solutions stériles, ne cessent de clamer leur dévotion au peuple, il est des femmes et des hommes qui, sans tricher, ni mentir, ni promettre, ni trahir, ont plus fait pour l’avenir de la France que ces génies de la politique et ces prodiges de l’économie qui insultent la démocratie et abîment la République. Quand la parole n’est plus que posture, la gouvernance bascule dans la forfaiture.
Artiste de l’existence, saltimbanque du destin, acrobate de la scène, Jean-Pierre Coffe fut un personnage aussi adulé que controversé, mais nous ne retiendrons que l’homme habité par ses passions culturelles et mu par ses pulsions sensorielles. Il n’était certes pas un saint, loin de là, et sa vie fut parsemée d’accrocs, mais ce qu’il nous laisse en héritage est infiniment supérieur aux revers de médaille qu’il a pu accumuler. Et que l’on nous dispense ici du cliché voulant qu’on encense toujours les méchants une fois qu’ils sont morts.
Le bonhomme pouvait être cruel avec ses proches et mortel avec ceux qu’il n’aimait pas
Entre deux diatribes et trois éclats, le bonhomme pouvait être cruel avec ses proches et mortel avec ceux qu’il n’aimait pas. Il n’épargnait personne quand l’orage de ses colères foudroyait une cible avec les mots qui tuent. Mais quand il consacrait une grosse partie de ses revenus à la construction d’un puits au Burkina Faso ou d’une école à Madagascar, parmi d’autres initiatives humanitaires ou sociales en Afrique ou en Europe, il fermait sa gueule et n’aurait pas supporté l’idée de se faire mousser. A l’heure où pas un intellectuel engagé dans le droit rentable d’ingérence ne peut se déplacer sur les fronts médiatiques sans une caméra, cette pudeur relève de la noblesse.
Et puis il y a le Coffe magistral, celui qui, le premier, et longtemps le seul, sous les railleries, les quolibets moqueurs et les anathèmes bien-pensants, interpellait la société sur ce qu’elle mettait dans son assiette. Celui qui d’un acte naturel vital dont personne ne soupçonnait vraiment les dérives a fait une cause sociétale. Tourné en dérision pour ses mimiques et ses éructations quand il expédiait une tranche de salaison suspecte à l’autre bout du plateau de télé, c’est à lui que nous devons l’ébranlement de la malbouffe dans les consciences. C’est à lui que nous devons la possibilité de traiter les empoisonneurs de salauds et les marchands du Temple de la tambouille, de voyous. C’est à lui que nous devons cette dialectique qui a pu introduire la polémique et la controverse dans un univers jusque-là confiné au miam-miam et au glouglou pépères.
«Avaler sans goûter n’est que ruine du palais», a écrit Jacques Puisais, concepteur des classes d’apprentissage du goût en milieu scolaire, «Ça se bouffe pas, ça se mange» précisa sur France Inter sept ans durant Jean-Pierre Coffe dans la meilleure émission traitant de ces thèmes que la radio française ait jamais diffusée. Soixante bouquins ont accompagné la démarche, plus ou moins pertinents, plus ou moins recyclés, dont quelques-uns furent et restent des documents fondateurs du discours portant sur la façon dont les Français doivent se nourrir.
D’Au secours le goût, édité en 1992, à son Almanach gourmand, publié en novembre 2015, dans lequel il propose un menu bon et pas cher pour chaque jour de l’année (Flammarion, 19,90 €), en passant par A vos paniers (1993), De la vache folle en général et de notre survie en particulier (1997), Consommateurs, révoltons-nous (2004), Paysans, nos racines (2004), Arrêtons de manger de la merde (2013), plus nombre d’ouvrages purement gastronomiques où il partageait sa délectation pour les produits du terroir et les recettes populaires, Jean-Pierre Coffe a voulu que le «con-sommateur» devienne un «consomme-acteur» et prenne en main son avenir alimentaire. Au vu de l’immensité du travail qu’il reste à faire, la mission est partiellement accomplie. Mais qu’importe, il savait que le bon ver était dans le fruit et que cette inépuisable énergie à bousculer les dogmes et l’establishment puis à ruer dans les brancards de la résignation consumériste ferait des petits.
Et si sa personne peut encore susciter des états d’âme chez certains, du fait d’épisodes complexes, comme ses deux restaurants parisiens dont la faillite mit quelques fournisseurs en difficulté, et lui, sur la paille, son bilan reste considérable. Là où des leaders de la pensée et de la politique, solennels et respectés, n’auront laissé derrière eux que le vide et la frustration de promesses non tenues, cette grande gueule aura, elle, avec ses campagnes et ses propagandes, sa faconde et sa persévérance, montré un peu plus d’efficacité que nombre de ministres fossoyeurs de leurs propres projets. Tout flibustier de la gamelle ou farfadet du rata insurgé qu’il pouvait être, il sera parvenu à hisser les questions nutritionnelles à un niveau inespéré pour l’époque. Son rôle, parmi d’autres, dans l’établissement du statut d’artisan boulanger par la loi Raffarin en mai 1998 fut déterminant. Celui qui a réhabilité le vrai pétrin n’a-t-il pas mérité de la patrie ? Il en rirait. N’enfermons pas Jean-Pierre Coffe dans les caricatures qu’il se plaisait à cultiver pour faire mouche, les services qu’il a rendus au pays par sa pugnacité à politiser les enjeux de consommation sont immenses.
C’est par lui que nous avons compris que manger, c’est voter. Et c’est avec lui, aussi, que nous crions «A table citoyens !» Merci, monsieur Coffe.
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