La France des divorcés vue du train

Hier réservé aux TGV des vacances pour rejoindre les grands-parents, le service SNCF Junior & Cie transbahute désormais chaque week-end des milliers d’enfants de divorcés. Un observatoire de choix pour analyser certaines évolutions… et, côté entreprises, un business lancé à grande vitesse !

« Le train m’a sauvé la vie. » Julie*, 33 ans, est une rescapée des séparations compliquées. La jeune femme a quitté la région parisienne l’an dernier pour s’installer en Alsace avec son nouveau compagnon. Elle pensait que sa fille, Zoé, 8 ans, pourrait la suivre et avait inscrit l’enfant dans une école locale. Patatras : une semaine avant la rentrée scolaire, le juge aux affaires familiales a confié la garde de Zoé à son père, et autorisé sa mère à la prendre un week-end sur deux. « Le jugement spécifiait même que je devais la récupérer, en personne, le vendredi soir à la sortie des classes et la remettre, en personne, à son père le dimanche soir », détaille Julie de sa voix frêle. Colmar-Paris-Colmar-Paris-Colmar en deux jours… Soit vingt-cinq heures de voiture ou deux allers-retours en train pour aller chercher la petite, la ramener dans l’Est, repartir avec elle le surlendemain et rentrer seule. Infernal. Comme des milliers de parents géographiquement éloignés, cette maman s’est plongée dans les arcanes d’un service peu connu de la SNCF, Junior & Cie, qui permet aux enfants de 4 à 14 ans de voyager accompagnés. Un service dont le succès grandissant dessine en creux une nouvelle géographie de la France du divorce.

Trouver le bon train du vendredi soir

C’est un fait largement ignoré, mais rien n’interdit d’asseoir un enfant dans un train et de le faire voyager seul, quel que soit son âge. Le mineur reste alors sous la responsabilité de ses parents. En cas d’incident de parcours ou d’absence d’un adulte à l’arrivée, le contrôleur est tenu de remettre le petit passager à la police ou à la gendarmerie. Pour éviter ce genre de désagréments, la SNCF avait inventé en 1974 le billet « Jeunes voyageurs service » (JVS) qui permettait aux enfants d’être accompagnés, mais uniquement pendant les congés scolaires. « A l’époque, on ne le proposait que sur les grandes radiales, type Paris-Marseille. C’était le train des vacances pour aller voir les grands-parents », rappelle Chrystel Raharijaona, la directrice générale des services TGV. Sauf qu’en quarante ans la bonne vieille cellule familiale a pris un sacré coup de canif : le nombre des divorces est passé de 39 000 en 1970, à plus de 130 000 en 2010 – année où Junior & Cie a pris le relais de JVS. Avec, au milieu, un paquet de bambins partagés entre deux foyers.

Deux tiers des divorces impliquent au moins un enfant mineur.Les études sur la recomposition des familles sont rares. La dernière en date, publiée par l’Insee en février 2015, est originale car fondée sur les déclarations d’impôts des parents. Une mine d’informations pour les statisticiens (Carole Bonnet, Bertrand Garbinti et Anne Solaz) auxquels Bercy n’a donné, hélas, accès qu’à une seule année fiscale. Qu’y apprend-on ? Deux tiers des divorces ont impliqué au moins un enfant mineur en 2009, soit 152 200 enfants concernés. Dans la majorité des cas (76 %), le ou les enfants ont été confiés à la garde exclusive de leur mère, contre 9 % à leur père et 15 % en résidence alternée. Près d’un enfant sur deux a changé de logement après le divorce. Mais ils ne sont que 5 % à être partis dans un département limitrophe à celui de leur père, et 6 % « ailleurs ». Difficile de dire, faute de chiffres plus récents, si ces éloignements géographiques ont augmenté depuis 2009. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que Junior & Cie est entré dans le quotidien d’un nombre croissant d’anciens couples, au même titre que le coucou du soir par Skype ou le suivi des menus de la cantine sur le blog de l’école.

En 2012, 190 000 enfants ont porté la casquette blanc et vert du service junior de la SNCF, avec leur prénom écrit dessus au feutre. Trois ans plus tard, ils étaient 240 000. La SNCF mène régulièrement des sondages auprès des utilisateurs pour étoffer le nombre de lignes. Récemment, les liaisons hebdomadaires entre Paris et Aix-en-Provence, Caen ou Toulon sont venues s’ajouter aux Lyon-Lille, Marseille-Montpellier et autres Bordeaux-Toulouse. Avec, chaque fois, le souci de trouver le bon train du vendredi soir, celui de 17 h 30 ou 18 heures, qui permet de faire voyager l’enfant juste après l’école et de lui offrir ainsi deux jours pleins auprès de son père ou de sa mère. Les réservations, simples, s’effectuent en ligne. Le billet et la fiche de renseignements, envoyés par retour de mail, sont facilement transférables à l’autre parent. Quant au calendrier des départs, il est annoncé deux ou trois mois à l’avance. « Il ne faut pas traîner car certains trains sont vite pleins. Mais, avec un peu d’organisation et d’entraînement, on s’en sort facilement », assure Julie la Colmarienne. « Plus des deux tiers de nos clients sont des couples séparés, ajoute Chrystel Raharijaona de la SNCF. A notre grande fierté, ils sont 98 % à recommander Junior & Cie ! » Un score soviétique, qui contraste avec le désamour dont fait globalement l’objet la compagnie : d’après la dernière enquête de l’UFC-Que choisir, le taux de satisfaction des usagers du train a chuté de 76 % en 2006 à 54 % en 2015.

Friandises, jeux…

« Ils parlent de tout, sans gêne, y compris de la séparation de leurs parents »Lola, 10 ans, papa parisien et maman alsacienne (une autre !), est une habituée du TGV Est. Tous les quinze jours, elle retrouve peu ou prou les mêmes compagnons de voyage. Les mêmes rituels aussi. La casquette en tissu – « trop moche ! » – qu’on enlève sitôt installé dans le train et qu’on scratche au plafond du wagon. Les bonbecs qu’on partage avec son voisin. Et les jeux organisés tout au long du trajet par l’animateur(-trice). « Surtout si c’est Absa qui nous accompagne. Parce que les autres, des fois, ils sont très mous… » cingle la fillette. Ce week-end, justement, ladite Absa est sur le pont : huit enfants, de 4 à 11 ans, à occuper pendant 2 h 20. Pêchue et méthodique, l’étudiante de 23 ans, qui fait ce job payé au Smic horaire en parallèle de son master de droit, « pour devenir avocate d’affaires », détaille les consignes : « On ne dérange pas les autres voyageurs ; on ne ferme pas la porte des WC à clé ; la tablette ou la console, c’est quinze minutes, pas plus… » Les gamins sont invités à se présenter. Thibault, le plus âgé, veut devenir « actionnaire, pour gagner plein d’argent ». Djemila aimerait faire des pâtisseries. Milo se verrait bien dessinateur de mangas. Quant à Tiphaine, elle ne sait pas trop : « J’aime travailler… – Ben tu seras travailleuse », pouffe son vis-à-vis. La glace est rompue, Absa peut dérouler. Elle sort son cahier à spirale et enchaîne les activités : brainstorming par équipe (« Citez-moi 10 pays d’Afrique. Et n’oubliez pas le mien, hein ! Le Sénégal »), jeu du loup-garou, concours de mimes… L’animatrice, qui travaille depuis un an et demi pour City One, une grosse agence spécialisée dans les métiers de l’accueil et prestataire exclusif de la SNCF, maîtrise son sujet : « Je préfère créer du collectif que laisser les enfants rivés à leur iPad. En jouant ensemble, ils apprennent vite à se connaître. Ils parlent de tout, sans gêne, y compris de la séparation de leurs parents. Si les plus petits pleurent parfois au départ du train, ça ne dure pas longtemps : l’effet de groupe prend vite le dessus. »

« Faites-moi un papier, faites-moi une attestation ! »Responsable à City One des 4 000 accompagnants référencés – dont 400 actifs tous les week-ends et les vacances scolaires -, Matthieu Gillery a commencé comme animateur sur le TGV Atlantique. Il se souvient de ce gosse qui devait descendre à Rennes et que sa mère n’avait, volontairement, pas mis dans le train. « Le père était furieux, raconte-t-il. Il me répétait : « Faites-moi un papier, faites-moi une attestation ! » Je lui ai dit que nous n’étions pas habilités à cela, qu’il devait plutôt se rendre au commissariat. Les histoires de ce genre, heureusement, sont rares. La plupart du temps, la relation avec les parents est très amicale. Certains avaient même enregistré mon numéro de portable : ils m’appelaient pour me prévenir en cas de retard de leur RER. »

Chaussures noires sans bandes de couleur, pantalon noir, T-shirt ou pull-over noir sous la chasuble Junior & Cie, maquillage discret pour les filles, pas de piercing, ni de bijoux trop voyants : la tenue des animateurs, tous titulaires du Bafa ou d’une formation équivalente, est strictement codifiée. « C’est normal : nous représentons la SNCF », rappelle Matthieu Gillery. Et ce foulard aperçu un jour sur la tête d’une accompagnatrice ? « S’il est caché sous la casquette, on tolère », explique notre interlocuteur. Qui rappelle cinq minutes plus tard, renseignements pris auprès de ses chefs : « En fait non, ce n’est pas conforme… La jeune fille que vous avez vue aurait dû l’enlever. » Une légère entorse au règlement, par ailleurs draconien.

Un moyen neutre et apaisant

Au comptoir mobile, en gare, où les parents doivent se présenter au moins trente minutes avant le départ, chaque enfant est passé à la question : « Qui vient te chercher ? Ta maman ? Comment elle s’appelle ? Tu as de quoi boire ? De quoi manger ? » Pour rejoindre le train, la formation « en tortue », façon légion romaine, se révèle la plus efficace sur un quai bondé. L’animateur – un par groupe de neuf enfants – ouvre la marche, suivi des juniors en rang deux par deux, eux-mêmes encadrés par les parents qui portent les sacs ou traînent les valises à roulettes. Des bagages qui doivent être légers, au cas où un incident obligerait la petite troupe à changer de train. Les bisous, expédiés en dix secondes, se font à l’entrée de la rame, jamais à l’intérieur. Et, à l’arrivée, les enfants ne descendent qu’à l’appel de leur nom, un par un. Le temps que l’animateur vérifie l’identité de papa ou maman et lui fasse signer la fiche, il s’écoule parfois une bonne demi-heure avant que tout le monde n’ait récupéré sa progéniture. Un mal pour un bien : « Nous avons l’obligation de garantir aux parents une sécurité maximale tout le long du parcours », précise Ivana Bacvanski, chef de produit Junior & Cie à la SNCF. A ce jour, aucun gamin n’a été perdu en route. Un cafouillage, relaté par Ouest-France, a bien eu lieu en octobre dernier. Mais si Colombe, 7 ans, partie de Paris, s’est retrouvée seule sur le quai à Vannes, c’est parce que sa mère avait rayé la gare d’arrivée mentionnée sur les documents de voyage pour y inscrire « Lorient ». « Le dispositif manque peut-être de souplesse, mais nous ne pouvons pas prendre la responsabilité de transporter un enfant en modifiant un contrat à la dernière minute », s’était alors justifié un responsable local de la SNCF. Prise en charge par un agent d’escale, la fillette a eu droit à une collation et à une BD en attendant ses grands-parents.

A ce jour, aucun gamin n’a été perdu en route.Dès lors qu’elles sont acceptées et respectées par les parents, les procédures instaurées par la compagnie ferroviaire permettent de rassurer tout le monde. Et pas seulement les adultes angoissés par l’actualité, avec son lot d’alertes attentats ou d’agressions sur mineurs. « Le passage d’un lieu à un autre peut être très déstabilisant pour un enfant, surtout s’il s’effectue dans une situation conflictuelle entre le père et la mère, rappelle la pédiatre Elisabeth Martin-Lebrun, coauteur des Enfants du divorce (Dunod). Le train installe un moment neutre que le petit passager va investir de façon positive parce qu’il sait que ses parents, en choisissant ce service, ont veillé à son bien-être. » Un sas qu’Emmanuelle Niollet, psychologue spécialisée dans les questions de mobilité et d’expatriation, voit également d’un bon œil. A condition de ne pas en faire un temps de travail scolaire : « L’oisiveté participe du voyage. Elle aide l’enfant à passer en douceur d’un foyer à l’autre. Les cahiers doivent rester dans le cartable. Il y a un temps pour les devoirs, avec papa ou maman, et un temps d’échange avec ces autres enfants qui ont en commun de partager la même vie, un week-end sur deux. Ce que les jeunes craignent par-dessus tout, et plus encore si leurs parents sont séparés, c’est d’apparaître comme différents des autres. Là, ils sont tous pareils, embarqués dans le même train, c’est apaisant pour eux. » Pas étonnant que leur premier réflexe consiste à enlever cette casquette honnie, qui les marque littéralement sur le front comme des fils ou filles de divorcés…

Un coût selon la durée du voyage

Reste, comme souvent avec la SNCF, l’épineuse question du coût. Pour un voyage inférieur à 2 h 30, comptez 35 €, en plus du prix du billet enfant. Entre 2 h 30 et 5 heures, 46 €, et 54 € au-delà. Un tarif légèrement dégressif à mesure que le nombre d’enfants augmente. Mais pas assez intéressant pour Marie, divorcée parisienne et maman de deux filles de 11 et 5 ans et d’un garçon de 7 ans, qu’elle envoie régulièrement dans sa famille, du côté de Lyon, pendant les vacances scolaires. A 168 € le forfait aller-retour pour les trois enfants, auquel s’ajoutent 140 € pour les billets, le compte n’est pas bon. « C’est trop cher pour moi, déplore cette maman. Et pourtant, j’ai la carte famille nombreuse qui m’offre une réduction de 30 % sur le prix du billet. » Du billet seulement. Car si le forfait Junior & Cie est échangeable et remboursable sans retenue jusqu’à quatre jours avant le départ, il ne fait l’objet d’aucune remise au volume, après cinq ou 10 voyages par exemple. A la SNCF, on rétorque que la prestation est facturée au juste prix – sous-entendu, sans prendre le divorcé captif pour une vache à lait -, même si l’idée d’une carte de fidélité commence à faire son chemin. En attendant, Marie s’est rabattue sur l’une des nombreuses formules alternatives qui ont vu le jour. Le mammouth SNCF a bien tenté un temps de jouer à l’agile gazelle sur les réseaux sociaux. Las : son Junior & Cie à la demande – les parents déposaient leurs souhaits pour un trajet précis sur une page Facebook dédiée et la compagnie dépêchait un animateur dès lors que le quota d’enfants était atteint – a fait long feu. Contrairement au divorce, qui le devient de plus en plus, le train n’est pas encore à la carte.

​* Les prénoms des parents et des enfants ont été modifiés.

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