Frédéric Lordon, tribun malgré lui

Il le refuse, le rejette de toutes ses forces, et pourtant, Frédéric Lordon, l’économiste hétérodoxe devenu philosophe, est bien devenu l’une des figures du mouvement Nuit debout. Retour sur une semaine qui l’a vu s’imposer.

Ce mercredi 30 mars, à la faculté de Tolbiac, dans le fameux amphi N, l’ambiance commence à retomber. A la tribune de ce meeting, des interventions trop longues, trop sectorielles, ont embrumé quelque peu les esprits. La modératrice demande de conclure les débats à Frédéric Lordon, spécialiste de Spinoza, tenant de la démocratie souveraine contre l’ordo-libéralisme allemand. «On raconte souvent que la France n’exporte pas, c’est une immense connerie ! Nous exportons des biens de très haute valeur, bien plus que des parfums ou des sacs à main LVMH…», entame-t-il. Dans la salle, les uns se redressent sur leurs bancs de bois, les autres réclament le silence, certains, qui avaient piqué du nez, ouvrent un œil distrait.

OBJECTEUR DE CONSCIENCE

L’universitaire poursuit, avec ce phrasé si particulier, précieux, presque : «Lorsque David Cameron est arrivé au pouvoir, il a augmenté de façon faramineuse les droits d’inscription des universités. Il s’en est suivi des manifestations considérables dans Londres. Et savez-vous ce que les étudiants […] chantaient en slogan ? interroge-t-il, avant de répondre, avec un accent faussement anglais : « Tous ensemble, tous ensemble ! »» La salle s’enflamme, les applaudissements fusent, les étudiants reprennent en cœur le slogan en y ajoutant «grève générale».

Le lendemain, place de la République, lors de la première Nuit debout, l’assistance découvre ce tribun consommé qui explique d’abord que les mouvements n’ont pas besoin de «prise de parole personnelle. […] Le comité d’organisation m’a un peu poussé au cul sur la scène», confesse-t-il. «C’est pas grave, vas-y», lui lance un manifestant. «Il est possible qu’on soit en train de faire quelque chose !» commence-t-il. La place répond par des hourras et des applaudissements. Après avoir dénoncé cette loi qui donne à «l’arbitraire du capital des latitudes sans précédent» et «qui généralise la violence néolibérale qui frappe indistinctement toutes les catégories du salariat», Lordon porte l’estocade : «Merci, vraiment, El Khomri, Valls, Hollande, d’avoir poussé si loin l’ignominie que nous n’avons plus le choix que de sortir de notre sommeil politique.»

Dimanche 34 mars, selon le calendrier particulier des occupants de la place de la République, le 3 avril pour le commun des mortels, l’hétérodoxe prend la parole lors d’une assemblée générale. L’orateur, le harangueur des foules, se mue cette fois-ci en objecteur de conscience : «Nous n’occupons pas pour occuper. Nous occupons pour atteindre des objectifs politiques. […] Il faut que nous nous méfiions de notre entre-soi. Nous sommes tous ici assez homogènes.» Lui veut qu’il y ait plus d’ouvriers, d’agriculteurs, de syndiqués, de chauffeurs de taxi, même. «Mon rêve, c’est que l’on établisse ici, en miniature, le tableau de la France en état de révolte, de la France en état de sédition.» Ovation garantie.

Il a beau s’en défendre, Frédéric Lordon, depuis le début du mouvement, apparaît aux yeux de ces citoyens debout comme un personnage clé. «Un garant», confie l’un d’eux. Il y apporte son talent d’orateur, son corpus idéologique et des objectifs qui vont bien au-delà de la loi Travail. Lui, pourtant, rejette tout qualificatif. Lordon refuse les entretiens. Trop exposé ces derniers temps, écrit-il, il ne souhaite pas apparaître comme le chef de file d’«un mouvement qui n’en a pas». Leader du mouvement, peut-être pas. Tribun, assurément. Ces multiples interventions en témoignent. «Lordon va avoir un rôle important dans cette mobilisation, c’est juste qu’il ne le sait pas encore lui-même», affirme une militante associative. Peut-être attend-il son heure, tout simplement…

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