Avec l’initiative de la « Nuit debout », un groupe de citoyens autour du magazine Fakir et de l’économiste Frédéric Lordon a ouvert un espace qui a permis aux citoyens d’échanger, d’exprimer leur indignation, de rêver ensemble à un autre monde et à une « convergence des luttes » qui reste à construire.
Début mars encore, le mouvement contre le CPE (Contrat Premier Embauche) de 2006 s’imposait comme le référent à l’aune duquel penser et évaluer le début de la mobilisation des jeunes contre la loi du travail. Comme il y a 10 ans, le projet de loi contesté se propose de flexibiliser le marché du travail. Le référent est d’autant plus prisé que ceux qui manifestent aujourd’hui espèrent avoir le même succès que leurs prédécesseurs dix ans plus tôt qui avaient obtenu le retrait du projet de loi.
Depuis le début du mouvement, un autre référent s’impose bien davantage lorsqu’on prête l’oreille aux interventions dans les AG étudiantes et en discutant avec les jeunes manifestants : les mouvements des indignés et d’Occupy du début des années 2010. Il est devenu explicite avec les « Nuits debout » qui ont rassemblé plusieurs milliers de personnes sur la Place de la République.
Dès la fin février, tous les ingrédients semblaient réunis pour que surgisse un « mouvement des indignés à la française », semblable à ceux qui ont marqué le printemps 2011 dans la péninsule ibérique et qui continuent de transformer l’Espagne et le Portugal. Avec l’initiative de la « Nuit debout », un groupe de citoyens autour du magazine Fakir et de l’économiste Frédéric Lordon a ouvert un espace qui a permis aux citoyens d’échanger, d’exprimer leur indignation, de rêver ensemble à un autre monde et à une « convergence des luttes » qui reste à construire.
Une frustration latente ne suffit pas à déclencher de grandes mobilisations. Un élément déclencheur est nécessaire. Une « étincelle » qui va mettre le feu aux poudres et donner le timing d’une première séquence de la mobilisation. Dès début mars, il était clair que la « loi travail » n’était pas le cœur du problème pour nombre de manifestants et pour les jeunes lycéens, les étudiants et de nombreux citoyens mobilisés en dehors des organisations syndicales.
L’avant-projet de loi est devenu cette étincelle indispensable pour initier une mobilisation, dont les causes et revendications sont bien plus profondes. Il est à la fois « la goutte qui fait déborder le vase » pour des citoyens indignés et une revendication claire et largement partagée qui facilite l’extension du mouvement au-delà des cercles militants, la convergence avec des organisations et les syndicats et une visibilité dans les mass media. C’est aussi autour de cette loi que s’établit un premier calendrier de mobilisations avant que le mouvement ne soit capable de trouver sa propre temporalité. Aussi, comme le déclarait Frédéric Lordon à la tribune de la première « Nuit debout » le 31 mars :
« On ne remerciera jamais assez la loi El Komri de nous avoir sorti de notre sommeil politique. »
Ce qui distingue les mouvements sociaux d’autres mobilisations est d’être centré sur un autre projet de société bien plus que sur une revendication spécifique. Dès les premières convocations étudiantes et lycéennes pour la manifestation du 9 mars, la « loi travail » apparaissait comme l’opportunité de manifester son indignation plus que sa cause centrale. Dans les cortèges, les manifestants se disent surtout « déçus par la gauche ». C’est « contre la politique du gouvernement » et non autour de ce seul projet de loi que les tracts des collectifs étudiants appelaient à manifester le 9 mars.
En la qualifiant de de loi « Gattaz-Hollande-Valls-Macron-EL Komri », les étudiants renvoient à la collusion entre les élites économiques et politiques, qui étaient au cœur des dénonciations des mouvements indignés et Occupy en 2011. Ils rejoignent beaucoup de militants et d’intellectuels engagés de la « gauche de la gauche » (Durant & Keucheyan, 2016) ou de la « gauche du PS », notamment ceux qui ont co-signé la tribune de Martine Aubry pour lesquels cette loi vise moins à créer des emplois qu’à accentuer les inégalités et fustigent la dérive sociale-libérale du gouvernement.
L’absence d’alternative du côté de la politique institutionnelle rend le contexte particulièrement favorable au passage d’une mobilisation contre un projet de loi à un mouvement du type « indignés », qui souligne à la fois les impasses de la politique institutionnelle et propose une démocratie plus participative, centrée sur les citoyens plutôt que sur l’État et les élites politiques. Les citoyens se reconnaissent de moins en moins dans les élites politiques françaises et européennes. Le régime leur apparaît comme une « démocratie sans choix », où voter pour le Parti socialiste ou pour Les Républicains ne change guère les politiques sociales et économiques. Après la loi Macron, le débat sur la déchéance de la nationalité est venu renforcé cette conviction.
En 2011, c’est ce même constat de deux « partis de gouvernement » aux politiques très semblables et de l’absence d’alternatives satisfaisantes dans l’arène électorale qui était à l’origine du « mouvement du 15 mai » (que les journalistes français ont appelé « les indignés ») en Espagne. Alors que le terrain semblait fertile pour la gauche de la gauche, les écologistes comme le Front de gauche sont minés par les dissensions internes. Ce triste panorama conduit de nombreux Français – notamment parmi les jeunes – à choisir le Front national. Pour les citoyens progressistes, exprimer sa désapprobation dans les rues et construire « une autre politique » sur les places semble la seule option. Dans la « Nuit debout » comme lors des campements indignés, il s’agit avant tout de « se reprendre en main en tant que citoyens » et de remettre en cause la centralité de la démocratie représentative.
Bien que dans des proportions différentes, la conjoncture économique difficile et le chômage massif des jeunes est un autre point commun entre le contexte de 2011 dans la péninsule ibérique et la France de 2016.
Alors que François Hollande annonçait que « la jeunesse » serait une priorité de son mandat, les jeunes se sentent délaissés et peu écoutés et malmenés. Le rapport de France Stratégie paru ce 31 mars ne leur donne pas tort : « Les dépenses publiques sont concentrées sur les âges élevés » : 23,3 % des 18-24 ans vivaient sous le seuil de pauvreté en 2012 (contre 17,6 % en 2002), 23,4 % des 15-24 ans sont au chômage et, comme le résume Les Décodeurs (Le Monde), « Pauvreté, chômage, niveau de vie : la situation des jeunes se dégrade par rapport aux autres tranches d’âge ». La « génération précaire » est la première victime de la concentration croissante des richesses et de la flexibilisation du marché du travail.
Plus encore que leurs conditions de vie actuelles, c’est le sentiment d’être « privés de leur avenir » qu’expriment les jeunes dans les manifestations, sur la Place de la République et sur les réseaux sociaux (#onvautmieuxqueca) : « Le gouvernement veut nous faire croire que nous n’avons pas d’autre choix qu’un avenir précaire. Et c’est ça que nous refusons ». Au Portugal puis en Espagne, les collectifs « jeunes sans futur » ont été à l’origine de l’occupation des places en 2011. Cinq ans plus tard, en France, c’est encore leur droit à dessiner un autre avenir qui est en jeu.
Les réseaux « Jeunes sans avenir » étaient à l’origine des mouvements des indignés au Portugal puis en Espagne. Si les mouvements des indignés et celui des « Nuits debout » ne sont pas des mouvements spécifiquement jeunes, les jeunes en sont l’une des forces vives. Dans ces mouvements, ils se construisent et s’affirment en tant qu’individu, que jeunesse et qu’acteur de la démocratie dans leur volonté de penser le monde autrement. Comme le résume un tweet : « Nous avons besoin de penser la société de demain, avec humanisme, liberté, égalité, fraternité ».
Si l’indignation et l’envie d’un autre monde sont au cœur des mouvements sociaux, les mobilisations dépendent aussi d’une « infrastructure » qui facilite leur émergence. De ce côté également, tous les signaux sont au vert pour un printemps animé en France.
Le timing semble parfait du côté des étudiants et des lycéens. Le gouvernement ne pouvait choisir une meilleure date pour médiatiser cet avant-projet de loi fin février. Au début du second semestre, les réseaux personnels et militants sont bien construits. Les 6 à 8 semaines qui séparent l’annonce du pré-projet de loi par la ministre et les prochaines vacances laissent le temps au mouvement de monter en force, d’autant que les examens de fin d’année sont encore loin. C’est d’ailleurs à cette même époque qu’avaient surgi mai 68, la mobilisation contre le CPE en 2006 ou le mouvement des indignés en Espagne cinq ans plus tard.
Comme pour chacun de ses prédécesseurs, l’émergence de ce mouvement n’est pas aussi spontanée qu’elle n’apparaît dans la presse. Les mobilisations autour de la COP, contre l’État d’urgence ou pour défendre Notre-Dame des Landes ont permis de construire de solides réseaux et, pour les plus jeunes, des expériences militantes. Un collectif préparait depuis trois semaines la « Nuit debout » du 31 mars, notamment autour de la revue Fakir et de l’économiste Frédéric Lordon. Ces « entrepreneurs de la mobilisation » ont joué un rôle crucial pour créer l’espace dans lequel peut ce mouvement peut s’épanouir. Les tentes du collectif « Droit au Logement » légalement installées sur la Place de la République sont fort utiles à l’occupation de la place et quelques appuis discrets du monde syndical ou associatif ont grandement facilité l’organisation logistique du mouvement citoyen.
Va-t-on pour autant vers une reproduction du mouvement des indignés ? La « Nuit Debout » en emprunte les codes et certains propos, mais le mouvement devra aussi trouver sa propre voie, à la fois parce que le contexte politique est désormais marqué par la sécurité et la montée des idées et partis d’extrême droite et parce qu’il doit tenir compte de ce que sont devenus les « mouvements de 2011 ».
L’enthousiasme international du début des années 2010 pour les mouvements démocratiques dans le monde arabe et la défense de la démocratie dans le monde occidental paraît bien loin. Le climat est désormais bien plus pesant, marqué par le terrorisme, l’état d’urgence et des partis et valeurs d’extrême-droite, qui séduisent notamment de nombreux jeunes. En France et en Europe, la guerre contre le terrorisme est au sommet des agendas politiques. La Place de la République, où se réunit le mouvement du 32 mars, est au cœur du quartier marqué par les attentats du 13 novembre et en héberge le mémorial citoyen. Avec l’État d’urgence, la répression ne se limite pas aux terroristes potentiels. Des musulmans et des jeunes sont régulièrement brutalisés par la police et certaines manifestations lycéennes ont été violemment réprimées. Les forces de l’ordre ont profité de l’état d’urgence pour assigner à résidence des militants écologistes pendant la COP 21 et bénéficient d’un arsenal de moyens pour réprimer les mobilisations sociales.
D’autre part, si les campements des indignés et d’Occupy font partie de l’ADN du « mouvement de 32 mars » français, c’est aussi le cas de ce que sont devenus les acteurs qui ont porté ces mouvements en Espagne, en Angleterre ou aux États unis. Le projet de la « Nuit Debout » s’appuie sur cet héritage, mais doit également se réinventer pour tenter de dépasser certaines limites de ces prédécesseurs. Les exigences d’horizontalité et la volonté de créer une démocratie participative en dehors des sentiers de la politique institutionnelle ont confronté les acteurs des mouvements des places aux limites des mouvements faiblement structurés. Comme le résume Lilian Mathieu dans La démocratie protestataire dans son analyse des convergences militantes en France, ces mouvements ont « une grande capacité à impulser des mobilisations mais sont inaptes à les clore, puisqu’ils ne peuvent négocier et signer des accords de sortie de conflit et ne jouissent pas de la légitimité que fournissent les mécanismes d’élection et de représentation.«
Est-il possible de « changer le monde sans prendre le pouvoir », à partir de ses propres pratiques et de la vie quotidienne, ou faut-il au contraire « occuper l’État » et entrer dans la joute électorale pour ne pas laisser la place à ceux qui sont dénoncés par les mouvements ?
Certains activistes des mouvements de 2011 ont décidé de franchir le pas et de s’engager dans l’arène de la politique institutionnelle. En 2011, les indignés espagnols et les collectifs « Occupy » rejetaient clairement ces possibilités. Depuis, certains ont été à l’origine des succès électoraux de Jeremy Corbyn, triomphalement élu à la tête du parti travailliste anglais à l’automne 2015 et de Bernie Sanders, au cours de l’investiture démocrate aux États-Unis. L’émergence du parti « Podemos » en Espagne est à la fois la suite et l’inversion du mouvement des indignés. Il montre que des débouchés politiques sont possibles, mais en passant « de l’indignation à l’organisation », Pablo Iglesias et ses collègues ont aussi trahi certaines des valeurs fondatrices, comme le refus des leaders, la primauté de la dynamique citoyenne ou la participation du plus grand nombre aux décisions.
Ailleurs, après un début de décennie marqué par les espoirs d’une jeunesse qui descendait d’en les rues pour réclamer plus de démocratie, de justice sociale et de dignité en s’appuyant notamment sur la culture et les pratiques des mouvements alteractivistes horizontaux, leurs mouvements ont eu à faire face au rapport de force avec les acteurs de la politique traditionnelle. Dans de nombreux pays, et particulièrement en Turquie et en Égypte, les acteurs des « mouvements des places » sont aujourd’hui victimes d’une répression violente.
Le « mouvement du 32 mars » qui a émergé ce week-end devra inventer sa propre voie et construire à la fois sur les succès et sur les limites de ses prédécesseurs. Sans préjuger de l’avenir de ces mobilisations, parvenir à rassembler des milliers de citoyens de toutes les générations et réaffirmer qu’un « autre monde est possible » et qu’il existe des alternatives progressistes centrées sur la démocratie, la justice sociale et la dignité constitue déjà un succès considérable dans un contexte pesant marqué par es régressions sociales et le contexte pesant de l’état d’urgence.
Powered by WPeMatico
This Post Has 0 Comments