La place Beauvau et Safran main dans la main, pour la peau d'un préfet

Une audience de la Cour de discipline budgétaire réunie pour juger Bertrand Maréchaux, préfet, ancien patron de l’Agence nationale de titres sécurisé (ANTS) a tourné vendredi dernier à la pantalonnade pour le ministère de l’Intérieur. « La part obscure » de ce dossier montre l’acharnement du ministère, alors occupé par Manuel Valls, pour avoir la peau du préfet Maréchaux, le tout sur fond de colère du groupe Safran, dépossédé d’un juteux contrat. Des affaires de l’Etat qui pourraient déboucher sur une affaire d’Etat. Révélations de « Marianne » et Mediapart.

Vendredi dernier se jouait devant la cour de discipline budgétaire une drôle de pièce. Pour la première fois, le ministère de l’Intérieur déférait un de ses fonctionnaires devant cette institution. Pas n’importe qui : le préfet Bertrand Maréchaux. Et pas n’importe quels faits : des écritures irrégulières pour plusieurs millions d’euros portant sur le permis de conduire sécurisé, un des programmes pilotés par ce haut fonctionnaire alors directeur de l’Agence nationale des titres sécurisés (ANTS). « La part de lumière », évoquée par le procureur, Gilles Johannet, ne laisse aucun doute sur l’issue dans cette histoire : une condamnation. Mais c’est « la part obscure » qui a occupé l’essentiel des débats, révélant une étrange volonté d’acharnement de la place Beauvau. Le haut fonctionnaire semble en effet devoir payer pour un autre dossier.

Les faits remontent à 2012. Quelques mois après son arrivée à la tête de l’Agence, plutôt que de reconduire le juteux contrat de prestations informatiques dit TES 1, conclu avec le duo Safran-Atos – pour un montant de 180 millions d’euros – Bertrand Maréchaux relance un appel d’offre. Motif : en contradiction avec le code des marchés publics : le contrat TES 2 ne portait que sur un seul gros lot. Le préfet décide donc de remettre de l’ordre et le découpe, selon les règles de l’art, en plusieurs lots.

Une incroyable mobilisation du ministère de l’Intérieur pour avoir la peau du préfet Maréchaux

Si Atos encaisse le coup, Safran vit mal d’être dépossédé de son juteux contrat. Mais alors que l’Etat aurait du remercier le préfet pour les 30 millions d’euros d’économies, induites par cette nouvelle procédure d’appel d’offre, le ministère de l’Intérieur, alors dirigé par Manuel Valls va se faire soudain le porte-voix du courroux de Safran. Particularité, cet industriel est bien connu de l’actuel Premier ministre, étant le plus gros employeur de sa ville d’Evry. Le Premier ministre a même confié récemment à Safran, en partenariat avec Airbus, les clés d’Ariane Espace. Simple hasard ? En tout cas, les documents auxquels Marianne a pu avoir accès montrent une incroyable et constante mobilisation du ministère de l’Intérieur pour avoir la peau du préfet Maréchaux. Des affaires de l’Etat qui pourraient déboucher sur une affaire d’Etat.

C’est donc le grand déballage des petits secrets de l’Intérieur qui a eu lieu vendredi. Devant une cour de discipline budgétaire médusée, le procureur Gilles Johannet n’a pas mâché ses mots.

« Ce déféré du 25 avril 2014 (en l’occurrence Maréchaux : ndlr) est le premier déféré par le ministère de l’intérieur à la CDBF. Et en première analyse, on peut ressentir une certaine fierté, une certaine satisfaction. Or l’analyse approfondie de cette affaire montre qu’il y a à la fois une part de lumière qui montre très bien les difficultés qu’a connu le marché de la sécurisation du permis de conduire sécurisé. Et puis il y a une part d’ombre, qu’il nous revient d’éclairer. Cette saisine du ministère de l’intérieur est fondée sur un rapport de l’IGA (inspection générale de l’adlinistration).

Le rapport 13100 remis en février 2014. Et son chef de service a fait référence à un deuxième rapport, précédent, le 13002, remis le 15 janvier 2013. Mais ce n’est pas tout, il y a un troisième rapport de l’IGA, encore précédent, demandé le 5 novembre 2012, sur dénonciation, mettant en cause l’action de Monsieur Maréchaux qui se termine en exonérant M. Maréchaux de toute suspicion et en dénonçant une dénonciation calomnieuse. Tout cela devient très intéressant. Trois rapports en un an. Un premier très ferme, un second, le 13 002, qui est fourni par l’IGA à la défense, qui est occulté».

La rapporteur, sorte de juge d’instruction, qui pour le compte de la cour de discipline budgétaire et financière (CDBF) a rendu des conclusions très négatives sur Bertrand Maréchaux, regarde ses souliers. Elle réalise qu’elle a été mystifiée dans sa compréhension de l’affaire.


Manuel Valls place Beauvau en 2013 – ERIC DESSONS/JDD/SIPA

L’occultation d’éléments d’un rapport par l’administration est possible dans le cadre de la communication ordinaire au public pour des informations nominatives ou relevant du secret industriel et commercial. Or cette pratique n’est pas recevable dans le cadre d’une procédure juridictionnelle. Comment en effet apprécier des faits, les discuter si il y a des trous dans la raquette? Le patron l’IGA ne pouvait l’ignorer. Il a pourtant passé outre. C’est ainsi que la défense a reçu un rapport sévèrement tronqué comportant plus de 30 occultations. C’est ce rapport «à trous» que l’avocate de Bertrand Maréchaux produira à la rapporteur chargée de l’acte d’accusation. Bref la lumière dont parle Gilles Johannet se fait sur des bases viciées.

Que cachent ces occultations ?

Flairant le mauvais coup, le procureur demande alors qu’on lui fournisse le rapport complet. Coup de tonnerre en pleine audience. Car ces occultations n’ont pas été faites au hasard. Que cachent elles ? Appelé en qualité de témoin (là encore une première), Michel Rouzeau, le patron de l’IGA va passer un mauvais quart d’heure et son sens du sacrifice en sera éprouvé. « Ces occultations introduisent-elles un biais dans la procédure, et dans l’information de la Cour ?, l’interroge malicieusement le procureur. Je voudrais donc, Monsieur le Chef de service, que nous regardions ensemble quelques unes de ces occultations, pour que vous nous donniez votre avis».  Exemple page 21 : « Les responsables successifs de la maîtrise d’ouvrage n’ont pas la dimension, l’étoffe le grade et l’ancienneté nécessaire pour assurer une tutelle d’une agence dirigée par un préfet. Et cela crée « une importante difficulté de positionnement ». Autrement dit, selon l’IGA, Maréchaux n’a pas trouvé en face de lui des fonctionnaires compétents au ministère de l’intérieur. Une pierre dans le jardin de Beauvau.

Alors même que la France s’est engagée à Bruxelles à livrer le permis de conduire fin septembre 2012. Le procureur poursuit : « Monsieur le chef de service est ce que vous considérez que cette occultation peut biaiser l’information de la cour ? ». Le patron de l’IGA baisse la tête, il sait qu’il s’est assis sur un principe fondamental : la cour ne peut disposer d’éléments qui on été cachés aux parties. La litanie se poursuit: « Page 51, là c’est toute la page qui est occultée….» La charge est trop rude. Michel Rouzeau prend sur lui. «Sur ce point, j’ai peut-être commis une erreur de droit», lâche-t-il. Son embarras est visible.

Gilles Johannet porte alors l’estocade: pourquoi le rapport de l’IGA, le 13100 qui est à l’appui du déféré du ministre, donc de l’accusation, ne comporte aucune occultation, alors que tout comme le précédant, le 13002, y sont mentionnés des noms et des éléments relatifs au cours des affaires ? « Je ne suis pas en mesure de vous donner des explications » bredouille le chef de l’IGA…. Sur les bancs réservés aux magistrats de la Cour des comptes venus assister à l’audience en observateurs, les murmures vont bon train. « C’est dingue», lâche l’un d’eux.

Pour comprendre pourquoi un rapport a été caviardé et un autre non, il faut consulter les lettres de missions des deux rapports. Le procureur s’engage : « Le rapport 13002, occulté est le seul des trois rapports qui fait un panorama complet et les occultations ont pour effet sinon pour but de supprimer ce panorama, et notamment de supprimer la responsabilité de la tutelle. Prenons la lettre de mission du rapport 13100. Elle est beaucoup plus étroite ». Signée par Manuel Valls ladite lettre ne fait plus dans le détail et pointe clairement ce qui est attendu du rapport : la mise en cause du directeur de l’ANTS. « Ce rapport là, n’est donc pas occulté, parce que cela, n’est pas nécessaire », conclut ingénument le procureur, avant de demander «un complément d’enquête»

Les accusations sur le permis de conduire sécurisé européen ne sont qu’un prétexte

Et pour cause : deux rapports de l’IGA, l’un disculpant Bertrand Maréchaux, faisant état de la responsabilité du ministère, et le dernier le mettant seul en cause. Etrange grand écart. Dans les travées de la Cour tout le monde en convient : les accusations sur le permis de conduire sécurisé européen ne sont qu’un prétexte, le vrai problème tient dans les marchés de prestations informatiques de l’ANTS : le contrat initial TES1 et son successeur TES2, respectivement 180 millions d’euros en 2008 et 140 millions d’euros en 2012. Et justement, c’est l’objet du premier des trois rapports de l’Inspection générale de l’administration, le plus ancien. Trois rapports que Marianne a pu consulter.

Voilà donc la part non pas obscure mais carrément noire de cette affaire. Devant le tribunal, Bertrand Maréchaux est visiblement ému :

«Je comparais devant vous aujourd’hui parce que, au cours du 2ème semestre 2012, j’ai eu à conduire en tant que directeur de l’ANTS la procédure d’attribution du marché dit TES2, marché de prestations informatiques de l’ordre de 140 millions sur trois ans. Pendant la préparation du marché, puis pendant tout son déroulement, un des deux membres du consortium qui s’était vu attribué en 2008 le marché TES 1 dans le cadre d’un marché global, a exercé des pressions diverses et nombreuses, et s’est livrée à des manoeuvres successives, pour que le renouvellement de ce marché se fasse à nouveau dans le cadre d’un marché globale, ce qui l’aurait inéluctablement conduit à en être l’attributaire, et non, comme à la fois le code des marchés publics et l’intérêt de l’Agence le prescrivaient, dans le cadre d’un marché par lot»

Contacté par Marianne, il n’en dira pas d’avantage. Ses accusations à l’encontre de Morpho, filiale de Safran, l’attributaire dont il tait le nom, et qui n’aurait pas apprécié de voir son précieux contrat découpé en lots, sont graves. Délire-t-il ? Pas vraiment. Le premier rapport, le plus ancien de l’IGA, porte en effet sur «la procédure de passation du marché “titres électroniques sécurisés 2” par l’ANTS», le fameux TES 2. Il valide la démarche du patron de l’ANTS : « La procédure d’allotissement retenue permet de réaliser, après l’appel d’offres, de substantielles économies pour le budget de l’Etat». Dans sa conclusion le rapport se demande « si la démarche de la société Morpho n’avait pas pour but, en faisant échec à la procédure de notification du marché TES2, de lui faire bénéficier d’avenants prolongeant le marché actuel en attendant une nouvelle procédure d’appel d’offres, par ailleurs coûteuse pour l’Etat et les autres candidats». Et enfin que «l’allégation de griefs sans fondement pourrait s’apparenter à une dénonciation calomnieuse».

Autrement dit, Morpho a tout fait pour empêcher l’appel d’offre d’aller à son terme en misant sur le fait que faute de temps pour en relancer un autre, son contrat serait renouvelé en l’état. Et quel contrat ! Parmi sans doute les plus juteux de Safran: la marge y était proche de 40%, selon les calculs de la place Beauvau.

Mais à quoi la mission de l’IGA fait-elle allusion lorsqu’elle parle de la «démarche de Morpho» ? La réponse se trouve dans les annexes du plus ancien des rapports. Samuel Fringant, alors directeur des affaires France de Morpho, adresse une lettre au secrétaire général du ministère de l’Intérieur, Didier Lallement. Lettre que Marianne a pu consultée et publiée ci-dessous. Le ton est ferme, l’accusation grave : la procédure lancée par Bertrand Maréchaux vise a exclure Morpho de l’appel d’offre. En creux, la probité du préfet est interrogée. Bref il est urgent de saisir le procureur, et pourquoi pas une enquête administrative. C’est sur la base de cette lettre que le haut fonctionnaire commande le premier rapport de l’IGA sur les contrats TES2. En totale rupture avec l’usage qui donne ce seul pouvoir de commande au ministre ou a son directeur de cabinet, c’est lui qui signera de sa main la lettre de mission.

Datée du 30 octobre 2012, cette lettre de Morpho qui vise donc «à faire échec» à cette notification», est en réalité la deuxième salve contre l’appel d’offre. La première a eu lieu, quatre jours auparavant, lors du conseil d’administration de l’ANTS du 26 octobre. Alors que durant le pré conseil, qui réunit les représentants de l’Etat afin d’y accorder leur violon, aucune voix ne s’était manifestée, il n’en va pas de même le jour J. Et cette fois encore c’est Didier Lallement qui est à la manoeuvre. Comme le montre le compte-rendu du conseil d’administration, le secrétaire général du ministère de l’Intérieur, va a plusieurs reprises tenter de saborder l’appel d’offre de Bertrand Maréchaux, en soulevant plusieurs points juridiques. Et curieusement, ce 26 octobre avant même d’avoir reçu la lettre de Morpho du 30, il va même jusqu’à relayer son argument selon lequel «la proposition vise à sortir le sortant», faisant référence au fait que la filiale de Safran n’est pas retenue.

Le préfet gagne une bataille mais la guerre lui est déclarée

Le Conseil d’administration se referme, le principe de l’appel d’offre version Maréchaux est validé sous condition du feu vert de la direction juridique du ministère de l’Intérieur. Ce qui sera fait dans les 24 heures. Le ministère a raté son coup ! Qu’importe, le lendemain, le 27 octobre, dans un mail adressé notamment à Bertrand Marechaux, nouvelle tentative. Didier Lallement soulève une nouvelle question qu’il veut épineuse, mais qu’il n’a pourtant pas évoquée durant le fameux conseil de la veille: «Ce nouveau dispositif entraînera-t-il un coût supplémentaire pour les collectivités locales?». Peine perdue: ni la saisine de la direction juridique, ni la mission commandée à l’IGA, ne bloque la procédure. 30 jours passent : le marché est exécutoire. Morpho sort du jeu. Malgré plusieurs mises en garde dont celle de Didier Lallement sur «les conséquence définitives sur les suites de ma carrière», Bertrand Maréchaux décide de porter plainte contre la filiale de Safran pour accusations calomnieuses.

Si le préfet a gagné cette bataille, la guerre lui est déclarée. Alors que le projet de permis de conduire sécurisé, piloté par son agence prend du retard, et qu’en parfaite coordination avec le ministère, Bertrand Marechaux est amené a jongler avec les échéances, le rapport 13002 de l’IGA (celui qui sera occulté) est commandé par le ministère en décembre 2012, et remis en février 2013. Malgré ses conclusions favorables au préfet, un décret du 29 mars signé de la main du président de la République «met fin aux fonctions du directeur de l’ANTS dans l’intérêt du service». Brutal, autant qu’humiliant. Une rapide recherche dans le journal officiel ne donne qu’une seule occurrence similaire. Il s’agit de Bruno Guigue, sous-préfet de la Réunion en 2008, remercié après une tribune à forte connotation antisémite.

Mais ce second rapport est encore trop sympa pour le directeur de l’ANTS. Et sa mise a l’écart par décret également. En octobre 2013, le rapport 13100 de l’IGA, celui «à charge» qui fondra la saisine de la Cour de discipline budgétaire est lancé sur lettre de Manuel Valls. Arrivé depuis seulement  trois jours place Beauveau, il revient à Bernard Cazeneuve de faire suivre le dossier rue Cambon. Vous avez dit acharnement ?

Contacté par Marianne, Didier Lallement, faisant état de son retour à la Cour des comptes, son corps d’origine, n’a pas souhaité s’exprimer. Morpho, comme le ministère de l’Intérieur, n’ont pas donné suite a nos questions.

Lors de cette étonnante audience de la CDBF, la part sombre de cette affaire a été dévoilée. Preuve est faite que le ministère a voulu la peau du préfet Bertrand Maréchaux quitte à manipuler des rapports de l’IGA ; que la place Beauvau a donné beaucoup d’importance à une lettre de dénonciation audacieuse. Et qu’à force d’acharnement, l’Intérieur a finalement obtenu de l’Elysée le décret destituant le gêneur. On ne sait toujours pas pourquoi, sinon que Safran, via sa filiale Morpho, considère que Bertrand Maréchaux l’a privé d’un beau et juteux contrat.

Lettre adressée par Samuel Fringant, directeur des affaires France de Morpho, au secrétaire général du ministère de l’Intérieur, Didier Lallement.

Samuel Fringant, alors directeur des affaires France de Morpho, adresse une lettre au secrétaire général du ministère de l’intérieur, Didier Lallement.

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