Livraisons à domicile : enquête sur les serviteurs 2.0

C’est le dernier chic de la consommation branchée : profiter d’une noria de coursiers qui, ventre à terre, viennent vous livrer à demeure votre dernière envie. Enquête sur le monde des nouveaux serviteurs 2.0.

Tout, tout de suite. Cette trop bonne pizza dont Salvatore cultive le secret ? L’entrecôte de la pampa argentine garantie comme si elle sortait de sa propre côte par un cyberboucher (livrée en trois heures par les-beauxquarters.com, 64,50 €/kg)? L’indispensable iPhone12 ou la PS42 ou un tailleur Chanel de plus ? Et ce piranha vivant pêché sur la Toile ? Ou une serpillière pour que la maladresse ne soit pas une cause de divorce ? Et aussi du papier toilette et un déodorant parce que la science ne nous a pas encore délivrés de nos petites misères humaines. Ça presse ! A Nantes et Bordeaux, comme à Bengalore ou à Chicago, l’économie stagne, mais le marché de la livraison explose. Dans nos villes congestionnées, les coursiers rivalisent de barbe et de mollets galbés. Vite, plus vite. Fissa ! Hurry up ! L’homme moderne est soumis à la badgeuse de son patron, aux retards de son train pendulaire, aux tristes tentations de ses fichus écrans qui ne le laissent jamais déconnecter et, le cas échéant, rend les armes à ses gosses hyperactifs. Alors l’homme moderne, devenant consommateur, se venge en déclarant l’urgence absolue. Il est du dernier chic de se payer un valet qui, ventre à terre, ira quérir le bien que vous ne souffrez plus d’attendre. «Vos envies, maintenant» : le slogan de toktoktok.com – capable d’apporter en urgence un anticerne de chez Sephora ou un slip propre – révèle tout le charme dégueulasse de nos sociétés inégalitaires. Quant à la charte du «runner hop» de ce même site, elle parle cash aux livreurs potentiels, précisant : «Toktoktok ne vous verse ni ne vous garantit aucune rémunération, les clients étant libres de vous verser un pourboire ou non.»

Tout comme le marché ubérisé du transport de personnes, celui du transport de marchandises connaît un début de révolution. UberEats, justement, livre le déjeuner dix minutes après la commande. Dix minutes ! En moins de temps qu’il faut pour cuire un burger ou dresser la salade chaude coréenne dénommée bibimbap, le plat arrive au bas de votre immeuble, servi par un coursier poli circulant en véhicule électrique. Le secret ? Chaque jour, à 11 heures, des livreurs se rendent dans les cuisines de quatre restaurants différents pour y charger de quatre plats du jour le coffre de leur Renault Zoe, équipé d’un système de maintien de la température. Puis, de 12 heures à 14 h 30, ils zonent dans les rues de votre quartier dans l’attente d’une éventuelle commande. Je clique, mon UberEats rapplique moyennant une dizaine d’euros. Ce service diablement efficace, qui n’est disponible que dans certains arrondissements parisiens, préfigure l’ère de l’«instant food».

De même que la gratuité de Google cache un monstre publicitaire tentaculaire, l’offre de livraison n’est pas qu’une pure bonne nouvelle.

Ventre affamé n’a pas d’oreilles ? Le gourmand connecté n’écoute que ses pulsions ! Par extension, tous les secteurs de la consommation se piquent au jeu de l’accélération des commandes, étourdissant l’internaute en lui chantant, mieux que la promesse d’une livraison immédiate, la doucereuse mélopée qui lui raconte qu’un individu de son standing a le droit d’exiger la réalisation express du moindre de ses caprices. Or, de même que la gratuité du moteur de recherche Google cache un monstre publicitaire tentaculaire, l’offre de livraison – rapide et à bas coût – n’est pas qu’une pure bonne nouvelle.

Voyez ! Jugez ! Sur l’écran du mobile, ce qui s’affiche d’abord, c’est une carte de restaurant, comme dans un rêve d’ogre. Des centaines de plats, disponibles dans la demi-heure suivant la commande. Et ça court ! Pour 2,50 €, le client ogre peut vérifier que sa commande est en préparation, puis sur une carte suivre le parcours du livreur, minuté comme un athlète, jusqu’au lieu de livraison. A l’heure convenue, le bobun fait ding-dong – ou les dim sum ou le poulet gingembre ou l’indétrônable Roi Burger et ses frites, car les livrés, statistiquement, kiffent plus l’exotisme que les plats de grand-mère, bien que le bœuf bourguignon ou la blanquette se réchaufferaient plus aisément. Aussitôt, l’homme pressé qui a confié ses coordonnées bancaires, généralement seul à midi, plutôt en couple le soir, peut gober sa commande et reprendre une activité normale. Gober, oui, car le repas, fût-il cuisiné par des chefs et livré par un service affiché comme haut de gamme, tient davantage du shoot – chaque convive choisissant son plat rien qu’à lui – que du repas gastronomique des Français classé au Patrimoine mondial par l’Unesco. Quant aux psychorigides snobs qui exigent une pizza à juste température, le mieux qu’ils peuvent attendre est un message de compassion assorti d’un code promo à valoir sur une prochaine commande non moins tiédasse. Un crêve-cœur pour Salvatore, qui préfère ne pas penser dans quel état atterrissent ses sublimes préparations. «C’est souvent moins bon qu’au resto, mais le service est top pour un prix raisonnable», explique Aurélie qui, plusieurs fois par semaine, se passe de la nappe amidonnée d’un vrai restaurant, des humeurs du cuisinier et des conseils du serveur. La répartition de la valeur est ainsi bouleversée : sur la pizza Salina, payée 17,50 € livraison comprise, la part qui revient à Salvatore tombe à 12 € (contre 15 € lorsqu’elle est servie sur table). Une amputation de marge énorme pour le Calabrais qui fait venir les anchois, l’origan et le reste de sa terre natale, prépare ses pâtons pauvre en levure et en en huile avant le service et turbine jusqu’à pas d’heure, paye le loyer, les fournisseurs et les pertes éventuelles, plus le salaire des plongeurs. En face, promettant une augmentation du volume, l’apporteur d’affaire s’arroge un tiers du gâteau.

En réclamant une livraison d’urgence, le consommateur « vote » pour le transporteur aux dépens du fabricant du bien convoité.

Ce basculement, qui peut sembler infime rapporté à la pizza défraîchie, déclassée, désolée dans son carton, est tout sauf anecdotique. Aujourd’hui, à l’échelle de l’économie planétaire sur le Net, comme dans les foires de Rome ou d’Athènes, on refait le match producteurs contre vendeurs. Il faut le savoir : en réclamant une livraison d’urgence, chaque consommateur à l’insu de son plein gré «vote» pour le transporteur aux dépens du créateur et du fabricant du bien convoité. Car ce dernier, s’il n’y prend garde, devient un sous-traitant du premier. Comme dans la dialectique du maître et de l’esclave, le distributeur prétend prendre l’ascendant sur le fournisseur. Officiellement, bien sûr, tout le monde y gagne. Et d’abord le consommateur, qui ne paye que 2,50 € un service dont le coût réel, qui prend en compte la rétribution du livreur ainsi que la R&D, le marketing et l’assurance, varie entre 5 et 9 €. Gagnant aussi, le restaurateur qui, moyennant une commission de 25 à 30 %, augmente son chiffre d’affaires sans pousser les murs ni embaucher. «En échange de l’exclusivité, le commercial de Foodora m’a proposé de booster ma communication sur les réseaux sociaux, en associant mon nom à celui de leur plate-forme», salive déjà le patron du restaurant Wagy. Tranquille et en français, Boris Mittermüller, le jeune directeur allemand de Foodora France, affirme : «Aujourd’hui, tout le monde gagne, sauf les plates-formes.» De fait, à l’instant T, les start-up qui se ruinent en publicité et offrent des ristournes à tire-larigot, proposant même aux restaurateurs de doper à l’œil leur visibilité sur Facebook et Google, assument un modèle économique ruineux pour leurs investisseurs. A terme, cependant, ces business angels parient sur un bouleversement démoniaque du paysage.

Séduits, puis habitués, puis captifs, les clients finiront par payer le vrai prix du service, tandis que les restaurateurs auront le choix, ô combien contraint, d’accepter de rogner leur marge ou de disparaître dans les oubliettes de la Toile. Quant aux coursiers, déjà précaires, sans doute devront-ils revoir à la baisse le prix de la sueur. Aujourd’hui, leur rémunération, sans cotisations sociales ni congés, se compose d’un tarif horaire fixe de 7,50 € brut et d’une rétribution à la course de 2 à 5 €, plus des primes de pluie battante et de disponibilité. Mais, lorsque l’entreprise anglaise Deliveroo, qui assurait une rémunération minimale, a unilatéralement décidé d’abaisser ce plancher, ils n’ont eu le choix que de se soumettre ou de quitter la selle. Tout comme les gentils acheteurs de la grande distribution menaçant, un beau jour, les industriels d’un déréférencement, ou Google rançonnant les e-commerçants et les sites d’information, ou YouTube et les plates-formes de streaming pressant les maisons de disques, ou booking.com vampirisant les hôteliers accros, les valets 2.0 de TakeEatEasy, Deliveroo, Foodora ou UberEats s’endettent aujourd’hui pour mieux dominer demain.

SIPANY/SIPA

 

Certes, le pire n’est jamais sûr, mais Amazon, doué pour l’anticipation, annonce déjà la couleur. Depuis plusieurs années, en effet, la librairie californienne a muté pour livrer par exemple, à partir du site Internet français, 1 434 références de couches pour bébé, 10 531 types de balais d’essuie-glace et 569 modèles de robinets de bidet. Sur certains marchés comme les Etats-Unis et l’Inde, Amazon Prime Now livre des produits d’épicerie et même des produits frais, comme un banal supermarché de quartier. La différence : la livraison ! Ce service est au cœur du système Amazon car il garantit la fidélité des clients. Alors que les sites gagne-petit proposent une livraison gratuite au-delà d’une certaine somme, l’équipe de Jeff Bezos a eu l’idée lumineuse de facturer lourdement ses meilleurs clients afin de les dissuader d’aller voir ailleurs. En devenant «prime» (ou premium en France), moyennant un forfait annuel de 99 dollars ou 49 €, le bon client bénéficie d’une livraison plus rapide (1 jour théorique plutôt que 4, 7 ou davantage) et «gratuite», c’est-à-dire sans supplément quels que soient le volume et le nombre d’achat pendant douze mois. Dès lors, un réflexe mental l’incitera à revenir vers la place de marché qui lui offre non seulement un choix XXL, mais aussi des promotions permanentes personnalisées en fonction de ses recherches et achats antérieurs sur Amazon, Google, Facebook et tout autre site commercial. Sachant, en outre, que le rythme des livraisons ordinaires s’est tendanciellement ralenti depuis la création de cette offre, la manipulation commerciale vise à faire payer à l’internaute ses propres œillères et ses menottes.

S’il gagne son pari, Amazon aura fait de la livraison, apparemment accessoire comme l’étaient les parkings devant les hypermarchés, la nouvelle clé du business.

Incertain aujourd’hui, le modèle économique est pensé pour qu’à horizon de dix ou quarante ans Amazon ait toute latitude pour augmenter ses marges et surtout faire du gras sur chaque livraison. Dans cette perspective de long terme, le géant a d’ores et déjà investi pour retirer à ses prestataires actuels UPS, DHL ou Chronopost le marché encore sous-traité de l’acheminement des marchandises, pour l’assurer en interne. En France, la société Colisprivé est ainsi passée sous pavillon californien, menaçant La Poste d’une brutale chute d’activité. Amazon, s’il gagne son pari, aura fait de la livraison, apparemment accessoire comme l’étaient les parkings devant les hypermarchés, la nouvelle clé du business.

Ce que représente aujourd’hui cette mutation en germe est un secret bien gardé. A l’échelle d’une capitale comme Paris, l’accélération des mouvements en patins à roulette, vélos, deux-roues motorisés et camionnettes n’a pas été quantifiée. Au cabinet de l’adjoint en charge des transports, le spécialiste municipal Hervé Levifve s’excuse pour l’obsolescence de ses statistiques et renvoie à Lætitia Dablanc, directrice de recherche à Paris-Est. Avec le calme des vieilles troupes, l’universitaire tente d’évaluer les grosses masses : «Dans le monde, le transport de fret s’accroît, on consomme de plus en plus, mais l’essentiel du marché concerne encore les conteneurs et les palettes.» Néanmoins, observe-t-elle, «le marché urbain du transport de marchandises augmente et se transforme avec de nouveaux besoins et de nouveaux acteurs». A l’Hôtel de Ville, toutes les solutions sont envisagées : livraisons nocturnes, consignes, interdiction des moteurs thermiques en centre-ville ou création d’entrepôts dans certains parkings souterrains. «Il y aura des choses à revoir», tâtonne encore le fonctionnaire parisien, un peu décoiffé par la révolution qui vient.

Pour l’heure, assurément, la brunette Marine qui livre les très bons burgers de Wagy en patins à roulettes, pour le compte de Foodora, n’empêche pas Geodis de dormir. En 2015, l’e-commerce ne représente que 7 % environ du commerce, dont il faudrait déduire la vente des billets de train et d’avion. Néanmoins, pour les experts, la patineuse et ses milliers de collègues géolocalisés introduisent comme un virus, celui de la fragmentation des envois. De l’avis général, la possibilité de suivre son livreur comme une cigogne baguée est de nature à lever un des freins majeurs au cyberachat. «Le marché n’est pas encore explosif», affirme avec appétit Rémi Lengaigne, CEO de ColisWeb qui, un œil envieux sur les Etats-Unis, se prépare au festin de la livraison en deux heures chrono, pour le compte de Darty ou d’Habitat, via des transporteurs indépendants mobilisés par smartphone. Gare aux archaïques qui, à l’instar du PDG de Carrefour, Georges Plassat, investit encore dans le «réseau physique» et demande aux (vieux ?) lecteurs des Echos : «Qui rêve d’un monde dans lequel chacun vivrait cloîtré chez lui et commanderait tout depuis ses écrans ?» Tandis que le grand patron de 67 ans déclare : «N’uberisons pas tout. La relation personnelle et directe en magasin sera toujours plus puissante», Remi, le start-uper né en 1989, envisage de faire transporter les marchandises de ses clients par des VTC, voire des particuliers sur le modèle collaboratif de Blablacar. Choc de cultures !

L’ubermodernité s’accomode du travail au noir dans des estafettes polluantes non déclarées au registre des transports légers.

«De plus en plus de références, de moins en moins de stock, des échanges à flux tendus, voilà le nouveau modèle, qui va de pair avec la densification, le renchérissement de l’immobilier et la congestion du trafic», observe encore Lætitia Dablanc. Le bon vieux réassort, standard, massif et réglé sur la tournée du camion cède le pas aux livraisons à la demande, en trace directe. Plutôt 20 expéditions de paires de chaussures déjà commandées qu’une livraison unique d’un assortiment présélectionné, telle est la (future) norme. La boutique de centre-ville n’est plus seulement un lieu où le client se rend pour choisir le bien qu’il emportera chez lui. Quand Boulanger inaugure son micromagasin (1 500 m2) près de l’Opéra à Paris, il s’agit d’offrir un lieu où l’acheteur voit l’objet convoité à taille réelle mais sur… un écran géant, à partir duquel il peut le commander en vue d’une livraison ! Ici, les prix sont les mêmes que ceux, révisés en permanence, du catalogue numérique. Ici, le client en ligne peut récupérer son achat une heure après avoir passé la commande à distance. La révolution numérique, qui permet non seulement de géolocaliser la marchandise à emporter, mais aussi de repérer le transporteur le plus proche dans le véhicule le mieux adapté, ne fait que commencer.

Hyperconcurrentielle, la bataille du dernier kilomètre fait déjà, c’est fatal, des gagnants et des perdants. «Pour le vieux couple qui tient la boutique de chaussures de la zone piétonne d’une ville moyenne, c’est compliqué. Et pour un transporteur comme Mory, qui a cru pouvoir prolonger le temps des diligences, c’est la mort», résume Jérôme Libeskind, un expert du secteur qui parle clair. Tout est bon pour baisser les coûts. Le meilleur : la réhabilitation du triporteur éco(nomique) et éco(logique), et les œuvres antilibérales de Naomi Klein et Jean-Claude Michéa à portée de clic, jusque dans les villages de Haute-Corrèze. Et le pire, aussi : l’ubermodernité, qui se veut gentille pour la planète, s’accommode du travail au noir dans des estafettes polluantes non déclarées au registre des transports légers.

La course à l’échalote technologique et marketing qui affole les investisseurs n’en est qu’à ses prémices et les start-up plus prolixes sur leurs chiffres d’affaires à cinq, dix ou vingt ans que sur leurs derniers bilans ont plus d’appétit que de vision. Dans un monde idéal, Michael Levy, PDG de deliver.ee, qui se veut le chaînon manquant entre le fournisseur et le livreur, permettra à la petite librairie Lamartine de rester compétitive dans le XVIe arrondissement de Paris et à quelques minisociétés de coursiers à l’ancienne, qui remplissent encore des bons de commandes sur carnet à souche carboné, d’acheter un scooter de plus. Dans la vraie vie, il se peut aussi que l’accélération creuse encore la fracture entre princes de l’immatériel et du smart power et prolétaires du service, riches impatients et esclaves de l’urgence. Combien de temps encore les «milléniaux», ces 18-30 ans qui sont nés un portable dans la main, consomment du caprice et rêvent d’un emploi sans subordination, se satisferont-ils d’un job qui leur assure juste de quoi payer un casque Beats ou la prochaine murge ? En Grande-Bretagne, le petit peuple des livreurs s’est déjà mis en grève et, sur Facebook, la désillusion s’exprime de post en post. Sous la pluie de février, attendant une course qui ne vient pas, Hamid, son smartphone et ses 21 ans, se livre : «Pour l’instant, ça passe parce que je vis chez mes parents et que j’ai l’impression de toucher de l’argent de poche en faisant du sport. Mais, si j’avais une meuf ou un loyer, laisse tomber Deliveroo», explique ce tâcheron qui a appris, comme ses compères, à conduire son vélo avec une main sur le guidon et l’autre sur son GPS et pourrait bien décider, d’un simple swipe du doigt sur son écran, de descendre du dangereux manège de la vitesse.

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