Nous ne nous aimons plus

Après les attentats de Bruxelles du 22 mars, Manuel Valls a répété que nous sommes en guerre. C’est vrai, mais quelle guerre ?

Une guerre asymétrique et conduite d’un seul côté, avec pour cible la population civile. La guerre classique opposait avant tout des armées. Les deux siècles écoulés ont inventé la guerre totale, qui implique à la fois les civils et les militaires. Avec la guerre djihadiste, un pas nouveau a été franchi, puisque l’objectif unique est désormais de frapper et de terroriser les populations elles-mêmes. La propagande islamiste prétend qu’il s’agit de répliquer aux agressions de l’Occident contre le monde arabe. C’est faux : la prétention de ces islamistes de représenter et de défendre le monde arabe est un grossier mensonge.

Avec quels moyens cette guerre est-elle menée ? Avec ceux de l’attentat de masse aveugle, qui abolit la différence entre le faible et le fort. Curieusement, cette guerre artisanale et primitive rejoint la forme la plus sophistiquée de la guerre nucléaire : la dissuasion du faible par le fort. Et même pis : l’agression du fort par le faible. Le terrorisme, c’est le nucléaire du pauvre.

Avec quel but ? Il est double. Imposer la suprématie de ces primitifs de l’islam à l’ensemble du monde musulman, et détruire la civilisation occidentale. Mais qu’est-ce que la civilisation occidentale ? Si nous ne le savons pas, eux le savent : c’est celle qui se résume dans trois valeurs : le progrès technique, la démocratie politique, l’individualisme moral. Certes, il y a bien des façons de se réclamer de ces valeurs, depuis la chrétienté traditionnelle jusqu’à la société industrielle de consommation, et même jusqu’aux idiots utiles de l’islamo-gauchisme. Pour l’intégrisme de l’Etat islamique, le monde est fait d’infidèles et de « croisés ».

En un mot, il s’agit de ramener le monde musulman à la théocratie absolutiste et l’Occident, à une société dégénérée de pure jouissance individuelle. En somme, de nous imposer une guerre de civilisations dont nous ne voulons pas, et cela sous la forme la plus caricaturale qui soit.

Malgré l’horreur des attentats, c’est là une guerre à faible intensité, si on la compare aux monceaux de morts des deux guerres mondiales ; c’est une guerre ponctuelle, sporadique, et dont le caractère insupportable tient surtout à son imprévisibilité.

Mais c’est une guerre mondiale. En témoigne son extension à l’Afrique, où elle a déjà pris des formes atroces, dont Boko Haram est le symbole. En Europe, elle a pour enjeu les musulmans qui l’habitent en nombre important. Daech et Al-Qaida comptent sur la communauté de religion pour y faire de nouveaux adeptes. Ils spéculent aussi sur des réactions d’exaspération des populations contre les musulmans, pour creuser un fossé entre ceux-ci et les autres.

C’est pourquoi faire l’amalgame entre l’islam et les islamistes est non seulement moralement indigne, c’est politiquement stupide, car c’est faire le jeu de l’ennemi. Les populations musulmanes européennes sont donc un enjeu essentiel dans la lutte entre le djihadisme et l’Occident. Il s’agit de savoir de quel côté elles finiront par se ranger. Pour le moment, l’avantage est à l’Occident, car les musulmans d’Europe, dans leur grande majorité, sont souvent horrifiés autant que les autres Européens par cette barbarie. Mais les progrès de ce nihilisme moral sont incontestables, notamment dans la jeunesse. Personne aujourd’hui n’oserait plus parler d’une « poignée de déséquilibrés mentaux », comme on l’a fait après Charlie Hebdo.

Dès lors, la question se pose : comment une telle régression dans l’ordre de la civilisation est-elle possible à l’échelle mondiale et quels remèdes sont envisageables ?Une chose est désormais certaine : la voie communautariste, c’est-à-dire la coexistence dans un même Etat, dans une même société, de communautés principalement religieuses, reliées seulement par quelques règles élémentaires de « vivre-ensemble », cette voie est plus que jamais une impasse. La Belgique, qui est le centre de l’Europe, mais aussi du djihadisme européen, en est une illustration flagrante. Surtout, quand, potentiellement, ces communautés sont porteuses de valeurs différentes. Tous les musulmans de France doivent pouvoir dire « nous » spontanément quand il s’agit de la France. L’erreur de la sociologie qui insiste sur l’exclusion, pour rendre compte de la fascination qu’exerce le djihadisme sur une partie des jeunes musulmans, est de se présenter comme une explication globale. Mais elle fait partie de cette explication. Seule l’insistance depuis l’école sur le développement de valeurs communes peut permettre à une société de faire face au danger qui nous menace. Intégration ou guerre civile, telle est, à terme, l’alternative à laquelle nous sommes confrontés. La plupart des pays d’Europe sont en train de le reconnaître les uns après les autres.

Reste, une fois toutes les explications possibles explorées, une part irréductible de fascination pour la violence et pour la mort dans nos sociétés éprises de douceur et de cocooning. Du Bisounours à la ceinture d’explosifs, voilà dans quelle confusion nous baignons. L’enquête récente menée par des étudiants journalistes de Sciences-Po, avec le concours de Libération, le suggère. Et si nos sociétés, où les libertés sont respectées et où, globalement, l’égalité progresse, manquaient terriblement de fraternité ? Nous ne nous aimons plus entre nous, voilà la vérité, et nous nous étonnons que d’autres, venus d’ailleurs, nous détestent. La guerre que l’on nous fait nous interroge sur l’indifférence aux autres dans laquelle nous avons choisi de vivre.

 

>>> Retrouvez cet édito dans le numéro de Marianne en kiosques.

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