Don Juan s'énerve à la Tempête

Anne Coutureau met en scène son Don Juan au théâtre de la Tempête. Surprenant, déroutant et très contemporain.

Il est assis sur un banc, en train de se changer. En fait de rubans et de dorures, de hauts de chausse et de passement aux jambes, Dom Juan ajuste son jean et son gilet sous un blouson de cuir bien cintré. Sganarelle, son valet, sweat à capuche et chaussures montantes, attend de pouvoir parler. Dom Juan, un « grand seigneur méchant homme » qu’il ne faut pas trop chatouiller. Du genre calme et posé, mais quand ça part ça part. Je reboutonne mes manches, je vérifie mon look, ok Sganarelle je t’écoute, mais faudrait voir à pas dépasser les limites.

Dans cette scène 2 de la pièce de Molière, le maître explique à son serviteur pourquoi il séduit, puis abandonne, comme il vient de le faire de Don Elvire, arrachée au couvent et dont les frères le poursuivent: « la constance n’est bonne que pour des ridicules, toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première, ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs ». Tremblant, le valet tente de ramener son maître à de plus justes sentiments. Peine perdue. Don Juan continuera à séduire et à trahir, jusqu’à sa perte, ignorant ou défiant les signes et les avertissements que le ciel ou la providence lui envoient.

Ce dont Juan XXIème siècle a tous les travers du mâle moderne

Dans la mise en scène d’Anne Coutureau au théâtre de la Tempête, Don Juan est un fils de famille fatigué et jouisseur, pas toujours maître de ses émotions. Retenez le ou il va faire un malheur. Surprenant, déroutant et très contemporain. Ce Don Juan XXIème siècle a tous les travers du mâle moderne, esclave de ses désirs, défiant un Dieu auquel il voudrait ne pas croire juste pour qu’enfin quelqu’un lui dise non. Il est vrai que son père, Dom Louis, avec son vieux manteau sans forme, a tout d’un de ces géniteurs démissionnaires qui se rendent comptent un peu tard qu’ils ont manqué un épisode. Il soufflait chez Molière, comme chez Tirso de Molina, Da Ponte et Pouchkine, comme un vent de révolte contre les puissances conjuguées de l’ordre établi et de la transcendance.

En 2016, Don Juan, épuisé, ne se heurte plus à rien. C’est tout le paradoxe de ce séducteur moderne, amoral autrefois, sûr de sa force et fier de s’opposer, aujourd’hui perdu dans les errements infantiles de son immoralité. Comme si, en perdant la transcendance et la figure d’un père qui réfrénait ses pulsions, il n’avait rien gagné d’autre qu’une angoisse démultipliée et cherchait à être puni à tout prix. L’interprétation de Florent Guyot est à cet égard aussi séduisante qu’irritante, jouant sur deux registres qui se télescopent, le calme et la maîtrise tôt débordés par une colère qu’il semble ne pas pouvoir contrôler. Sganarelle ne craint pas son maître parce qu’il pourrait le frapper, mais parce qu’il le frappe véritablement. Le personnage du valet hypocrite et lâche parce que sa condition ne lui laisse pas d’échappatoire pourrait ainsi passer de la comédie à la farce, mais il en devient encore plus pathétique, soumis à une violence qui n’a plus rien de symbolique. Elle est celle des rapports humains et sociaux d’aujourd’hui, sans fard et sans filtre. Tigran Mekhtirian campe subtilement la veulerie de Sganarelle, spectateur dégouté par les éclats libidineux de Don Juan. Loin du séducteur négligeant de la chair, ne trouvant son plaisir que dans la bataille et la victoire, celui ci est sexuel, tactile et même masturbatoire à ses heures, comme il l’expose sans contrôle dans une des premières scènes.

Drôle de spectacle que celui de l’affaiblissement d’un mythe. Car Don Juan entraîne tous les protagonistes dans sa chute, redistribuant les cartes sans éviter parfois l’écueil de l’incohérence.  Oui, Done Elvire est ici une abandonnée hystérique, comme l’est son bourreau, passant du rire aux larmes comme il passe du calcul à l’explosion. Elle n’a plus rien à voir avec la dignité douloureuse du personnage mis en scène par Louis Jouvet, lequel faisait répéter à son interprète une simple entrée sur scène trois jours durant. L’amour de la femme délaissée se transformant en amour de Dieu n’avait rien de paradoxal au temps des jansénistes et de Port-Royal, mais si l’Elvire moderne tient plus de la vierge folle, elle n’est pas en contradiction avec l’intention de la mise en scène.

Le Don Juan d’Anne Coutureau est irritant, exaspérant, et pourtant il est vrai.

Mais en voulant trop imprimer la marque de la modernité, Anne Coutureau transforme certains personnages au point de vider leurs rapports de leurs substances. Le frère d’Elvire sauvé par Dom Juan, Dom Carlos, bloqué par sa dette d’honneur, est un cadre en costume peureux, rossé au pied d’une tour par trois voyous à capuche, pleurnichant de manière gênante quand il appelle au secours. Soit, mais Don Juan pourra ainsi se jouer de lui d’autant plus facilement, puisqu’il le méprise de manquer du minimum requis pour se dire gentilhomme. Mais c’est aussi la preuve de ce que la basculement du pouvoir de l’épée à l’argent a pu engendrer chez l’Homme, les dominants n’étant plus ceux qui savent se battre mais ceux qui savent compter.

Un parti pris qui réserve aussi de magnifiques surprises, comme la scène où Pierrot déclare sa flamme à Charlotte avant que celle-ci ne soit séduite à son tour. L’opposition n’est plus entre riches et pauvres mais entre blancs et habitants des cités. Birane Ba, jeune comédien dont c’est la première apparition sur scène, emporte tout: jamais dans la caricature, maîtrisant à la perfection l’exubérance de son personnage par sa gestuelle et son énergie, il s’approprie un texte qu’il s’emmène à toute vitesse sans jamais le trahir, et trouve dans sa partenaire Alison Valence, débutante elle aussi, pudique et balbutiante, un alter ego idéal.

On pouvait aimer Don Juan, lui trouver du courage, de la noblesse, le voir odieux mais le savoir engagé dans un combat déséquilibré avec Dieu. Celui d’Anne Coutureau est irritant, exaspérant, et pourtant il est vrai. Il est en tout cas une part de la vérité du XXIème siècle, et elle n’est pas très agréable à voir.

 

Don Juan, de Molière.
Mise en scène Anne Coutureau.Cartoucherie de Vincenne, Théâtre de la Tempête.
Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris.
Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 16h.
Plein tarif: 20 euros
Tarifs réduits: 15 et 12 euros
Mercredi tarif unique: 12 euros
Infos et réservations: www.la-tempete.fr
Tel: 01 43 28 36 36

Powered by WPeMatico

This Post Has 0 Comments

Leave A Reply