Dans les terres du sud du Finistère, deux communes ploient sous le joug de six grandes surfaces… et le maire de l’une d’entre elles n’a rien trouvé de mieux que de toper pour une septième ! Les petits commerçants, étranglés, s’insurgent. Reportage chez Super Ubu…
« On est en train de crever !« Avant de se décider à appeler Marianne, Roger Gloaguen, boucher-charcutier à Plonéour-Lanvern, dans le Finistère, s’est fait violence. Fils de marin pêcheur, des mains comme des battoirs, ce gaillard de 48 ans, dont trente-trois passés à désosser des carcasses, n’est pas du genre à jouer les pleureuses. Au café Le Marigny de Pont-l’Abbé, la commune voisine de Plonéour où son coup de fil nous a menés, le Breton débite son histoire, en tranches épaisses, devant un Orangina
«J’ai redoublé trois fois. Niveau intello, je suis entre la grenouille et le poisson rouge. N’empêche : j’ai commencé à construire ma maison à 18 ans et je l’ai finie à 30 ans. Pour monter ma boucherie, j’ai emprunté 200 000 € à la banque en me mettant à genoux devant un type en cravate, et j’ai bossé, 15 heures par jour. Aujourd’hui, mon affaire tourne à peu près, j’arrive à m’en sortir. Mais, dans l’association locale de charcutiers-traiteurs à laquelle j’appartiens, les trois quarts de mes collègues vivent à découvert. Le petit commerce de centre-ville est au bord du gouffre. Les gens souffrent en silence parce que personne n’est fier de raconter qu’il a envoyé un chèque non signé à EDF pour retarder de trois jours l’échéance.»
Roger Gloaguen, lui, a décidé de parler. Pour les 400 artisans et commerçants qu’il représente en tant que président du Gaco, le Groupement des associations commerciales de l’Ouest-Cornouaille. Et parce que «trop, c’est trop».
Depuis 2013, ce collectif qui rassemble les boutiques du pays de Douarnenez, du cap Sizun et du pays bigouden ferraille contre l’installation d’un hypermarché dans la zone d’activités commerciales de Kerganet, une ZAC située sur le territoire de Plonéour, juste à l’entrée de Pont-l’Abbé. Une énième grande surface censée arborer un jour les couleurs de Système U. U, comme ubuesque. Dans un rayon de 500 m autour du terrain acheté par l’enseigne et pour lequel elle a déposé un permis de construire, on trouve déjà : un Lidl refait à neuf à l’été 2014 qui a quasiment doublé de surface (1 900 m2) ; un Leclerc Drive de 2 600 m2, inauguré à la même époque, avec 12 voies de chargement simultané ; un Intermarché de 1 700 m2, rénové il y a moins d’un an et demi et, last but not least, un Leclerc de 4 000 m2 qui n’a tellement plus rien à prouver qu’il joue la carte écolo pour amuser le populo avec ses bornes de recharge pour les voitures électriques – aussi rares dans le coin qu’un repas sans beurre salé – ou ses récupérateurs d’eau de pluie qui alimentent la jardinerie… Et si, d’aventure, les habitants de Plonéour (6 200 âmes) ou de Pont-l’Abbé (8 400) rechignent sottement à sortir la bagnole pour acheter un paquet de nouilles, ils peuvent toujours se rabattre sur le supermarché Casino de 1 700 m2 ou l’U Express de 1 100 m2 situés, eux, en plein cœur de chaque bourg ! Du linéaire comme s’il en pleuvait. Façon tempête tropicale, pas crachin breton.
Pour quel résultat ? La chambre de commerce et d’industrie (CCI) de Quimper a mené l’enquête. Entre 2002 et 2015, les mètres carrés commerciaux à la périphérie de Plonéour et de Pont-l’Abbé ont quasiment doublé, passant de 15 400 à 29 200 m2. En même temps, la surface de vente en centre-ville (3 200 m2 au dernier pointage) a fondu de 13,5 %. Conclusion de la CCI ? L’Hyper U et sa galerie marchande – on parlait à l’époque de 8 000 m2, un étiage réduit, depuis, de moitié à la suite de la bronca bigoudène – sont «susceptible[s] de déstructurer l’offre commerciale du centre-ville.»
Des études comme celles-ci, Serge Guilloux, le porte-parole des commerçants de Pont-l’Abbé, en a plein sa huche. «La chambre des métiers du Finistère a fait le même constat chiffré que la CCI : l’implantation de ce nouvel hyper sous nos fenêtres n’a aucun sens, martèle ce boulanger-pâtissier de 44 ans, une tête de moins que son collègue boucher à Plonéour, mais la même détermination. Une enquête publique a conclu en 2013 qu’il ne fallait pas aggraver la circulation sur la départementale qui mène à la zone de Kerganet, déjà très encombrée. En dépit de tous ces avis officiels et autorisés, le maire de Plonéour continue de nous chanter les louanges de Système U . C’est incompréhensible.»
L’édile en question, Michel Canévet, en est à son quatrième mandat, en sus de trois autres comme conseiller général. Un gars du pays, sans opposants de taille, que personne ici n’a jamais vu faire autre chose que de la politique, malgré son diplôme de Sup de co Bretagne. Après trois échecs aux législatives dans la circonscription de son mentor, Ambroise Guellec, l’ancien secrétaire d’Etat à la Mer sous Jacques Chirac, Michel Canévet a enfin décroché la timbale à 54 ans, et son billet pour Paris, en devenant sénateur UDI du Finistère en 2014. Cueilli par Marianne à la sortie du palais du Luxembourg, l’homme confirme l’entêtement qui transpire de son CV :
«Les locomotives commerciales, ça bénéficie à tout le monde. Et puis, on ne peut pas classer ou déclasser à notre guise des terrains. Il faut rester cohérent vis-à-vis des promoteurs auxquels on les a cédés. Après, le commerce est libre, la concurrence aussi. Je n’ai pas à m’opposer à l’installation d’une enseigne, surtout si elle vient bousculer une situation quasi monopolistique…»
On tique. L’honorable sénateur-maire verrait-il dans l’arrivée de Système U un heureux correctif à la toute-puissance locale de Leclerc ? «Oui. Les gens ont le droit d’avoir le choix.»
L’argument fait bondir Roger Gloaguen :
«Mais qui a déroulé le tapis rouge à Leclerc pour qu’il ouvre son drive, et demain son Cash & Carry [un libre-service de gros dédié aux restaurateurs] ? C’est Michel Canévet, pas ma belle-sœur ! Cette histoire de concurrence est une plaisanterie. On sait tous comment ça finit : les grandes surfaces se font la guerre en tirant les prix vers le bas, parce qu’elles ont les reins assez solides pour se le permettre, et nous, les petits, on met la clé sous la porte.»
Isabelle Ravaud, 44 ans, une ancienne fleuriste reconvertie dans le taxi, qui copréside avec lui le Gaco, abonde : «Certains élus sont incapables d’imaginer à quoi ressemble notre quotidien, ou plutôt, et c’est bien pire, ils n’ont pas envie de le savoir.»
En mai dernier, une manif inédite à Pont-l’Abbé a rassemblé 300 commerçants et opposants à l’implantation de l’Hyper U. Le nouveau maire LR de la ville, Thierry Mavic, a pris fait et cause pour eux. Comme son prédécesseur, le socialiste Daniel Couïc. Sauf que… le projet a beau se situer aux portes de la cité, il est piloté par la municipalité de Plonéour et par une communauté de communes, présidée par le multicarte Michel Canévet, à laquelle n’appartient pas Pont-l’Abbé ! «Historiquement, on a toujours regardé les gars de Plonéour comme des ploucs parce que la capitale du pays bigouden, c’est nous, glisse dans un sourire Henri Daoulas, le cordonnier de Pont-l’Abbé. Avec cette histoire de ZAC, Michel Canévet vient nous narguer et nous montrer ses muscles. C’est une querelle de clochers idiote, qui ne fera que des perdants, même chez Système U. Allez donc demander au patron du magasin U Express, là, sur la place, ce qu’il pense de ce futur hyper.»
L’interessé n’en dira rien, patriotisme d’enseigne oblige. Mais son histoire a fait le tour de la ville : après avoir investi plusieurs centaines de milliers d’euros pour rénover son affaire, cet indépendant a appris sans préavis qu’il allait bientôt affronter un nouveau concurrent, trois fois plus grand, issu de son propre groupement. Au siège de la coopérative, à Rungis, on minimise la cannibalisation. «Les deux magasins ne sont pas comparables, ils ne s’adressent pas à la même clientèle, assure un proche de Serge Papin, le patron de Système U. On a changé d’époque : le temps de la conquête est fini. Aujourd’hui, pour qu’un distributeur se développe, il faut qu’il pique des clients aux enseignes rivales, en l’occurrence Leclerc. Quant à dire que les hypers sont responsables de l’extinction du petit commerce, c’est vrai. De la même manière que l’automobile a fait disparaître le maréchal-ferrant.»
Un discours très «nouveaux commerçants» qui ne passe pas chez Roger, Serge, Isabelle et les autres. A force de coups de gueule dans la presse locale et d’interpellations des politiques, ces empêcheurs de bétonner en rond ont obtenu la division par deux du nombre de mètres carrés accordés à Système U.
Deuxième surprise le 24 février dernier : la commission départementale d’aménagement commercial a rendu un avis défavorable au projet. D’un rien : 11 élus et personnalités qualifiées – étaient convoquées en préfecture de Quimper, 10 étaient présents et cinq ont voté pour – dont évidemment le représentant de la commune dirigée par Michel Canévet et celui de la communauté de communes présidée par Canévet Michel. Mais il fallait la majorité absolue pour que le oui l’emporte. «C’est une petite victoire, soupire Roger Gloaguen. Mais l’essentiel va se jouer bientôt, en commission nationale, à Paris, où Système U va déposer un recours.»
Le boucher jette un œil à la liste des membres : deux conseillers à la Cour des comptes, deux conseillers d’Etat, un inspecteur des finances, un député de Seine-Saint-Denis, une contrôleuse générale économique et financière… Un monde inconnu et lointain, à quatre heures et demie de TGV de sa boutique. Sur une paillasse, à côté des andouilles et des pâtés maison, quelques vieux exemplaires de Charlie Hebdo intriguent. «Je suis né en 1968, un client m’en a apporté un daté de cette année, depuis, je les collectionne.» Son préféré ? «Le programme de la gauche : faire chier la droite.» C’était il y a longtemps.
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