De plus en plus d’adolescents abusent de médicaments antitussifs et antihistaminiques à des fins récréatives, s’alarment les autorités de santé. Ces spécialités pharmaceutiques, disponibles sans ordonnance, sont notamment utilisées pour confectionner une boisson, le « purple drank ». En avril 2015, « Marianne » avait enquêté sur ce phénomène inquiétant. Retour sur un dangereux détournement.
Une dose de limonade, une poignée de bonbecs acidulés et une bonne rasade de… sirop contre la toux. Depuis quelques mois, c’est avec cette étonnante mixture, le purple drank, que des ados font la fête. Exit la bouteille de whisky ou le litre de vodka, place au flacon d’antitussif, pas cher et disponible sans ordonnance en pharmacie. Sur les réseaux sociaux, on s’échange recettes et impressions, on s’appâte à coups de photos du breuvage violet popularisé par les rappeurs américains : «Je paie mon purple drank pour le réveillon !» «En soirée, de plus en plus de lycéens ou d’étudiants (même si ça n’est pas encore énormément populaire) apportent leurs sirops et font des mélanges. Avec de l’alcool parfois, confirme un connaisseur, dans une discussion sur le forum Internet Psychoactif. C’est un moyen facile et plus festif que les cachets de se mettre bien en petite soirée avec des potes.» Car le sirop contre la toux permet aussi de se «défoncer». La codéine qu’il contient est connue pour ses effets décontractants, désinhibants, voire euphorisants.
« Je paie mon purple drank pour le réveillon ! »
Le détournement de médicaments à des fins récréatives n’est pas nouveau. Mais la pratique est en augmentation, notamment chez des publics jeunes. En 2010, 2% des élèves des classes de quatrième et de troisième déclaraient avoir consommé des médicaments pour se droguer durant l’année écoulée. A 16 ans, 7 % des jeunes ont expérimenté la prise concomitante de médicaments et d’alcool pour «planer ou se défoncer». Sur le terrain, au-delà des chiffres et des enquêtes, les pharmaciens voient régulièrement débarquer dans leurs officines des ados manifestement en quête de sensations. Ces dernières années, ils ont été de plus en plus nombreux à signaler des demandes récurrentes de médicaments contre la toux à base de dextrométhorphane (DXM) par des jeunes gens – les boîtes sont vendues sans ordonnance.
L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) s’est d’ailleurs inquiétée à plusieurs reprises de cette tendance. «L’utilisation à des fins « récréatives » ou de « défonce » du DXM s’est développée ces dernières années en France chez certains polytoxicomanes, mais aussi chez des sujets jeunes sans antécédent connu de toxicomanie», notait-elle fin 2014. Même si la pratique reste relativement confidentielle (39 cas d’abus signalés entre 2009 et 2013, chez des personnes âgées en moyenne de 21,4 ans, contre 12 cas entre 2003 et 2008 chez des personnes âgées en moyenne de 30,5 ans), elle préoccupe. L’autorité sanitaire a appelé, fin 2014, les professionnels de santé à la plus grande vigilance. Un message relayé par l’ordre des pharmaciens, qui consacre son dernier cahier thématique à la lutte contre le mésusage du médicament.
L’ampleur du phénomène est difficile à mesurer. Les produits en libre accès ont, semble-t-il, les faveurs des usagers : les antitussifs opiacés, les antihistaminiques et les décongestionnants sont les plus utilisés par abus. «La facilité d’accès, le faible coût, la légalité et le peu de contrôle exercé sur la vente de ces spécialités pharmaceutiques contribuent à leur mésusage», note l’ordre. Mais il y a aussi les ados qui piochent dans l’armoire à pharmacie familiale. «On commence à voir apparaître quelque chose qui n’existait pas jusque-là : de façon expérimentale, jeunes et moins jeunes vont essayer toutes sortes de substances, de mélanges, note le Dr Patrick Laure, médecin de santé publique rattaché à l’université de Lorraine, rappelant la localisation relative de cette pratique (une soirée en particulier, un petit groupe d’amis…). Ils testent un peu tout et n’importe quoi. L’essentiel, c’est d’avoir un effet stimulant, des hallucinations.»
L’antiparkinsonnien de pépé, les antidouleurs de maman, le Viagra de papa, la Ritaline du copain…, toutes les pilules peuvent potentiellement y passer. Dans l’esprit du consommateur, il n’y a pas ou peu de risques : parce qu’il s’agit d’un médicament, légalement acheté en pharmacie, ça ne peut pas être si dangereux. Les effets secondaires d’un abus, d’un surdosage ou d’un mésusage existent pourtant bel et bien et ne sont pas négligeables : nausées, troubles cardiaques, convulsions, accidents vasculaires cérébraux, dépendance…
Les pharmanciens voient régulièrement débarquer des ados manifestement en quête de sensations.
Tandis que certains se shootent aux médocs un samedi soir de temps à autre pour rigoler ou planer, d’autres se gavent de cachetons seulement quelques jours par semaine. Lorsqu’il faut boucler un dossier, mettre le point final à un mémoire, gérer des journées à rallonge. «Au début des années 2000, quand apparaissent les « dopés du quotidien », ce sont essentiellement des golden boys, des personnes qui travaillent dans le milieu de la finance, des médias… se souvient le Dr Michel Hautefeuille, psychiatre et addictologue au centre Marmottan, à Paris. On constate aujourd’hui une sorte de démocratisation. Nous recevons dans nos consultations toutes les professions et toutes les hiérarchies.» Des enseignants, des coursiers, des cadres, entre 35 et 40 ans, des internes en médecine, des étudiants qui se dopent aux médicaments pour faire face à leur activité, rester performants des heures d’affilée, réussir des examens et se retrouvent très vite pris au piège. A l’occasion d’un léger coup de mou, ils se font prescrire un petit remontant. Puis, reboostés par les effets de celui-là, ils décident, seuls, de prolonger le traitement, de dépasser les doses recommandées, avant de sombrer dans une phase de mélanges et de dosages hasardeux.
«Du tout et n’importe quoi», décrypte Michel Hautefeuille. Des antidépresseurs pour avoir plus d’énergie, des sédatifs pour récupérer plus vite… Et tout ce qui peut tomber sous la main. «On commence à voir de plus en plus de cas de dopage à la Ritaline», constate le Dr Hautefeuille. La pilule destinée à traiter les troubles du déficit de l’attention et l’hyperactivité chez l’enfant fait partie de la famille des amphétamines. «De plus en plus de patients en demandent. Et elle se donne de plus en plus facilement», se désole le Dr Patrick Landman, psychiatre et président du collectif Stop DSM*.
Pour s’approvisionner, certains optent pour des circuits illégaux (trafic, achat auprès d’officines en ligne non autorisées). D’autres jouent le malade imaginaire en simulant le trouble. Signifier à son médecin que l’on a du mal à s’organiser peut suffire à entrer dans la case «trouble de l’attention adulte» aux contours si flous et à obtenir une prescription, déplore Patrick Landman. Les dégâts peuvent se faire sentir rapidement : troubles cardiaques, dépendance, accoutumance, augmentation des doses… «Ce n’est pas anodin», prévient le psychiatre. Pour autant, quelle que soit la substance dopante, il est possible d’en sortir. «Les prises en charge sont rapides ; en quatre à six mois, on arrive à régler la situation», rassure Michel Hautefeuille. La voie vers la guérison passe par un travail sur soi, un changement de sa gestion du stress, sa façon de travailler… Une pilule qui peut s’avérer autrement plus difficile à avaler.
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