Fleur Pellerin : pourquoi je signe le manifeste pour un Printemps républicain

Des personnalités de gauche publient dans « Marianne » en kiosques cette semaine un manifeste pour un Printemps républicain. Parmi elles, l’ancienne ministre de la Culture Fleur Pellerin. Elle nous explique pourquoi elle s’associe à cet appel et pourquoi, selon elle, les valeurs républicaines dont la laïcité sont aujourd’hui menacées.

Marianne : Pourquoi vous associez-vous à ce manifeste du Printemps républicain ?

Fleur Pellerin : C’est une question qui me taraude depuis longtemps. Non pas tant celle de la laïcité en soi que la manière dont on sort de l’incantation pour en tirer des conséquences sur les conditions du vivre-ensemble. Comment ne pas constater qu’un certain nombre de pratiques sont en train de se développer, qui dénotent une radicalisation de la pratique religieuse et qui vont, à mon sens, à l’encontre des valeurs de la République ? Ce sont des questionnements que j’ai abordés à plusieurs reprises avec mes collègues lorsque j’étais membre du Gouvernement. Beaucoup partageaient mes interrogations.

« Il n’y a plus d’espace pour une véritable discussion démocratique »

En quoi la laïcité est-elle selon vous menacée aujourd’hui ?

Il y a aujourd’hui deux discours qui paraissent s’opposer sur la laïcité. Entre les deux, il n’existe plus aucun espace pour un vrai débat public et démocratique. D’un côté, il y a une approche consistant à refuser la discussion, et selon laquelle tous ceux qui s’inquiètent des accommodements imposés à la laïcité sont des islamophobes et des racistes. Et de l’autre, ceux qui estiment qu’il n’y a aucun problème et que la laïcité est appliquée. Tous sont dans un déni total et refusent de voir la montée de la radicalisation d’un certain nombre de pratiques. Entre ces deux postures, depuis plusieurs années et parce que la précédente majorité a hystérisé le débat sur l’identité nationale ou sur la place de la religion dans la société, il n’y a plus du tout d’espace pour une véritable discussion démocratique sur des questions qui sont des menaces réelles pour le pacte républicain.

Les politiques ont-ils abandonné ce débat ?

Nous n’arrivons même pas à avoir une vision claire de ce que pensent les uns et les autres. Le but de ce manifeste est d’ouvrir un espace à ce débat qui aujourd’hui n’existe pas ou n’est pas pris en charge par ceux qui devraient l’animer comme les élus de la République et le gouvernement. Nous devons l’ouvrir pour que les citoyens puissent l’investir mais aussi que les responsables politiques prennent position avec courage. Je ne pense pas qu’il y ait de réponses évidentes, notamment sur les questions aujourd’hui récurrentes des pratiques religieuses dans l’entreprise ou les services publics, ou encore de l’accompagnement des enfants durant les sorties scolaires. Mais nous sommes toujours dans un niveau de langage qui est de l’ordre de l’incantation, sans réussir à proposer des réponses cohérentes qui soient conformes aux valeurs de la République dans le respect de la liberté de conscience.

Pas de véritable débat sur la laïcité au gouvernement

Au sein du Gouvernement, n’y a-t-il pas eu une prise de conscience de ces problématiques, voire une volonté de débattre et d’y apporter des solutions ?

J’ai eu le sentiment qu’il n’y avait pas de délibération collective. C’est pourtant un sujet qui intéresse l’ensemble des membres d’un exécutif, quel que soit leur portefeuille. Que ce soit en conseil des ministres ou en séminaire gouvernemental, il n’y a jamais eu de moment où cette question a été abordée de manière critique avec des points de vue qui se posent ou s’opposent dans une véritable débat. Il y a bien eu, après les attentats de Charlie Hebdo, des discussions sur la charte de la laïcité à l’école. Mais c’est un débat qui mérite bien mieux que de simples mesures d’opportunité. Les quelques réponses apportées ne forment pas un corpus intellectuel et philosophique qui permette de penser cette question dans son ensemble. C’est une chose de faire signer une charte de la laïcité, c’en est une autre de s’interroger sur l’irruption du fait religieux à l’école, par exemple. J’ai énormément d’amis, pédopsychiatres ou enseignants dans des zones d’éducation prioritaire ou dans des quartiers défavorisés, qui alertent depuis des années sur cette question, mais en vain. Dans mes souvenirs d’enfance, dans mon école primaire de quartier, il n’y avait jamais de bagarres ou de disputes d’enfants sur des questions de religion. Ce phénomène est très inquiétant. D’autant plus que les enseignants sont souvent démunis, et la raison en est simple : comme nous avons gelé ce débat, nous n’arrivons plus à mettre des mots dessus, à exprimer de manière claire et didactique des solutions. On rappelle certes les grands principes, mais cela n’aide pas à avancer. D’où l’urgence d’arriver à poser des mots sur les problèmes qu’engendrent par exemple les « accommodements raisonnables » aux principes de la laïcité à l’école. Il faut surtout essayer de dégager un consensus social et collectif sur ces questions. Je le répète : il n’y a pas de réponses évidentes. Pour les trouver, il faut avoir le courage d’en débattre de manière apaisée mais critique.

Justement, quelle est la place de la culture dans ce débat ? Dans un entretien à L’Obs, vous expliquiez que la « culture est la religion d’une société laïque ».

Les solutions sont bien sûr à aller chercher dans la détermination à ouvrir ces débats mais aussi dans l’éducation et la culture. Lorsque je dis que la culture est la religion d’une société laïque, c’est au sens étymologique du mot religion, « re-ligare », relier les hommes et les femmes entre eux. J’ai la conviction très forte que la culture et l’éducation sont les deux faces d’une politique qui peut raccrocher de nombreuses personnes à une réflexion sur le pacte républicain. Créer du lien qui ne soit ni du lien identitaire, ni communautaire, ni religieux pour trouver un dénominateur commun. C’est le propre du projet collectif et social de la nation française. Et la culture a cette puissance de rassembler de manière ni excluante, ni exclusive. Cela peut paraître théorique, dit comme ça, mais lorsque des enfants sont ensemble et font de l’improvisation théâtrale ou participent à un orchestre, cela permet de remettre la question religieuse à sa place, c’est-à-dire dans la sphère du privé. La socialisation doit s’opérer autour d’affinités autres que religieuses ou ethniques, par la culture et l’éducation. Cela permet surtout de construire un discours critique sur les religions ou les pratiques religieuses. La culture, à travers la littérature, le théâtre, le cinéma, permet aussi de faire comprendre à des jeunes des concepts très abstraits comme la laïcité ou les libertés fondamentales.

« Il ne faut pas dépassionner le débat mais le poser de manière sereine. »

Comment mettre en adéquation ce discours qui reste théorique avec les problématiques rencontrées sur le terrain ?

Nous avons besoin d’avoir des capteurs pour comprendre où nous en sommes. Si l’on prend l’exemple de l’irruption du fait religieux à l’école, lorsque l’on a ses enfants scolarisés dans des établissements qui ne connaissent pas ce type de problème, on peut ne pas percevoir ce qui est à l’œuvre ailleurs. Or, tous les acteurs de l’éducation artistique et culturelle sont au contact direct des enfants sur tout le territoire. Il faut s’appuyer sur eux. C’est ce que j’ai essayé de faire lorsque j’étais ministre de la Culture en favorisant la capillarité et le réseau de ces acteurs culturels. Cela permet de prendre la température de la situation, d’avoir des radars. Par exemple, les animateurs de MJC dans les quartiers en difficulté sont des gens qui savent très bien ce qui se passe dans les familles ou dans la tête des gamins, et cette connaissance est très précieuse. Ce sont aussi des relais extrêmement efficaces pour évoquer avec les jeunes les valeurs de la République, ce qui fait que nous sommes dans une même communauté de destin, ce qu’est être Français, c’est à dire le fait d’être reliés non pas simplement par une Histoire, un passé mais aussi et surtout par un avenir commun que nous voulons construire ensemble. La grande question est de se mettre d’accord sur les valeurs qui nous réunissent et sur la manière de les défendre. C’est aussi l’intérêt de ce Printemps républicain. Mettre des mots sur des concepts qui peuvent sembler abstraits et définir un guide d’action pour faire rayonner et partager ces valeurs républicaines. L’incantation, les invectives et les affirmations péremptoires tuent le débat public. Il faut maintenant se mettre d’accord sur le fond et sur les conséquences pratiques à en tirer sur les règles de la vie commune. Le Printemps républicain sera un succès si nous arrivons, non pas à dépassionner ce débat puisque c’est un débat passionnant, mais à le poser de manière sereine, en confrontant les conceptions des uns et des autres et en apportant des solutions intelligibles et efficaces. 

 

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